jeudi 19 février 2015

Lucia Antonia, funambule. Entretien avec Marie-Hélène Prouteau



« Lucia Antonia, funambule »:  Rencontre à l'Amphithéâtre Kerneis, Nantes.

Entretien avec Marie-Hélène Prouteau autour du roman paru en 2013 aux éditions Zulma: Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan. Marie-Hélène Prouteau animait la rencontre qui a suivi le 13 février 2015.



Marie-Hélène Prouteau. Daniel Morvan, Lucia Antonia est votre cinquième roman, couronné des prix Fiction Loire-Atlantique de l’académie littéraire de Bretagne et Pays de Loire, et du prix Charles Oulmont de la Fondation de France.
Avec ce livre, qui est d’une beauté singulière, vous emmenez le lecteur dans une presqu’île radieuse où la lumière fait miroiter les marais salants. L’action se passe de nos jours – dans une presqu’île au nom étrange de Lysangée. Là, s’est retirée Lucia Antonia la narratrice, qui est funambule. Elle a choisi de quitter le cirque fondé par son arrière-grand-père, Alcibiade. Depuis la mort de sa partenaire, Arthénice, qui a chuté dans un numéro périlleux où toutes deux avaient l’habitude de se croiser, L-A demeure inconsolable, habitée par la culpabilité de s’être fait remplacer ce jour-là parce que souffrante. 
Ce qu’elle appelle sa faute (p. 39), c’est de ne pas avoir respecté leur pacte : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas ». Elle fait la connaissance d’un groupe de réfugiés africains, relégués dans les salines et en particulier d’Eugénie et de sa fille, Astrée, et également d’un peintre. 
Le roman est constitué de ses carnets intimes que Lucia Antonia consigne, où elle va évoquer d’une part son amie, "double lumineux" d’elle-même mais également la vie de ce cirque depuis plusieurs générations d’artistes.
Dans ce livre, vous parlez de deuil. C’est le point de départ. C’est dire s’il est ancré dans un réel de mort et de douleur. Curieusement, pourtant, c’est toute la magie de votre livre, vous avez écrit une sorte de conte, de fable poétique qui va sublimer la douleur. C’est un livre qui m’a enchantée. Par sa liberté étonnante car vous semblez repousser les genres : c’est un roman, c’est un poème en prose, par moment, cela tient de l’exercice spirituel. 
Et par son rythme, quasi musical, suite de variations, de petites touches impressionnistes enlevées, à l’image de ceux deux jeunes filles que l’on n’oublie pas.
Ces noms que vous avez imaginés pour vos personnages, Arthénice, Alcibiade, Lucia Antonia, Livia ont une couleur merveilleusement antique. Je me suis demandé si vous étiez d’accord avec le propos de Julien Gracq dans Entretiens, qui dit que dans le roman tout, y compris les noms de lieux et de personnages, doit être inventé. Est-ce qu’ils se sont imposés d’emblée à vous ?

Daniel Morvan. La nécessité d'inventer ne vaut pas seulement pour les noms mais pour l'histoire dans son ensemble. La géographie d'un roman puise parfois son inspiration dans le hasard, par exemple celui des panneaux indicateurs.
Il n'y a pas de nom réel dans Lucia Antonia... Sauf celui de Bramabiau, qui contient deux cent mille années géologiques d'érosion, et désigne le gouffre où Arthénice tombe. Puisqu'il se trouve que ce nom de Bramabiau est celui de la mort d'Arthénice. Comme si, en effet, tout l'effort de nommer tendait à la soustraire à cet abîme. Et c'est ce qui est en jeu dans cette histoire, dont les personnages sont désignés sous leurs noms d'artistes, conformément au projet d'un "cirque romain". Ce projet de refondation est une ambition du père. L'arrivée d'Arthénice dans le cirque offre la possibilité d'un numéro de "jumelles funambules".
Les personnages sont intimement attaché au sol qu'ils ont choisi, ces lisières boueuses et faussement désertiques qui semblent les attendre comme une dernière demeure. Il y a un lien organique et sonore entre les noms propres inventés et la fiction, ils sont choisis avant tout pour leur harmonie, avant une éventuelle signification. Dès que c'est inventé, cela porte mieux la fiction. Pourquoi Lysangée? Parce que cela évoque le saut, la mort de l'ange, qu'on retrouve dans la chute de "l'ange de plomb", plus tard dans le livre, mais d'abord pour la sonorité, parce que cela s'harmonise dans l'expression "presqu’île de Lysangée".

M.H. P. Le personnage de Lucia A. suscite la curiosité. Très belle figure de l’amitié. On devine une jeune fille qui savait communier par l’esprit et les gestes du corps avec son amie. Il y a en elle de la gravité, et aussi de la légèreté, un être sans concessions que l’on sent comme une boule de tensions (p 13). C’est un personnage qui semble en recherche. La traversée de ce deuil, pour elle, va prendre la forme d’un parcours initiatique. Pouvez-vous nous en parler ?

D.M. Au départ du livre, avant même l'apparition du funambulisme,  se trouve l'idée d'une substitution des morts: Lucia Antonia juge qu'elle a été échangée par la mort avec Arthénice. Il y a derrière cette idée d'échange un passage des Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, dans la version de Francis Poulenc, vue à Nantes dans la mise en scène de Mireille Delunsch. Voici le passage en question: "Pensez à la mort de notre chère Mère, Soeur Blanche! Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir, qu'elle saurait si mal mourir! On dirait qu'au moment de la lui donner, le bon Dieu s'est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait pas seulement réussir à enfiler les manches..." Cette substitution, Lucia tente de l'inverser en prenant la place d'Arthénice parmi les morts, dans un geste orphique. Et cette traversée se fait par les mots: les noms sont ce qui reste après la mort.

M.H. P. Je voudrais aborder le personnage d’Arthénice. Ce sont des pages merveilleuses, de mystère et de fantaisie... page 78: « Elle dit avoir grandi dans une île appelée Holly (...) C'est là, au milieu de la mer, qu'elle apprit à cultiver l'insouciance et s'inventa une vie mondaine ». Ce qui me frappe, ce sont ces flashbacks où vous semblez tenir la caméra sur elle : il y a la jeune fille qui s’avance sur le fil pour sa première traversée, la jeune fille en robe « Ringspun loves rosy cheeks... », p. 64. Son amie ne rapporte peu ses paroles, sinon pour rappeler son amour de Chostakovitch (page 93) Pourquoi ce parti-pris d'une narration par plans cinématographiques ?

D.M. Oui, le cinéma est recomposition de la vie à partir d'images, il a partie liée avec le deuil (je pense à Susan Sontag). C'est un rêve du temps réversible à partir d'images obsédantes. Mais Lucia évolue dans un monde sans images, les seuls reflets sont ceux de l'eau et les spectateurs sont les hérons. C'est un temps sans durée, qui ne peut composer celle-ci que comme la trace séparant deux éblouissements. Ou bien l'image composée par les fragments d'un vitrail. La "troisième image" que le cinéaste compose avec du son et de l'image.
Puisque vous citez Chostakovitch, qui arrive ici à cause d'une chanson de ma fille aînée, Mathilde... Vous connaissez l'existence d'une communication entre l'Italie rêvée par Lucia Antonia et La Russie romantique: Saint-Petersbourg rêve de Venise. Chostakovitch est un nom prononcé, chuchoté dans une chanson de Mathilde ("Nous remettre au cinéma", dans son album Break A Leg), c'est le mot de passe du (de mon) royaume des morts. De même Ringspun Loves Rosy Cheeks, qui est une marque relevée sur l'étiquette d'une robe indienne... Cet allègement de la vie mondaine et les jeux de Dames Galantes des deux jumelles évoque aussi les soeurs Delphine et Solange des Demoiselles de Rochefort.

MHP. Il faut parler de ces nouvelles amies que se fait Lucia Antonia en la personne de ces femmes peules. D’abord dire qu’elles sont de magnifiques silhouettes que l’on voit travailler dans les marais salants. Lire p. 23 « Mes silencieux voisins... »Et puis Eugénie pousse Lucia Antonia à monter ce petit spectacle (p. 47). Voulez-vous dire que sagesse et humanité se trouvent peut-être chez ces êtres démunis mais pourtant riches ?

D.M. La funambule exécute un saut héroïque dans la mort, un saut victorieux sans regard possible en arrière. Et c'est au printemps que conspire Lucia Antonia, avec ses commensaux, ses soeurs de gouffre et de lisières, la jeune Astrée et sa mère Eugénie. Eugénie a fait partie de l'avalanche saharienne de Mellila, elle a été lanceuse de mannequins d'osier sur les taureaux de Séville, elle a même été surnommée le Mannequin. Elles se coltiné la violence de la survie, le struggle for live des migrants. Elles travaillent ensemble à une métamorphose du monde. Nous vivions déjà (au moment où le livre s'est écrit) le moment de la libération de la parole antisémite, raciste, qui envahissait toute la place publique autour de la présence sur le sol français de la communauté Rom. Par contraste, le livre voudrait évoquer l'âge d'or de la mythologie, une synchronie avec le temps animal et le temps végétal, le temps de la nature, des étoiles... Dans la mythologie, Astrée est la dernière des immortels à vivre avec les humains pendant l'âge d'or, ce qui nous renvoie au roman d'Honoré d'Urfé, le premier roman fleuve de l'histoire... 

MHP. Le monde que vous créez dans ce roman est très dépaysant. C’est le nôtre et ce n’est pas le nôtre. Vous imaginez une sorte de microcosme, de communauté sur cette presqu’île. par ex, Les objets de la modernité sont quasi absents. Vous semblez repousser tout ce qui peut rappeler notre époque. Et préférer un vieux moulin, la Chapelle de la Clarté, la voilerie. Pareil pour cette presqu’île qui est peut-celle celle de Guérande mais qui prend un nom décalé de Lysangée : pourquoi ce choix de l’écart poétique ?

D.M. Deux objets "modernes" sont là pour dire que ce monde rêvé est le nôtre: le smartphone contenant une guirlande de SMS, et l'agrafeuse qui permet de fixer aux arbres les affiches du cirque. J'y ajoute le camion Man, qui sort presque d'un vieux film noir et blanc même si Man est une firme bien contemporaine. Le temps du livre est celui d'un cycle de métamorphoses qui permettrait aux danses paysannes de se muer en danses raffinées (et tel est le projet d'Arthénice, de recréer le salon bleu de madame de Rambouillet), et aux marais abandonnés de retrouver leur usage. Si les objets modernes sont bien là, ils sont comme fondus dans ce cycle tendu, non pas vers un avenir radieux d'objets magiques, mais vers l'autre soi-même, la part d'ombre et la jumelle des abîmes. 


MHP. Et l’imaginaire attaché au cirque depuis toujours, en peinture, en littérature, au cinéma y est pour beaucoup. Avec ces jongleries, ces monstres, ces nains, ces tireuses de cartes. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce fil, à la fois physique et symbolique qui traverse tout le livre ?

DM. Oui, il y a La Strada, Zampano le briseur de chaînes et Gelsomina la petite trompettiste. Les monstres du Freaks de Tod Browning, tout cet univers du cirque, des monstres de foire et du music-hall, comme une promesse de bonheur plus sensible que l'art pur et abstrait qu'offre le grave Pierrot.

MHP. A propos du cirque, plus précisément, les termes utilisés ont un pouvoir poétique manifeste, les guirlandes pour dire une forme acrobatique, l'Alcibiade (le nom du justaucorps), les mâts chinois. Toutes choses qui, là encore dépaysent. Pouvez-nous dire comment vous avez travaillé, comment vous vous êtes documenté ?

DM. Je me suis documenté auprès d'une trapéziste, Colyne Rigot, la fille d'Antoine et d'Agathe Rigot, tous deux issus de l'école nationale du cirque Annie Fratellini, et fondateurs de la compagnie des Colporteurs. Lysangée participe quelque peu du cadre où je les ai découverts, à Lausanne. Par ailleurs, Antoine Rigot, paraplégique et funambule, a également inspiré l'histoire: Lucia Antonia n'est peut-être qu'une proposition de numéro de voltige. Pour le reste, peu de documents à vrai dire: les Mémoires de Jules Léotard, le premier des trapézistes en 1860, inventeur du trapèze volant, du justaucorps appelé le léotard, un acrobate adulé en son temps. Succès au cirque de l'Impératrice et à celui du Cirque-Napoléon. Les guirlandes rimbaldiennes proviennent de la guirlande d'Arthénice, qui est la "guirlande de Julie". Tel est le titre donné à la suite de madrigaux composés par le duc de Montausier et son entourage en l'honneur de Julie d'Angennes, dite "l'incomparable Julie", fille de la marquise Catherine de Rambouillet. C'est l'un des plus beaux manuscrits du XVIIe siècle français.

MHP. Le roman procède par fragments en 171 moments. Lucia Antonia dresse des listes de choses à faire sur le mode de l’infinitif. Manière à elle de canaliser sa douleur. Cela m’a fait penser à cette poétesse du Japon de l’an mille, Seï Shonagon qui a écrit des Notes de chevet. Mais peut-être vous êtes-vous inspiré d’autres choses ? Pour quelles raisons avez-vous privilégié un genre narratif très fragmenté ?

 DM. L'écriture du livre, c'est d'abord mes propres notes après la mort de ma fille. Les Notes de chevet de Sei Shonagon? Non pas une source directe mais une réminiscence à travers la belle réinterprétation qu'en proposa Pascal Quignard. Mais le séquençage du texte en fragment a une origine directe: ce fut d'abord une pièce de théâtre. Lucia n'est la copie d'aucun de ses voisines dans la nébuleuse du récit par fragments, il dialogue avec elles. Enfin, l'écriture fragmentée était la seule envisageable, à ce moment de ma vie où le deuil ne permettait pas de longs développements mais des notes brèves à l'instar du Journal de deuil de Barthes. Ces fragments furent composés en marge d'un travail théâtral commencé du vivant de Mathilde: Traces de khôl. Le fragment va avec le deuil, il exprime sa finitude, mais il crée aussi une certaine continuité en faisant entrer le silence dans sa partition. 


MHP. Sur la jeune disparue, sur la mort plus largement, vous ménagez des moments de méditation solitaire de Lucia Antonia. puis des discussions vives entre elle et le peintre amateur. Pouvez-vous nous parler de celui que vous nommez Pierrot et qui semble croiser plusieurs références ?

DM. Pierrot est déjà en soi un personnage pictural, à travers le Pierrot de Watteau. Un personnage de théâtre de foire, le Pierrot de Molière dans Don Juan. c'est un bouffon de la peinture, qui révèle à Lucia une vie cachée d'Arthénice comme modèle d'atelier. C'est une histoire de jalousie posthume qui se déroule là, d'amour pour une personne qui n'est plus.

MHP. Avec ce roman, vous n’êtes pas dans une démarche théorique sur la mort ni dans une déploration, genre « tombeau » ou chant funèbre. Cette dimension profonde sur le thème: où vont les morts? est très forte est extraordinairement sensible chez vous. Cela m’a fait penser à la mort de Chloé dans l’Écume des jours de Boris Vian. Comment définiriez-vous la démarche du livre sur ce plan ?

DM. Arthénice n'a rien d'un pur esprit. Le sous-texte est La mort de Didon (lire: le fragment "L'animal le plus extraordinaire", p. 74).

MHP. Ce livre relève une communion très forte avec la nature, aussi bien chez Lucia Antonia que chez les femmes et des hommes venus d’Afrique qui apportent leurs légendes, leur vision des choses. Et cela se retrouve dans le choix des mots. Vous travaillez à les détourner de leur sens, ce qui est la marque même de la littérature. Exemple du registre géologique, vous parlez de « pertes » (p 36). Cette beauté de la nature, peut-on dire qu’elle est un élément de la sublimation possible dans le roman ?


DM. L'univers du cirque renoue avec une géologie imaginaire faite de gouffres et d'abîmes, comme dans les tableaux de nature mythologique (Poussin, par exemple). Une géographie semée de noms prophétiques comme "la seconde perte du Bonheur", expression désignant l'endroit où la rivière Bonheur disparaît dans le causse de Bramabiau: cela fait rire Arthénice, qui ne sait pas que son destin est écrit dans ces mots-là. Comme nous ignorons tous que notre destin est déjà écrit dans le hasard des combinaisons de mots.

MHP. Le dernier chapitre s’appelle « Fondation d’un cirque ». Le terme de « fondation » ouvre un espace de sens multiples. Avec cette vision d’un petit cirque en route vers Rome – que de sens ouverts, là aussi ! - la fin est lumineuse, enveloppée d’une sérénité qui irradie la page. Est-ce aussi l’impression que vous avez ressentie en l’écrivant ?

DM. Oui, la fondation du cirque renvoie à la fondation de Rome, et donc encore à Didon. La fin est une résolution de tous les conflits, puisque la représentation d'Arthénice a été détruite et que Lucia peut accomplir son projet symbolique, rejoindre son amie dans la mort. Lucia s'enfonce dans la nuit vers sa partenaire,  dans l'unité retrouvée des jumelles funambules, c'est aussi le point de départ d'une nouvelle histoire. Peut-être un autre moment du deuil pour celui qui écrit. Peut-être le sentiment d'avoir franchi tous les gouffres pour Lucia Antonia?

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