dimanche 24 mai 2015

Un thriller maritime à bord d'un bateau de pique-nique!

La dernière page de ce livre se referme et, comme ses héros, on n'éprouve plus rien d'autre que l'amertume des atterrages. Rejetés sur le bord par une histoire trop forte, pleine de bruit et de fureur, qui puise dans la tradition lointaine des grands romans maritimes. Nul besoin d'en appeler aux arguments de la "grande fable contemporaine", de la métaphore du voyage comme image de la vie. Sylvain Coher va plus loin que dans son roman précédent, Carénage, plus loin dans la composition d'un roman qui est à la fois roman de mer, thriller empruntant ses procédés au cinéma (celui du flashback), roman d'amour (dans une géométrie triangulaire) et enfin roman fantastique, jusqu'à frôler l'horreur. La comparaison avec le précédent livre se justifie par l'importance accordée au "véhicule": la moto de Carénage nous faisait approcher les héros modernes à la James Dean, le bateau de Nord-nord-ouest (une sorte de day-boat pour les pique-nique nautiques) est lui aussi un explorateur de limites (ces "points de repère éternels sur les grands chemins du monde" dont parle Loti, cité en fin d'ouvrage), et cette liberté rêvée, effrayante, semble avoir pris la place de la baleine blanche d'Achab dans Moby Dick.


Capitaines courageux



Le nom du bateau, Slangevar (slainte! santé, en gaélique) est ironique mais contient aussi le secret de la destination de cette arche. La dimension initiatique est un autre point commun, ce roman ayant pour personnages trois jeunes gens en fuite, cousins de Tom Sawyer et des Capitaines courageux, prêts à tous les risques, à transgresser l'interdit de la frontière (en ceci, frères de tous les émigrants), pour accéder à une vie nouvelle. L'auteur ne révèle pas la raison de cette fuite, réservant ce moment à l'un des épisodes les plus critiques de la traversée, pour conjuguer la révélation d'une menace au risque mortel qu'il fait prendre.
Les références à la peinture sont aussi fortes que celles qui évoquent Jules Verne, Edouard Peisson, Victor Hugo (et ses encres marines bien présentes dans les scènes de tempête)... L'unité de l'ouvrage tient à sa manière de nous conduire vers un sens apparent très binaire (l'opposition première entre terre et mer contenant celles de la jeunesse et du destin, du huis clos et du ciel pur, de l'enfermement et de la liberté) qui ferait de l'océan le lieu de la purification des fautes commises à terre. La révélation tardive vient surprendre le lecteur dans ses attentes, les trois novices engagés dans une course désespérée apparaissent alors comme de vrais héros. Le récit en vient ainsi à dépasser la proposition dramatique de départ: "manquer d'expérience ne peut conduire qu'à l'échec et à la mort" devient: "l'expérience la plus grande s'acquiert dans la confrontation au risque de mort". C'est même le ressort principal du roman d'apprentissage qui, c'est la loi du genre, débute dans les tavernes, où l'on chante dans les langues officielles de la mer, l'anglais et le breton. Avec ce fier proverbe, devise de tous les aventuriers: An hini n'eo ket un aotrou en e vro N'en deus nemet mont d'ur vro all hag e vo (Celui qui n'est pas un monsieur dans son pays, qu'il aille dans un autre et il le sera). Sylvain Coher nous offre un magnifique roman de mer, puisant dans sa propre expérience de voile, ses souvenirs malouins, pour le nourrir du beau vocabulaire nautique, de sorte qu'il n'est rien de plus précis que ce roman des vagues. "Le ciel se maintenait dans une sorte d'obscurité laiteuse venant tremper dans l'eau noire. Slangevar multipliait les effractions. Plus bas, les bêtes suivaient la progression de la quille qui déchirait leur ciel. Avec les fragments luminescents d'une étoile filante. Le grain les surprit et leur ferma la vue, aussi radicalement qu'un poing ganté. Il leur sembla glisser sur un tapis roulant, vers un gouffre dont ils percevaient la rumeur."
Daniel Morvan

Sylvain Coher: Nord-nord-ouest. Actes Sud, 268 pages, 18,70€

jeudi 21 mai 2015

Julia Kerninon, elle vient de là, elle vient du slam


Julia Kerninon

Son sens du tempo et du phrasé lui vient du slam. « Je suis née avec le slam nantais, j’ai démarré toute petite en 2001, au Lieu Unique. Les vieux slameurs ont fait mon éducation, ils m’ont appris à me vernir les ongles, ils m’ont ouverte au choc du texte qu’on balance devant un public ». Jolie fille pas rangée, Julia Kerninon carbure à l’adrénaline : la preuve, son premier roman scandé de bout en bout. Buvard, l’histoire d’une élève qui vampirise le maître devient une légende.

Ses parcours nantais portent le signe astral de l’enfance et de la nuit : celle qui fut l’élève des Pygmalion slameurs a d’abord hanté la fête foraine du cours Saint-Pierre, « le truc le plus cool de Nantes », la Patinoire avec son papa, les visites passionnées aux coléoptères mordorés du Museum, avec son ami Pierre. Elle a pédalé dans les voitures d’enfants sur le toit des Galeries Lafayette : « J’y allais avec ma mère, toutes les deux en manteau léopard », avant d’aller prendre un chocolat chez Marnie. Et puis les souvenirs de lycée, à Jules-Verne : « le café Budapest (16, rue de Budapest), qui m’a donné envie d’aller à Budapest, où j’ai écrit Buvard. » Ses amis rockeurs viennent chez elle, pour des brunchs somptueux : la Bohème de Julia, c’était rue Sarrazin. Aujourd’hui, plongée dans une thèse universitaire sur le roman américain et son prochain roman, Attila Kiss, elle revient à ses amours : le bar à tapas et resto « Et la fourmi » (2, rue Grétry). Sa base de noctambule, à partir de laquelle elle a exploré les ressources de la dolce vita nantaise, entre les after du Pickwick’s (3, rue Rameau) et les nuits à l’Éléphant Club (10, place de la Bourse). Et les huîtres bretonnes de Talensac, souveraines après les nuits folles … Mais pas de posture de romancière noceuse, la nuit ne semble laisser aucune trace sur ce visage radieux, malgré l’image de Françoise Sagan qui lui colle à la peau (Buvard a reçu le prix Sagan 2014). Cette vie trépidante d’écrivain ne l’empêche pas de se définir comme une « femme d’intérieur : on aimerait tous une maison au bord de la mer, mais c’est un rêve, car on écrit toujours chez soi, comme un fonctionnaire, avec plein d’autres choses à faire, qui attendent. »


René Martin, l'homme qui fait pousser les festivals de musique


Le fondateur de la Folle journée lance deux nouveaux festivals: l’un à Séoul en 2016, l’autre à Saint-Florent-le-Vieil fin mai. L’un des plus grands organisateurs de concerts reste attaché à ses racines.
Dans son bureau, les piles de disques mangent une partie de la lumière. Rue Anne-Marie du Boccage (le nom d’une tragédienne amie de Voltaire), le CREA œuvre en toute discrétion. Le Centre de Réalisations et d'Etudes Artistiques emploie huit salariés. Une petite structure associative, une véritable ruche qui n’a pas la réputation de papillonner, autour de René Martin. « Tout est négocié ici, c’est un gain de temps, assure-t-il. Et si je fais le compte, nous organisons 1500 concerts par an. » 300 à la Folle Journée de Nantes, les autres dans le reste du monde.
Les deux dossiers en cours sont éloquents. Une méga salle de spectacle vient-elle de sortir de terre à Séoul? La Corée pense aussitôt à René Martin, comme lui pense à la Corée. Il montre la plaquette de présentation du DDP Séoul (Dream Design Play). De cet énorme zeppelin de métal et de verre, émane comme un désir de Folle journée. La délégation coréenne a profité d’un voyage au Japon du maestro nantais pour lui vanter les charmes de leur DDP. « Oui, on peut tenter Séoul en 2016 après le Japon », médite René Martin, évaluant l’économie réalisée sur les frais de déplacement des orchestres et solistes.
Car il ne dit pas oui à tout. « Berlin? Ils me relancent, mais ils ont déjà tout à Berlin. Mais Ekaterinburg, oui. C’est la 4e ville de Russie, le besoin est réel. Tout comme Tel Aviv, une ville d’une forte vitalité: eux aussi ont besoin d’une Folle journée. »
Vu de loin, on pourrait imaginer René Martin en cerveau surpuissant, véritable machine à fabriquer des festivals, des programmes, agencer des concepts. Et c’est le cas!


Mais ça ne dit pas à quoi marche René Martin. Qu’est-ce qui le fait courir? Une passion insensée pour la musique et les musiciens, bien sûr. Le goût de l’organisation, des combinaisons, et la satisfaction de remplir les salles. « Mais il ne faut pas se laisser happer par les grandes capitales, je suis très attaché à mes racines. Il est aussi difficile de remplir une salle de 500 places à Saint-Florent le Vieil qu’à Ekaterinbourg. »
C’est peut-être une clef: ce n’est pas l’ivresse des foules qui l’anime, mais, par exemple, le désir de proposer des transcriptions de lieder de Schumann en secteur rural. Comme quand il faisait écouter le dernier Led Zeppelin à ses copains.
C’est ainsi qu’il a imaginé Le Rivage des voix, dans le village de Julien Gracq à Saint-Florent. « On m’avait sollicité pour organiser le concert de l’inauguration de la maison Gracq, et j’ai découvert une thèse sur Julien Gracq et la musique. » La passion de l’écrivain pour l’opéra, découvert au théâtre Graslin, et sa passion pour Wagner, « tellement surprenante de la part de ce personnage effacé. j’ai iamginé une petite Folle journée des voix, avec des formations comme la capella de Saint-Petersburg, le meilleur chœur du monde... ».
Gracq wagnérien. René Martin, fils de commerçants et ancien batteur de rock qui s’exporte dans l’Oural... Les auteurs ne ressemblent jamais à leurs œuvres. René Martin a lui aussi, bien caché, une fibre, le goût de l’écoute, mais aussi quelque chose de plus chevillé au corps. Il a créé les Folles nuits de Marseille, Nîmes, Grenoble, Noirmoutier, à la salle Gaveau, des festivals à Tours, La Roque d’Anthéron (35 ans cette année), La Grange de Meslay... C’est l’organisateur de concerts classiques le plus courtisé du monde, ses prix sont ceux des artistes, pour qui entrer dans le sérail vaut tous les sacrifices.
Mais ce petit-fils de paysan a aussi à cœur d’animer une « vraie saison musicale à Héric, le village de mon grand-père. J’accorde la même importance et la même écoute à Héric qu’à Tel Aviv. Et si j’évolue dans un monde de forte densité communicationnelle, ici à Héric, je suis juste un gars du pays. Et il viendront à 700 écouter du piano. Juste parce que je suis l’un des leurs. »
Daniel Morvan.

mardi 5 mai 2015

“Rose et vert comme un film de Demy”


Cette année 2013, la rentrée littéraire, c’est 555 livres. Et Lucia Antonia, funambule est de ceux-là. Rencontre avec Daniel Morvan, auteur de ce roman “merveilleux et grave” qui fait les beaux jours de la critique, des libraires et de la blogosphère… et des lecteurs.


Même si vous avez déjà écrit quatre livres, Lucia Antonia, funambule est le premier à faire la rentrée littéraire. Comment vivez-vous cela ?
Ça fout les jetons et vous vous sentez tout petit. Surtout lorsque votre éditeur (Zulma, NDLR) vous dit qu’il en a imprimé 6 000 et que la mise en place en librairies est importante.
Comment avez-vous rencontré Lucia Antonia, funambule ?
C’est un livre sur ma fille Mathilde (la chanteuse Mathilde en juillet, décédée en janvier 2010, NDLR). Mais je ne voulais pas faire de ce livre, un truc de vieux con qui édifie un tombeau. Je ne me reconnais pas dans le travail de deuil qui implique un retour à la normale. Ce qui n'est absolument pas le cas.
Il est évident que votre livre voit au-delà de votre histoire…
Mon éditrice, Laure Leroy, et moi voulions qu'il soit reçu comme un conte “merveilleux” et grave, rose et vert comme un film de Jacques Demy. Lucia Antonia, funambule ne devait pas être un de ces textes de deuil comme il s’en publie souvent.
Au-delà du fond, la force du livre réside aussi dans sa forme, dans cette écriture découpée en fragments…
La narration fragmentée, c’est une mini trouvaille. C’est avec cet outil que j’ai décidé de raconter l'histoire de Lucia Antonia endeuillée par la chute de sa partenaire funambule, son double lumineux. Le puzzle s’est construit naturellement. Même si écrire sur le deuil ne vous rend pas bavard, il n’y a pas eu de souffrance.
Quel est votre sentiment face au retour critique élogieux que connaît votre livre ?
Ça serait dommage de prendre la grosse tête sur un livre aussi personnel. Par contre, la transmutation du chagrin par les mots fait un bien fou à l’entourage.
Propos recueillis par Arnaud Bénureau

La loi Veil racontée par Mazarine Pingeot


Il y a quarante ans, Simone Veil défendait son texte légalisant l’avortement. La fille de François Mitterrand cosigne le scénario d’un téléfilm sur ce combat emblématique.

Mazarine Pingeot a récemment fêté ses 40 ans. Le même âge que la loi que Simone Veil, alors ministre de la Santé du président Giscard d’Estaing, parvint à faire voter après trois jours de débats intenses et de tractations, le 29 novembre 1974. La fille de François Mitterrand a également cosigné (comme scénariste) un téléfilm vu par 4 millions de personnes, en novembre dernier : « La Loi ». À l’occasion de sa sortie en DVD de ce film de Christian Faure, elle vient le présenter à Nantes.



Pour raconter ce combat, Mazarine Pingeot a voulu éviter l’écueil d’une biographie filmée de Simone Veil : « Simone Veil s’est très peu confiée. Il était impossible de tricher avec la vérité et de montrer une vie personnelle qu’elle a toujours voulu protéger. Il était plus intéressant de faire un vrai film politique sur la manière dont se construit un vote de loi, avec du suspense, même si tout le monde en connaît l’issue. » Le film donne un coup de projecteur sur les coulisses d’une bataille politique dont l’enjeu de société était, alors, « partagé par la majorité : s’il ne faut rien tenir pour acquis, à l’époque la société était pour la loi Veil ».


Son principal étonnement, en écrivant ce film ? « Le plus hallucinant est certainement la désinhibition de l’antisémitisme qui s’est déchaîné sur Simone Veil. Et toute la violence qu’elle a subie, les injures, les croix gammées peintes en bas de chez elle, était associée à la Shoah. On ne pourrait plus parler comme ça, en articulant l’avortement et la Shoah dans le même discours ».
C’est Emmanuelle Devos qui porte ce personnage d’ancienne déportée, déterminée à stopper la « boucherie » des avortements clandestins. « Les exigences de la télévision nous ont amené à introduire le personnage de la jeune journaliste interprétée par Flore Bonaventura. Elle nous permet un aperçu sur la vie civile, suit les débats et fait des reportages. »


Pour Mazarine Pingeot, l’écriture de ce film (avec ses amis Fanny Burdino et Samuel Doux) n’est pas un projet isolé. Avec une « bande d’amis » auteurs et réalisateurs, elle travaille à la production de deux films de cinéma, dont l’un avec Joachim Lafosse (lauréat du festival Premiers plans d’Angers, auteur du remarqué A perdre la raison, avec Tahar Rahim et Émilie Dequenne). Après un clash médiatique avec Éric Zemmour sur la Cinq, elle envisage aussi de reprendre son émission philosophique Les grandes questions, et coanime un blog politique (1). Ce blog nouveau né est l’un des multiples espaces d’expression de celle qui fut l’enfant secrète du Président, et témoigne aujourd’hui, dans ce film, de son admiration pour une grande femme politique, Simone Veil.


Daniel MORVAN.
Lundi 11 avril 2015 à 18 h, au forum de la Fnac de Nantes : Mazarine Pingeot et Samuel Doux.
1 : http://poliscite.com/
Arno Lam