vendredi 26 février 2016

Julia Kristeva : préparer les combats pour la liberté


Entretien
Julia Kristeva, psychanalyste, romancière. Dernier ouvrage paru : Beauvoir présente (Fayard, 2016). Invitée aux rencontres de Sophie, ce week-end au Lieu Unique

Le public aime les rencontres philosophiques. Comment interprétez-vous cet engouement ?
Le monde où nous vivons nous oblige à défendre l’humanisme et, sur ce chemin, nous rencontrons la philosophie. Refonder l’humanisme passe par deux voies : reprendre la philosophie des Lumières, rendre ses valeurs à nouveau partageables. Et engager une exploration du sentiment religieux, non pas comme une survivance du passé (sans quoi il nous revient comme un boomerang sous forme d’intégrisme), mais en prenant au sérieux le besoin de croire.

L’intimité est-elle aussi en train de changer ?
L’intime est un lien amoureux. Le besoin de croire préreligieux en fait partie. Je l’aborderai sous deux aspects. Le psychisme humain conserve, d’une part, l’empreinte sensorielle de la dépendance à la mère, ce qu’on appelle le sentiment océanique. Mais aussi, et d’autre part, l’enfant se construit par une identification avec le père.
Lorsque ce besoin de croire est satisfait, le désir de savoir peut se développer, avec ses mouvements de révolte et de quête d’idéalité. Je prétends qu’on oublie trop souvent le lien parents - enfants et ce besoin de croire méconnu ou mal reconnu peut conduire aux attitudes destructives et aux « idéaux » du terrorisme.

Le terrorisme trouverait-il ses racines dans un affaiblissement du lien entre parents et enfants ?
Pas seulement. Mais il est vrai qu’à côté de la famille recomposée, on assiste aux retours des archaïsmes, du cocooning et des formes classiques de soumission. On accepte la polygamie et certaines féministes en viennent à justifier les agressions sexuelles de Cologne.
Il serait criminel de démissionner devant ces croyances, notamment islamistes, qui considèrent les femmes comme des proies et propagent la soumission à une orthodoxie de masse.

Vous en appelez précisément, dans un ouvrage récent, à relire Simone de Beauvoir.
Pour cette raison, j’ai pris l’initiative de créer le prix Simone de Beauvoir et je suis choquée qu’on ne l’enseigne presque plus en France. Le prix encourage le combat féministe, notamment dans les pays émergents et le tiers-monde, où les droits des femmes sont bafoués et des millions de femmes subissent le mariage forcé.
La philosophie, qui s’étonne et interroge, prépare les hommes et des femmes aux combats pour la liberté.

Y compris le combat de Thérèse d’Avila, à qui vous avez consacré un livre, Thérèse, mon amour ?
Dans la crise actuelle des valeurs, s’il y en a une à sauver, c’est l’amour de la vie. Contre le déferlement de la pulsion de mort au nom de la religion, nous devons réinterpréter la tradition religieuse, jusque dans la vie amoureuse : l’expérience religieuse de Thérèse, sainte baroque et charnelle, nous est précieuse. Face au dogme, elle ne conçoit pas l’amour comme stationnaire et invite ses lecteurs à faire « échec et mat à Dieu ».

Dieu est pour elle un partenaire jouable ?
Parce qu’aimable. Je faisais d’ailleurs partie des quatre philosophes invités par Benoit XVI pour représenter les non-croyants lors de la rencontre interreligieuse d’Assise, en 2011. Et le pape a affirmé que « personne n’est propriétaire de la vérité ».

Vous étiez proche d’Umberto Eco, mort le 19 février 2016?
Oui, il travaillait dans ce même esprit. Il était fasciné par les coulisses du sacré, où le romancier faisait évoluer ses personnages hérétiques. Cet érudit était un boulimique de culture, qui ne s’accomplit, pour le meilleur, que dans le rire !

Recueilli par Daniel MORVAN.


Photo Maurice Rougemont

jeudi 25 février 2016

Tuer tous les animaux de la planète? Aucun problème!

Entretien avec Vincent Message





Un monde sans animaux, confronté à l’extinction massive des espèces, sera-t-il aussi un monde qui aura aussi perdu le sens de l’humain ?

Ce qui m'intéresse est d'abord de brouiller les frontières, de montrer que ce qu'on entend par humain n'a rien d'évident. C'est la raison pour laquelle je me glisse dans la tête d'un narrateur d'une autre espèce, mais qui ressemble par beaucoup d'aspects à la nôtre ; et, parallèlement, que j'imagine un monde où nous sommes les nouveaux animaux. Quand on parle du sens de l'humain, on pense généralement à une certaine douceur, à un comportement réfléchi, respectueux ; mais on sait pourtant que les hommes sont capables des pires horreurs. Sur notre planète, ils sont devenus de super-prédateurs, tuant les animaux sauvages à un rythme très rapide et détruisant leurs écosystèmes. La sixième extinction massive des espèces représente une très grande menace pour la biodiversité ; et elle comporte aussi le risque que la planète devienne très rapidement inhabitable pour les hommes également.



Devant la capacité de l’homme à fabriquer un monde invivable, et à compter sur des solutions indolores, sans conséquences sur son mode de consommation, que peut la littérature ?
Elle ne peut certainement pas grand-chose. Simplement, nous sommes dans une situation où il ne faut pas se plaindre des limites de nos forces, mais où chacun doit agir depuis sa sphère d'activités, avec les moyens dont il dispose, pour faire sa part. Dans le roman, le narrateur Malo Claeys change de point de vue sur la domination, se rend compte qu’il ne peut plus se soucier seulement d’acquérir du pouvoir ou de rechercher des plaisirs, mais qu’il lui faut s’interroger sur les destructions concrètes et irréversibles que les rapports de force en vigueur engendrent. Et si certains lecteurs y trouvent à la fois la joie d'une fiction combative et de quoi nourrir leur réflexion sur la réforme de nos conduites qui apparaît aujourd'hui nécessaire, alors le roman aura joué son rôle.
Recueilli par Daniel Morvan


lundi 22 février 2016

Pierre Bergounioux, écrire la vie

Sa mère est morte la veille des attentats de novembre 2015. Pour l'écrivain, les deux deuils, personnel et collectif, se mêlent.
©Pierre Bergounioux

« Je lis Spinoza après avoir mis deux lessives à sécher […]. Les années, à mon âge, ne durent plus. Je m’étonne, chaque matin, au réveil, de vivre toujours. Cela fait si longtemps. » Étonnant Pierre Bergounioux (né en 1949), qui publie le quatrième volume de ses Carnets de notes chez Verdier. C’est un vrai journal de bord, où se côtoient les chiffres de tension artérielle, l’effroi et le vertige, le chant des grives, les visites à la mère, Mam, dans sa maison de retraite. Ainsi sur plus de 1 200 pages, le tout formant une entreprise sans équivalent actuel, un journal à la Léautaud, auteur fétiche d’Antoine Doinel chez Truffaut.
Oui, il existe quelque chose d’intemporel dans cette course éperdue contre la montre, et la référence à Truffaut n’est pas si absurde dès lors que le style nait des tumultes de la passion, de la fièvre d’embrasser le vivant, jusqu’au plus petit événement de la vie : ici consignées, cinq années de la vie d’un homme ordinaire, qui ne prétend pas en extraire la part la plus noble, mais au contraire en saisir la part la plus friable, la plus fugace. Nul jugement, simplement le journal d’un Matinal qui se lève tôt pour avoir une chance de saisir l'éphémère et l'or du temps. Jusqu’à la date de la mort de Mam, qui s’éteint le 12 novembre, la veille des attentats de Paris : « Le paysage s’embue», en ce noir novembre 2015 qui emporte la mère et endeuille Paris. Le carnet de notes continue, comme une barque frêle mais obstinée lancée dans l’océan du Temps.
Daniel Morvan.
« Carnet de notes 2011-2015 », de Pierre Bergounioux, Verdier, 1 204 pages, 38 €.