jeudi 4 octobre 2012

Ce que je n’entends pas, ou la malchance de Charles Cros

Toute invention est aussi une histoire de génies floués par la course aux brevets. C’est ainsi que le génie mélancolique Charles Cros se trouva dépossédé de son invention, pour laquelle il déposa un brevet en décembre 1877, coiffé sur le poteau par Edison qui présenta le premier phonographe à l’Académie des sciences en mars 1878. Poète malchanceux, méprisé de Rimbaud, malheureux en amour, inventeur raté, le gracieux Charles Cros n’eut pas davantage de chance avec le procédé de photographie autochrome qu’il déposa en 1879. 

Mais c’est moins son destin d’inventeur qui intéresse Yaël Pachet que sa cohérence phénoménologique : pour elle, tous les inventeurs ont en commun « certaines questions à propos de l’existence qui ont exigé d’eux une réponse mécanique précise. C’est la coordination de leurs angoisses qui confère à la machine finalement inventée la mission existentielle qui lui est propre. »
Quelle est cette mission ? 
Hypothèse psychanalytique : le phonographe aurait été inventé par Charles Cros pour couvrir la voix insupportable de son père, et, pourquoi pas, dissimuler « l’inaudible, l’invisible, l’insupportable réalité de la mort ». 
Ou encore : l’idolâtrie du son recouvre ce dont il est la reproduction. Le son enregistré masque l’introuvable objet que recherche inconsciemment le collectionneur de 78 tours (« une voix qui lui était chère ? Une parole salvatrice ? Une présence ? »).

Une crise du son


Ce lien entre la voix enregistrée et la mort est de fait à l’origine de ce livre: « Ce livre raconte une passion que j'ai éprouvée (et que j’éprouve toujours) pour les outils d'enregistrement sonore au cours d’une véritable "crise du son" qui s’est emparée de moi jusqu'à l'obsession et m’a conduite à explorer les prémisses de l’enregistrement : les premiers phonographes, les premiers cylindres... Écouter est devenu pendant l’écriture du livre la chose la plus importante du monde. J’ai commencé par tenir un journal du son où j’essayais aussi bien de retranscrire le bruit d’une chasse d’eau que d’attraper au vol les paroles des passagers dans un bus. 
"Le goût pour les sons enregistrés, poursuit l’auteur, recouvre une passion morbide pour les objets du passé,  c’est comme plonger au cœur des ténèbres. Ce qu’on écoute, je le pense, recouvre systématiquement quelque chose que l’on n’entend pas ou que l’on ne veut pas entendre. Mais il faudrait un mot entre « écouter » et « entendre » pour décrire notre monde sonore intime et lui rendre hommage de façon correcte."
Dans cette histoire d’obsession, où les notations primesautières allègent l’exigeante ambition de «penser le son», la voix enregistrée détrône toute image. Elle occupe toute la place, révèle la présence aveugle d’un continent sonore insoupçonné, pour conférer à l’enregistrement un pouvoir de transsubstantiation et de transvasement de l’esprit. Comme dans cette écoute fusionnelle, pleine de compassion, d’un disque de Mathilde en Juillet : « j’accueille ainsi dans mon corps l’onde vibrante de Mathilde, elle s’écrit en moi, comme s’écrivent en moi tous les disques que j’écoute ».
Ce monde sonore est un univers de révélation et de projection, à l’image des scènes que fait naître le pianola joué par Albertine (dans La Prisonnière) sur les murs de la chambre du narrateur de Proust. L’écoute du phonographe, dans une démarche sauvée du morbide par le pittoresque de la description, atteint la dimension épique d’une expédition de l’ouest américain, dans un « îlot de conservation du passé »: une boutique improbable, un musée du phono à licence IV du fond de la Sarthe. A son terme, une expérience métaphysique où l’écoutant devient l’écouté : « ce que j’avais deviné dans la musique (…) que tout se passe comme si le disque vous écoutait, comme si, de l’intérieur du puits où j’aimais tomber, elle tendait elle aussi l’oreille vers son auditeur, le pavillon de la machine parlante, grande oreille, fleur attendant le dard, me le confirmait. La musique m’écoutait. »
 La vie de Charles Cros semble avoir épousé cette destinée du son, puisqu’il se vécut comme « un homme mort, tout au long de sa vie ». Et le son a partie liée avec les ombres : « La mort, c’est ainsi que je l’entends, est pour l’enregistrement sonore une affaire personnelle : à chaque fois que j’écoute un disque, son ombre parmi les ombres musicales colore les murs de mon espace intime, les fait siens. Comme Charles, le son enregistré est mort bien avant de mourir, ce qui ne gâche en rien sa fraîcheur, au contraire, c’est comme si la jeune fille et la mort n’étaient qu’un seul et même personnage aux deux visages. »

Daniel Morvan

Yaël Pachet : ce que je n’entends pas. Editions Aden, 94 pages, 14€. Dist. Les Belles Lettres.