mardi 6 mars 2012

à ma fille








Très chère Mathilde,

Je ne sais pas grand chose de toi. Comme tant d’événements qui te font désormais une légende, tu es entrée dans ma vie un matin de juillet dernier. Ton père avait lu un livre que je faisais paraître. Nous avons correspondu. Il m’a parlé de toi. Je me souviens que j’étais à la campagne. C’était le matin. La fenêtre de ma chambre était grande ouverte. Le soleil était éclatant, et l’odeur du bois en dessous presque étourdissante. Tu portais le prénom que j’avais donné à l’héroïne d’un livre après lequel je n’avais plus écrit pendant dix ans. Tu aimais La Rochefoucauld et la musique que j’aime tant, l’un et l’autre. Tu avais un amoureux. Tu composais des chansons. Ta vie était toute rayonnante, et menacée. Ton père et moi, nous t’avons nommée la belle Arthénice, comme les nymphes et les dames du Grand Siècle qui tenaient salon, qui voulaient que l’esprit et la beauté fussent une loi du monde. Je ne crois pas qu’il y ait un jour depuis ce matin de juillet où je n’ai pas pensé à toi. J’ai admiré ta force, ta grâce imparable, cette extraordinaire négation du laid, de la mort, de la tristesse, dont tu devenais de plus en plus l’image, comme le laid, la tristesse et la mort auraient voulu avoir raison de toi. Comme j’aime cette photo où tu enregistres ton disque et où tu poses sur celui qui te photographie ton regard clair de très jeune femme que rien ne brisera. J’ai redouté le combat que tu menais. Ton père m’a dit que tu ne croyais pas à la mort. Comment aurais-tu pu ? Tu voulais et tu incarnes de la vie chacune de ces beautés improbables qui ne sont pas la mort.

Tous les matins du monde sont sans retour, Mathilde, et un matin de janvier t’a emportée. Je ne t’ai jamais rencontrée. Nous n’avons pas eu le temps. J’ai entendu ta voix et je l’écoute encore en t’écrivant. J’avais pensé que je t’écrirais une chanson. Les matins du monde sont sans retour : ta voix ne s’emparera pas de mots que j’aurais inventés pour elle. Mais ta voix demeure, et ce que ton regard clair dit. Tu me manques déjà. Comme tu dois manquer à tes parents, à ta sœur, à ton frère, à tes amis, à ceux que tu aimais. Comme je songe à vous, mes amis, ce matin, et comme votre peine demeurera la mienne. Belle Arthénice, tu as jusqu’au bout envoyé promener toutes les ténèbres et la laideur que nous laissons si souvent s’insinuer en nous. C’est à nous maintenant de te faire vivre encore et longtemps. Nous souvenir de toi, ce n’est rien. Nous allons essayer d’être dignes de toi. Nous allons mettre des mois de juillet partout, et ta voix, et la musique qui faisait de toi une princesse, et ton rire, et ton ironie, ta douceur, cette façon de ne pas s’en laisser compter par ce qui voudrait nous grignoter et nous faire peur, nous tenterons d’en remplir nos jours. Voilà, ce matin, parce que ta voix résonne en nous, mais que tu n’es plus tout à fait là, parce que tu avais vingt-cinq ans, parce que tu aurais tenu salon et enchanté les tiens longtemps sans un matin de janvier, nous nous moquerons des matins qui ne reviennent pas. Nous allons vivre pour l’éternité du soleil, pour une jeune femme qui croise les jambes sur une bergère au milieu des gravats, qui hausse à ses lèvres une tasse de thé en souriant, qui est la vie. Ta vie trop courte, belle Arthénice, nous allons essayer de la rendre longue, très longue.

Message de Laurence, lu aux funérailles de Mathilde

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