lundi 2 mars 2015

Écrivains de grandes lignes

« Dans la glace d’un hublot, un ciel immense se mire, une mer verte, sombre, sous une menace de pluie, au premier plan, le jaune du mât et des cambuses. C’est dans cet infini, strictement encadré de cuivre, que j’ai baigné un regard profond, comme pour sonder l’avenir. » Blaise Cendrars, Mon voyage en Amérique.

Tourner le dos à la terre
Le voyage en paquebot est pour l’écrivain la chance d’un temps suspendu, une distance prise avec l’ennui et la répétition: tournant le dos à la terre, il s’ouvre aux possibles et à la grandeur, sans se méprendre sur les déceptions de l’accostage. C’est le geste fondateur du suisse Freddy Sauser dans son voyage de 1911 depuis Liepaja (Lettonie), sur le Birma. Il reçoit la révélation des Pâques à New York (son grand poème de 1912) et adopte son nom d’écrivain, Blaise Cendrars. Pour le poète « jamais pressé d’arriver », le paquebot est un havre d’écriture.



Nouveaux champs magnétiques
Chaque tentative de décrire le monde suit les nervures vitales du monde. Et la ville flottante de Jules Verne est un morceau détaché d’Europe, attiré vers de nouveaux champs magnétiques. C’est aussi ce qui se passe un certain jour de 1934, sur le pont du Champlain. Emmitouflée, Jane lit Voyage au bout de la nuit. Un homme l’accoste : "je vois que vous lisez Céline. - C’est l’un des plus grands écrivains du monde ! réplique-t-elle. - Céline, c’est moi." A l’arrivée à New York, la future Janes Bowles (épouse de Paul Bowles) télégraphie à sa mère: « je serai écrivain ».



Une cheminée rouge et noire
Parfois, l’essentiel se joue au fumoir. Dans Le joueur d’échec, Stefan Zweig propose un fascinant face à face entre un champion d’échecs et un ancien prisonnier de la gestapo. Un autre amateur d’échecs associe son nom aux paquebots : Vladimir Nabokov. Fuyant le nazisme, l’écrivain russe embarque avec sa famille à Saint-Nazaire. Ce qu’il aperçoit est, comme pour Hannah Arendt à Lisbonne, et tant d’autres, le signe même de la liberté, le logo des partances : une cheminée rouge et noire (celle qui émet un toooot ! prolongé dans les dessins de Hergé), dans un flash, une épiphanie.



Le voyage des mauvais garçons
Vaurien romantique, Malraux rêve de la ligne semée de temples de l’ancienne Voie Royale. Les pères désespérés par leurs fils dépravés s’en remettent à l’océan pour les sevrer de la corruption urbaine : c’est Baudelaire voguant vers les Mascareignes et ses belles créoles, c’est Malcolm Lowry livré en Rolls à l’échelle de coupée.
Nancy Cunard, l’héritière de la Cunard Line, scelle la complicité entre les grandes lignes et l’écriture, par sa proximité militante avec les surréalistes. Amoureux du crissement nocturne des lampes, Valéry Larbaud et Paul Morand goûtent au plaisir aristocratique d’un temps placé « entre parenthèses ». La déco kitsch (celle du Vice Roy of India) réunit un salon de musique dix-huitième siècle et un fumoir de manoir écossais.



L’élégante au bastingage
Les années 1920 font du voyage un loisir en soi et la silhouette accoudée au bastingage devient un modèle d’élégance, propagée par Helena Rubinstein ou Eddy Kiesler. Première actrice nue du cinéma (Extase), cette dernière se fait engager comme gouvernante sur le Normandie, tape dans l’œil d’un magnat d’Hollywood, devient Eddy Lamarr, star de la MGM. La ville flottante est le royaume des femmes fatales et des beautés transocéaniques, comme l’Ysé du Partage de midi, de Paul Claudel.



L’invention du reportage moderne
Mais revenons à Blaise Cendrars. Il est surtout connu comme reporter, quand il embarque sur le Normandie, béret basque et visage de loup de mer, le 29 mai 1935. Fuyant les "tralalas", Cendrars passe les quatre jours dans les soutes, décrivant le halètement des pistons et les turbo-alternateurs, "éléphants agenouillés". On peut l’entendre en direct, le soir à la TSF. Ce reportage fera date: Cendrars n’a pas seulement donné un sens neuf au mot bourlinguer, il a aussi inventé le reportage moderne.
Daniel MORVAN.

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