samedi 4 mai 2013

"Entrée du personnel": le travail est un thriller

C’est une histoire aussi incroyable que vraie: des femmes et des hommes plongés dans un cauchemar sans issue. Superproduction américaine? Non, documentaire. Haletant comme un thriller. 


"Entrée du personnel". Manuela Frésil aurait pu l’appeler « Usine », mais tant de films s’appellent déjà « Usine ». Parce que le sujet est universel, et que le problème est à peu près aussi vieux que le cinéma. Qui n’a en tête les images des Temps modernes de Charles Chaplin, celles où Charlot passe dans le tapis roulant pour serrer un boulon et, à la sortie, frappé de folie, serre le nez de son camarade de travail. C’est à un exercice semblable que Manuela Frésil invite les ouvriers d’un abattoir, qui exécutent à vide les gestes répétitifs de leur poste.
Mais, dans ce film produit par Ad Libitum et coproduit par Télénantes (avec Mil Sabords et Yumi production), elle montre aussi la réalité de la chaîne: cette réalité dépasse toute fiction.

Et pourtant, son projet n’était pas de dénoncer la folie du productivisme. L’accélération des cadences, provoquée par une concurrence absurde qui pousse au toujours plus, à la surproduction, à la dévalorisation des marchandises, à l’intensification de la pression sur le travail. « Je voulais d’abord voir ce que ça fait aux bêtes d’être tuées à cadence industrielle, mais très vite la question s’est déplacée. Parce que la tuerie n’est qu’une toute petite partie de l’usine, essentiellement consacrée à la transformation de la viande. »

La réalisatrice s’étonne même que son film, construit comme un suspense, fasse peur: le scénario nous fait passer progressivement de la fin de la chaîne à son début, jusqu’à l’acte d’abattage. « J’ai vite constaté qu’il y avait un effet miroir: un ouvrier me disait: je coupe la dinde là (à la naissance de l’aile) et j’ai mal là (à l’épaule). C’était très troublant. En entrant dans ma première usine, je n’ai rien vu. C’est un lieu sidérant, très difficile à regarder. C’est mon cameraman, avec son œil aiguisé, qui a su filmer les ouvriers. En visionnant les rushes, j’ai reçu comme un coup de massue. J’ai compris que la question était moins celle de la mise à mort que de la souffrance au travail, à une époque où l’on disait: il n’y a plus d’ouvriers en France. »

Sur la base d’une sorte de malentendu (les usines ouvrant leurs portes afin de redorer leur image), Manuela Frésil va parcourir une dizaine d’usines, de la Normandie au sud-Vendée. Pour respecter le pacte d’anonymat, elle va multiplier les lieux de tournage, mélanger les images, associant des extérieurs bretons à des intérieurs vendéens, mettant un couple costarmoricain sur une plage noirmoutrine pour brouiller les pistes. « Ce pacte d’anonymat était un vrai défi de cinéma. Il m’a conduit à travailler les paroles d’ouvriers en voix off. Parce que ces personnes parlent extrêmement bien de leur métier. Et j’ai compris qu’ils vivent tous la même histoire. »

Quelle histoire? celle de très jeunes gens qui entrent à l’abattoir en se disant: on ne va pas y rester longtemps. On y reste parce que c’est près de la mer. 35 heures, ce n’est rien dans une semaine. On change de poste. On se marie, on achète une maison. On commence à avoir mal. Perrette a des cauchemars. Elle rêve de poules, de cochons, de vaches. Les articulations lâchent. Un kyste à l’épaule, un poignet rouge, bleu. On perd son emploi. On espère atteindre la retraite. En profiter trois mois au moins. Non, disons deux ans. Une vieille histoire. Un thriller. On ne vous dit pas la fin, mais ça se termine bien.
Daniel Morvan.
Actuellement au Katorza.

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