mercredi 14 novembre 2012

La Noce: Tchekhov en apesanteur

Au départ, La Noce est un vaudeville de Tchekhov, années 1885. Aucune raison de revisiter ce texte vénérable ? Il faudra poser la question à la sortie des représentations du Grand T. Lorsque, scotché par deux heures de jam-session biélorusse, vous vous demandez : au fait, c’était bien du théâtre, ce qu’on vient de voir ? Ou le prochain Kusturica tourné en apesanteur autour de la planète Mars ?
Du théâtre, ça l’est. La Noce, ça se lit en 15 minutes chrono. Un bon texte pour les classes théâtre, du concentré de Tchekhov, bouffon mais subtil dans l’art de dévoiler les misères humaines. Décidé à obtenir la dot convoitée, un marié russe se heurte aux manœuvres d’une belle-famille très rusée. Pour faire riche, on a recruté des figurants et même un marin de 82 ans payé 25 roubles pour jouer les excellences.
Créé pour le 150e anniversaire de la naissance de Tchekhov, avec le Théâtre Ianka Koupala de Minsk, le projet du metteur en scène Pankov est de la pure dynamite. Idée de base : injecter des jeunes artistes fous dans une troupe nationale académique. Faire durer le plaisir en forçant la dose sur les chansons à boire, les marins et les belles filles en maillot 1900. Faire jouer le texte en deux langues, russe et moscovite, sous-titrées en rouge et en vert. Étirer toutes les répliques, tous les personnages.
Image conductrice de cette mise en scène : le ballon de baudruche, qui autorise Pankov à gonfler démesurément le temps théâtral, à insuffler aux corps une présence (une beauté) surréelle, à tirer d’un violoncelle ou d’une guitare hawaïenne des états de pure hypnose. Puis surgit soudain… Joseph Staline. Invité d’honneur (façon lapin Duracell en fin de course) d’une noce de fauchés, mais artistiquement milliardaire.
Daniel Morvan.
Ce jeudi 15 novembre 2012 au Grand T à 20 h, vendredi 16 à 20 h 30 et samedi 17 à 19 h.

jeudi 4 octobre 2012

Ce que je n’entends pas, ou la malchance de Charles Cros

Toute invention est aussi une histoire de génies floués par la course aux brevets. C’est ainsi que le génie mélancolique Charles Cros se trouva dépossédé de son invention, pour laquelle il déposa un brevet en décembre 1877, coiffé sur le poteau par Edison qui présenta le premier phonographe à l’Académie des sciences en mars 1878. Poète malchanceux, méprisé de Rimbaud, malheureux en amour, inventeur raté, le gracieux Charles Cros n’eut pas davantage de chance avec le procédé de photographie autochrome qu’il déposa en 1879. 

Mais c’est moins son destin d’inventeur qui intéresse Yaël Pachet que sa cohérence phénoménologique : pour elle, tous les inventeurs ont en commun « certaines questions à propos de l’existence qui ont exigé d’eux une réponse mécanique précise. C’est la coordination de leurs angoisses qui confère à la machine finalement inventée la mission existentielle qui lui est propre. »
Quelle est cette mission ? 
Hypothèse psychanalytique : le phonographe aurait été inventé par Charles Cros pour couvrir la voix insupportable de son père, et, pourquoi pas, dissimuler « l’inaudible, l’invisible, l’insupportable réalité de la mort ». 
Ou encore : l’idolâtrie du son recouvre ce dont il est la reproduction. Le son enregistré masque l’introuvable objet que recherche inconsciemment le collectionneur de 78 tours (« une voix qui lui était chère ? Une parole salvatrice ? Une présence ? »).

Une crise du son


Ce lien entre la voix enregistrée et la mort est de fait à l’origine de ce livre: « Ce livre raconte une passion que j'ai éprouvée (et que j’éprouve toujours) pour les outils d'enregistrement sonore au cours d’une véritable "crise du son" qui s’est emparée de moi jusqu'à l'obsession et m’a conduite à explorer les prémisses de l’enregistrement : les premiers phonographes, les premiers cylindres... Écouter est devenu pendant l’écriture du livre la chose la plus importante du monde. J’ai commencé par tenir un journal du son où j’essayais aussi bien de retranscrire le bruit d’une chasse d’eau que d’attraper au vol les paroles des passagers dans un bus. 
"Le goût pour les sons enregistrés, poursuit l’auteur, recouvre une passion morbide pour les objets du passé,  c’est comme plonger au cœur des ténèbres. Ce qu’on écoute, je le pense, recouvre systématiquement quelque chose que l’on n’entend pas ou que l’on ne veut pas entendre. Mais il faudrait un mot entre « écouter » et « entendre » pour décrire notre monde sonore intime et lui rendre hommage de façon correcte."
Dans cette histoire d’obsession, où les notations primesautières allègent l’exigeante ambition de «penser le son», la voix enregistrée détrône toute image. Elle occupe toute la place, révèle la présence aveugle d’un continent sonore insoupçonné, pour conférer à l’enregistrement un pouvoir de transsubstantiation et de transvasement de l’esprit. Comme dans cette écoute fusionnelle, pleine de compassion, d’un disque de Mathilde en Juillet : « j’accueille ainsi dans mon corps l’onde vibrante de Mathilde, elle s’écrit en moi, comme s’écrivent en moi tous les disques que j’écoute ».
Ce monde sonore est un univers de révélation et de projection, à l’image des scènes que fait naître le pianola joué par Albertine (dans La Prisonnière) sur les murs de la chambre du narrateur de Proust. L’écoute du phonographe, dans une démarche sauvée du morbide par le pittoresque de la description, atteint la dimension épique d’une expédition de l’ouest américain, dans un « îlot de conservation du passé »: une boutique improbable, un musée du phono à licence IV du fond de la Sarthe. A son terme, une expérience métaphysique où l’écoutant devient l’écouté : « ce que j’avais deviné dans la musique (…) que tout se passe comme si le disque vous écoutait, comme si, de l’intérieur du puits où j’aimais tomber, elle tendait elle aussi l’oreille vers son auditeur, le pavillon de la machine parlante, grande oreille, fleur attendant le dard, me le confirmait. La musique m’écoutait. »
 La vie de Charles Cros semble avoir épousé cette destinée du son, puisqu’il se vécut comme « un homme mort, tout au long de sa vie ». Et le son a partie liée avec les ombres : « La mort, c’est ainsi que je l’entends, est pour l’enregistrement sonore une affaire personnelle : à chaque fois que j’écoute un disque, son ombre parmi les ombres musicales colore les murs de mon espace intime, les fait siens. Comme Charles, le son enregistré est mort bien avant de mourir, ce qui ne gâche en rien sa fraîcheur, au contraire, c’est comme si la jeune fille et la mort n’étaient qu’un seul et même personnage aux deux visages. »

Daniel Morvan

Yaël Pachet : ce que je n’entends pas. Editions Aden, 94 pages, 14€. Dist. Les Belles Lettres.

jeudi 26 avril 2012

Premières pages de mon roman "Marquises"


Marquises


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« Si vous achetiez un de ces beaux caramels, dit-elle, en s’arrêtant devant un magasin rose et luisant comme une boîte de baptême.
Simone de Beauvoir : L’Invitée


La ville de L***, sur le rivage nord du Pays des Forêts, ne ressemble pas aux métropoles spécialisées de la Baie des Anges, de Macao ou de notre côte sud si attachée pourtant au travail : nul tripot où, dans une ambiance excitante de plaisir et de facilité, un peuple d’oisifs et de maniaques se laisse fasciner par l’idée du coup heureux qui procurerait en une seconde ce qu’une vie de labeur n’accorde pas, et surtout le rang social élevé qui relève aussi du hasard. Pourtant, l’accident auquel j’ai si mal survécu ressemble lui aussi à une faveur pure du destin, une sorte de ticket gagnant qui efface de ma vie un quart de siècle de besogne ingrate et, me libérant de tout surmoi littéraire, m’offre la page vierge de l’amnésie.
Je dirai donc sans détour, suivant les conseils de Madame de Genlis, l’auteur de qui je prends toujours conseil, que je m’apprêtais à entrer dans une boutique d’antiquités lorsque je fus violemment projeté contre sa vitrine. La scène se situe, je l’ai dit (on me verra souvent me répéter) dans une petite cité portuaire du nord, près de laquelle se trouve le château de Penarland, dont le nom fait parfois sourire les amateurs de calembours.
Le besoin de trouver du fixe, du pérenne s’éprouve partout, même dans ces petites villes où des vitrines offrent des objets qui outrepassent la valeur marchande, condensent la mémoire historique et offrent aux grands oublieux que nous sommes de quoi nous souvenir des temps passés. C’est donc avec raison que je me trouvais là ; ma présence sur la trajectoire d’une voiture folle ne devait rien au hasard. Je devais y chercher ma chance.
J’ai, dans cette vitrine, supposé de nombreux objets possibles de curiosité : une aquarelle Belle époque, un suspensoir chirurgical à verres objectifs, un pèse-esprit à cardans, une simple machine à écrire de marque Underwood. Je me souviens pourtant que, depuis ce point élevé de la ville, où se trouvait un mail, une promenade, le regard embrassait le port et au-delà de la digue qui le protège, percevait les lames écumeuses qui bondissaient en joyeuses aigrettes. Deux hommes passèrent, je saisis au vol une bribe de conversation : une femme avait passionnément aimé l’un d’entre eux, avait été trouvée morte de froid dans une rue de Saint-Pétersbourg, où il faudrait aller chercher son corps pour « la coucher dans notre cher Pays des forêts », ce qui me semblait échappé de quelque livre.
Si j’ai éprouvé dans ma vie plusieurs accidents, celui qui m’a ôté la mémoire est d’autant plus marquant que je me le rappelle. Me souviens-je seulement d’une lecture en croyant avoir un souvenir ? Suis-je victime de ces fameux souvenirs-écrans dont Hans Sachs, mon analyste, m’a parlé ? Quoi qu’il en soit, le bruit de l’automobile folle qui pulvérise la vitrine devant laquelle je me trouve n’est pas sorti d’un roman. S’y associent des images heurtées et mouvementées, que j’ai collectées parmi les papiers datant de ma longue convalescence : Hurlement de pneumatiques. Fracas d’une collision. Stridence d’un avertisseur bloqué. Sirène des sapeurs-pompiers et des ambulances. La voiture qui vous percute. Me voilà comme éparpillé au sol, tentant d’organiser mes perceptions et de comprendre ce que dit cet homme casqué agenouillé près de moi, qui m’emmaillote dans une couverture de papier doré semblable à un emballage de cadeaux.
Que me dit-il, ce sapeur-pompier ? Il me montre un feuillet. C’est votre écriture, la reconnaissez-vous ? Sur cette page de calepin, il y  une adresse. Le pompier vous demande : Vous aviez ce papier dans la main ; sur ce papier, le nom d’une femme, Louise de Penarland ; connaissez-vous cette personne ? Est-elle de votre famille ? Souhaitez-vous qu’on appelle ce numéro de téléphone ?
Et puis aussitôt après, le temps ne répondant plus aux phénomènes physiques d’étirement, d’écoulement, mais seulement à celui de la simultanéité, la voilà. Elle. Vous n’avez aucune notion de ce qui s’est passé entre la question et son arrivée, à cette femme. Vous ne le savez pas : vous n’avez eu qu’un mot pour répondre à la question du secouriste. Vous avez juste dit : Marquise.
Depuis la civière, je ne vois que ses jambes. Aussi bien je serais mort avec cette image dans les yeux, les jambes et le tailleur rose. Et puis sa main aux ongles laqués, serrée sur un trousseau de clefs avec le sigle de la voiture, l’étoile à trois branches.
Elle sera bientôt dans mes premiers souvenirs d’hôpital. Pourquoi vient-elle ? Mon cerveau ne peut pas se poser cette question. Il regarde seulement. Il regarde ses genoux quand elle s’asseoit devant moi, qui suis harnaché de perfusions et de capteurs collés sur la poitrine et sur le crâne enturbanné. L’infirmière dont je saurai bientôt le prénom, Dolorès, passe régulièrement pour me faire les tests, quelle année sommes-nous, pouvez-vous additionner ces deux chiffres ; devant moi, sous mes yeux, se tient la dame silencieuse.
Dans le coma, celui qui va suivre l’accident, j’aurai des rêves aériens. Je planerai dans la crinoline volante d’une marquise. Son visage me dira quelque chose. Ses cheveux aussi. Elle me sourira comme quelqu’un qui vous réserve une surprise. Elle souriait déjà ce soir-là, quand elle s’est baissée vers moi, étendu dans une couverture dorée, pour me dire : je ne pensais vraiment pas vous retrouver dans de pareilles circonstances.
*
Nombreux ont laissé des mémoires contenant l’histoire de leur existence entière, ou d’une suite d’années si longue qu’elle approche de toute une vie. Mes souvenirs ne remontent guère au-delà d’une douzaine d’heures, après quoi toute remémoration devient du roman. Baptiser celui-ci « mémoires » serait donc mentir. J’use, pour retenir les moments oubliés, de réminiscences, objets, livres, notes hâtivement griffonnées ; un mémorial de paperolles et de billets qui éveillent, par associations, de fugaces palpitations du passé. Tel est le destin des amnésiques, contraints pour se survivre d’écrire chaque jour leurs mémoires. Et de les oublier dans le même mouvement.
Mon cerveau ne peut ordonner une histoire dans l’ordre chronologique. Sur l’étendue d’une vingtaine d’années d’écriture du même livre, je peux dater chaque paragraphe, dire quelle idée m’a réveillé au milieu de la nuit, à quel moment j’ai pris un café pour écrire, pourquoi j’ai biffé, raturé, surchargé, supprimé, regretté de l’avoir fait, rétabli une version antérieure. Je pourrais vivre mille ans que ce manuscrit serait encore sur ma table, comme il l’est depuis tant d’années déjà. Mais quant à l’accident, ma vie antérieure, rien de nouveau : je puis récrire sans cesse mes souvenirs, cela ne me fait pas souvenir davantage.

Trépans et tarières ont foré l’os. Les traitements de texte ont digéré ce livre à mesure qu’il s’écrivait, et avec lui la réalité aussi a été consommée, transformée, détruite.
Mes pensées ont cependant conservé la liberté des images fugaces, libres comme le rêve, qui traversent le cortex d’un comateux. L’amnésie n’affecte pas l’imagination. Les pensées se dilatent et, comme un aérostier qu’emporte un ballon d’air chaud, je me laisse dériver au fil des courants aériens.
Heureux homme qui dispose encore de souvenirs, oserais-tu te plaindre qu’ils ne se présentent pas tout ordonnés sur la page, disciplinés comme dans un roman ? Mon auteur préféré, la mémorialiste Madame de Genlis, m’a appris à tirer parti des petits moments perdus et des choses contées par les voyageurs sur leurs voyages, les artistes sur leurs arts, toutes personnes ennuyeuses par ailleurs mais précieuses dans ce qu’elles savent ; de même, quelques souvenirs ternes et sans couleur peuvent, une fois choisis et réunis, nous apprendre beaucoup.


mardi 6 mars 2012

Adieu à Arthénice


Ce texte avait été lu aux funérailles de Mathilde.

Pour changer un peu des trucs tragiques, j’avais écrit un petit refrain pour toi :

Je voudrais que la marchande me dise bonne semaine Simone
Ou bien qu’elle me dise : tout de même quel bel automne
Je voudrais aussi qu’elle me dise bonne année René
Mais la marchande me dit toujours bonne journée.


Ce refrain reste suspendu dans l’air, comme la pièce de théâtre que nous allions créer, Traces de Khôl. Nous étions tellement heureux d’imaginer tes copines comédiennes, Léa, Lucie, Morwenna dans leurs différents rôles.

Tu avais peur que j’aie peur. J’avais peur que tu voies que j’avais peur.

Je n’ai même pas eu le temps d’encadrer l’affiche des Parapluies de Cherbourg offerte à Noël.

Tu m’a démontré que Benjamin Biolay est un vrai chanteur.

Tu ne croyais pas à la mort, puisque tu étais la musique et la grâce dans leur pureté intense. Mais le mélanome n’est pas mélomane.

A l’Hôtel-Dieu, tu as fait le mur en pyjama avec ta voisine de chambre (pompe à morphine sous le bras), pour aller au concert.

Tu taquinais les chirurgiens sur l'imprécision de leur vocabulaire, quand ils disaient : « tu branches ce truc-là sur ce machin ».

Tu avais une conversation délicieuse.
Tu disais des choses marrantes, touchantes, comme :
« Est-ce que les neurochirurgiens, quand ils font leur footing, se racontent des histoires de cerveau ?»
« Mes parents, vous êtes mes meilleurs amis » ;
« Il y a dans la nature humaine quelque chose qui fait qu’on espère toujours » ;
« pour certaines personnes, le cancer est la chance de leur vie » ;
« je prépare ma légende » ;
« 25 ans de bonne santé, c’est pas mal déjà » ;
« C’est sûr maintenant, juillet n’est pas un mois comme les autres » ;
« je me sens pleine de patience et d’amour, je me sens comme mère Térésa » ;
« Je vais prier. Pour moi. On ne sait jamais »


Ton côté grande marquise, tenant salon dans le hall de l’hôpital, comme l’impératrice Plotine. Tu m'as piqué le portrait de Madame Récamier. Tu m’as aussi piqué une diapositive, pour en faire ta première chanson.

Je me souviens de ton sommeil paisible dans le jardin, avec la nature qui t’entoure, te protège de toutes ses forces, comme un paravent d’oiseaux, un bouclier de fleurs, une barrière de parfums.

"Ce qui est fascinant, c’est la dernière fois. Saurons-nous quand nous serons pris en photo pour la dernière fois ? Le savons-nous quand nous voyons une personne pour la dernière fois ? La dernière phrase d’un livre a plus d’importance que la dernière".

Ta réponse à la maladie fut la couleur rose, le rose Jacques Demy.
Rose la robe de chambre,
rose le turban,
rose, les langoustines,
rose, le rosé.
Rose, ta belle robe de scène cop. Copine dont tu étais si fière et qui est aujourd’hui ta dernière robe.

Adieu ma fille adorée, toi qui ne croyais pas en la mort.
Tu nous as tant donné que nous ne manquerons de rien pour poursuivre le chemin, sans toi mais avec toi.

Sache aussi que ton frère Louis est beau et fort dans l’épreuve. Il a posé sa tête sur mon épaule, a versé ses larmes et s’est redressé comme un vrai samouraï.
Il t’admirait en silence.

Adieu ma jolie Arthénice.
Tu étais aussi ma meilleure amie.

Les citations de la co-location





Mathilde et Léa ("Simone et Bertille", sur la sonnette d'entrée) louaient un appartement des plus demyesques, rue Rosière d'Artois à Nantes. Mathilde notait sur sa page Facebook quelques moments de fou-rire partagé avec sa chère et fidèle complice.
"-j'aimerai bien avoir un groupe!
-mais on est un groupe! A partir de deux ça fait un groupe"

"On est chianteuse alcolloc!"

"Tinquiète, la pièce va marcher, et puis c'est sans compter le bouche à bouche."

"elle sortait avec un mec qui mixait tu vois, un mixeur"

"j'me souviens même plus de la dernière fois que j'ai eu un trou noir..."

" ça commence à me pomper la ciboulette"

"- léa tu veux pas qu'on achète un porte vaisselle?
- non
- pourquoi?
- par gout du risque"

"- Léa, je crois qu'on est en plein déclin...
- qui ça? nous deux ou le monde en général?
- nous en général"

"on rigole tellement... je comprend pas pourquoi on a pas + d'abdos"

-il paraît qu'un p'tit verre de vin par jour c'est bon pour la santé.
-Ben nous on a notre quota pour la vie je crois.

-moi je veux pas d'un mec branché, je veux un plouc, un has been qui aime Michel Berger et Michel Legrand!

À propos de moi :
"on est jamais si heureux ni si malheureux qu'on imagine"
Livres préférés :
Mai 69 de Daniel Morvan
Maximes de La Rochefoucaud
Platonov de Tchekhov

à ma fille








Très chère Mathilde,

Je ne sais pas grand chose de toi. Comme tant d’événements qui te font désormais une légende, tu es entrée dans ma vie un matin de juillet dernier. Ton père avait lu un livre que je faisais paraître. Nous avons correspondu. Il m’a parlé de toi. Je me souviens que j’étais à la campagne. C’était le matin. La fenêtre de ma chambre était grande ouverte. Le soleil était éclatant, et l’odeur du bois en dessous presque étourdissante. Tu portais le prénom que j’avais donné à l’héroïne d’un livre après lequel je n’avais plus écrit pendant dix ans. Tu aimais La Rochefoucauld et la musique que j’aime tant, l’un et l’autre. Tu avais un amoureux. Tu composais des chansons. Ta vie était toute rayonnante, et menacée. Ton père et moi, nous t’avons nommée la belle Arthénice, comme les nymphes et les dames du Grand Siècle qui tenaient salon, qui voulaient que l’esprit et la beauté fussent une loi du monde. Je ne crois pas qu’il y ait un jour depuis ce matin de juillet où je n’ai pas pensé à toi. J’ai admiré ta force, ta grâce imparable, cette extraordinaire négation du laid, de la mort, de la tristesse, dont tu devenais de plus en plus l’image, comme le laid, la tristesse et la mort auraient voulu avoir raison de toi. Comme j’aime cette photo où tu enregistres ton disque et où tu poses sur celui qui te photographie ton regard clair de très jeune femme que rien ne brisera. J’ai redouté le combat que tu menais. Ton père m’a dit que tu ne croyais pas à la mort. Comment aurais-tu pu ? Tu voulais et tu incarnes de la vie chacune de ces beautés improbables qui ne sont pas la mort.

Tous les matins du monde sont sans retour, Mathilde, et un matin de janvier t’a emportée. Je ne t’ai jamais rencontrée. Nous n’avons pas eu le temps. J’ai entendu ta voix et je l’écoute encore en t’écrivant. J’avais pensé que je t’écrirais une chanson. Les matins du monde sont sans retour : ta voix ne s’emparera pas de mots que j’aurais inventés pour elle. Mais ta voix demeure, et ce que ton regard clair dit. Tu me manques déjà. Comme tu dois manquer à tes parents, à ta sœur, à ton frère, à tes amis, à ceux que tu aimais. Comme je songe à vous, mes amis, ce matin, et comme votre peine demeurera la mienne. Belle Arthénice, tu as jusqu’au bout envoyé promener toutes les ténèbres et la laideur que nous laissons si souvent s’insinuer en nous. C’est à nous maintenant de te faire vivre encore et longtemps. Nous souvenir de toi, ce n’est rien. Nous allons essayer d’être dignes de toi. Nous allons mettre des mois de juillet partout, et ta voix, et la musique qui faisait de toi une princesse, et ton rire, et ton ironie, ta douceur, cette façon de ne pas s’en laisser compter par ce qui voudrait nous grignoter et nous faire peur, nous tenterons d’en remplir nos jours. Voilà, ce matin, parce que ta voix résonne en nous, mais que tu n’es plus tout à fait là, parce que tu avais vingt-cinq ans, parce que tu aurais tenu salon et enchanté les tiens longtemps sans un matin de janvier, nous nous moquerons des matins qui ne reviennent pas. Nous allons vivre pour l’éternité du soleil, pour une jeune femme qui croise les jambes sur une bergère au milieu des gravats, qui hausse à ses lèvres une tasse de thé en souriant, qui est la vie. Ta vie trop courte, belle Arthénice, nous allons essayer de la rendre longue, très longue.

Message de Laurence, lu aux funérailles de Mathilde

Dominique A: Les treize titres de "Vers les lueurs" (album 2012)



Voix haut perché, mode sombre et tendu, exigence littéraire dans le droit fil de Manset, Murat : le Dominique A de 2012 est un bon cru - un quintette à vents ajoutant une tonalité boisée et baroque aux sons électriques. Le chanteur commente ses nouvelles chansons, titre par titre.
1 : Contre un arbre. « Oublie la ville : Une vraie déclaration d’intention en début d’album. Guitares électriques, hautbois et basson sont associés comme dans tout le disque, enregistré en son « direct ». Dans la vie, le Nantais Dominique A n’oublie pas sa ville : « je ne me réinstalle pas à Nantes, mais j’ai envie d’être là. Je me sens apaisé et serein, ici. » Avec vue sur la Loire.
2 : Rendez-nous la lumière. « Une chanson lyrique, voire pompière, pour dire les regrets de l’homme d’avoir saccagé son univers. » Le premier single du 9e album.
3 : Ostinato. « Des bruits de verre, un enfant qu’on entend pleurer dans une maison. Un titre marqué par mon obsession de la fuite. »
4 : Parce que tu étais là. « Une mélodie d’amour boisée, inspirée d’un roman où j’ai trouvé cette idée : Au-delà de tout romantisme, le fond de l’affaire tient à ce constat objectif : je suis venu vers toi parce que tu étais là. »
5 : Parfois j’entends des cris. « J’ai pensé au travail jazzy de Comme à la radio, de Brigitte Fontaine. C’est le morceau de bravoure scénique du disque. »
6 : Close West. « Cette chanson évoque mon ouest proche, celui de Beslé-sur-Vilaine, près de Massérac et Guipry. J’y ai toujours une maison de famille. C’est un lieu d’enfance lointain et proche, à cheval entre les deux départements. Quand je passe en train, si j’oublie de regarder la Vilaine, j’ai l’impression d’avoir raté mon voyage. »
7 : Loin du soleil. « C’est mon Enfant du Pirée [la chanson de Dalida] à moi ! J’ai voulu une chanson chaloupée et suave. Elle raconte un désir de douceur. J’aime les deux, le côté à vif du rock et la nonchalance jazzy, avec (comme tout l’album) un son live, travaillé en résidence à Fouesnant. »
8 : Quelques lumières. « Parmi la vingtaine de chansons de départ, cette chanson pop a d’abord été écartée. On me disait qu’elle méritait d’être sur le disque : il y avait quelque chose à faire. Ce n’est pas toujours le cas. J’ai voulu faire une reprise de Ma jeunesse enfuie, d’Yves Simon. David Euverte (arrangeur) m’a dit : je ne peux rien faire pour celle-là. »
9 : Vers le bleu. « Une histoire de mauvais garçon. Elle ne parle pas de mon frère, je suis fils unique. Je ne sais pas d’où ça vient. D’un roman de Dominique Fabre. Cette chanson est une petite nouvelle. En répétitions, elle est partie vers un son très « Motown ». J’aime bien ce côté sucré-salé de la pop, une histoire sombre sur une musique gaie. Ce n’est pas ma préférée… Pourtant, elle sera sans doute un single ! »
10 : La Possession. « C’est le nom d’une localité de la Réunion. Cette chanson assemble des images éparses sur une pulsation afrobeat, avec les arrangements à la Ravel de David Euverte. »
11 : Ce geste absent. « Un slow classique à la Christophe. »
12 : Le Convoi. « Quatre accords en boucle, des images de jungle birmane, une envolée d’instruments. »
13 : Par les lueurs. « Les trois dernières chansons du disque, comme celle-ci, sont des boucles de quatre accords non-évolutives. Celle-ci collecte une série de flashs sur l’envie d’être traversé par des euphories, des bonheurs impalpables. »
Daniel Morvan
Vers les lueurs, sortie le 26 mars 2012. Dominique A en concert au Lieu Unique (Nantes), jeudi 12 avril à 20 h 30 (18 €/25 €). Avec en première partie, « La Fossette » (premier album du chanteur) en live. Réservation : tél. 02 40 12 14 34.