lundi 25 avril 2016

Carnets de notes: le plus beau roman de Pierre Bergounioux?

DR Retour sur les premiers Carnets de Pierre Bergounioux, dix ans après leur publication



Dix ans de la vie d'un homme, de 1980 à 1990. La vie de Pierre Bergounioux, écrivain français né à Brive-la-Gaillarde en 1949. Homme dont le journal (le premier Carnet de notes, trois autres ont paru ensuite chez Verdier, jusqu'à la mort de sa mère, Mam, le 12 novembre 2015, veille des attentats de Paris) nous révèle les vies multiples : professeur, père de famille, entomologiste, pêcheur à la mouche, sculpteur qui transforme les dents de faucheuses en divinités africaines. Car cet écrivain est d'abord un paysan fasciné par le fer, l'outil et la modernité.
Mais pourquoi écrire son journal ? A la recherche de quel mystère? "Le Corrézien de Gif-sur-Yvette" répond à la question dans sa première note, le mardi 16 décembre 1980 : «Parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre à cinq années teintés grossièrement dans la masse. »

Comment le lire?

Et pourquoi le lire? Je me pose cette question dix ans après, en revenant sur la présente chronique, écrite alors que l'ouvrage venait de sortir, en 2006. Et que sa dimension d'événement littéraire n'avait pas encore éclaté. Pourquoi, mais aussi comment le lire? Quels transversales, quelles lignes de crête, quels défilés, quelles pistes balisées suivre dans 1000 pages de vie écrite au plus près de l'existence matérielle, sans jugements, qui tiennent le monde à distance, n'évoquent l'actualité qu'avec retard?
J'y reviens en 2016 après une soirée entre amis, où il fut question du livre. Les Carnets ont leur fanclub, ils offrent à leurs lecteurs une singulière familiarité avec cet homme à la volonté surhumaine, ses chagrins, ses doutes, sa mélancolie et son refus du divertissement.
Dans une courte première mouture, j'avais gardé pour moi l'élément le plus sombre de cette décennie, pour l'auteur. J'avais réglé ma focale sur la vie débordante du «monde rieur», les presque-rien qui composent l'ordinaire de l'auteur. Je n'ai même pas osé aborder la tragédie familiale cachée dans ce livre, ne trouvant pas les mots justes, préférant m'amuser de ce que l'activité de l'écrivain y soit rejetée aux marges, par exemple dans la mention des premières lignes du premier roman jetées au dos d'une facture de vidange. Il est passionnant de voir comment l'écrivain ne dit mot de son oeuvre, s'en tenant à ses manifestations profanes et au rituel des levers matinaux; aux lectures, aux insectes, aux maladies. Mais le "diary" du romancier est aussi un roman secret. En 1986, le coma du beau-frère Norbert change la nature du journal intime: "Ninou nous raconte l'accident, le saut inconsidéré de Norbert par-dessus la crevasse, la glace, de l'autre côté, sur laquelle il glisse. Il découvre l'abîme, sous lui, se retourne, échange, avec Ninou, pétrifiée, un dernier regard, d'épouvante, puis tombe, heurte la paroi, rebondit, roule, inerte, au fond du gouffre où il s'arrête enfin." Le récit de ces jours d'angoisse s'infiltre ainsi dans la chronique quotidienne, qui demeure imperturbable: "Matin tiède, splendide. J'extrais Hegel". L'extraction consiste dans la lecture matinale, approfondie, plume en main, des grands philosophes. "Pas de la rigolade", commente un de ses amis qui l'a vu se lever aux matines pour plonger dans Kant.

Le bonheur océanique

La vie est ainsi faite qu'elle compose avec l'insignifiant et avec le tragique, nous plaçant dans ce terrible entre-deux, à mi-chemin entre une facture de garagiste et les tentatives vaines pour ramener un homme à la conscience.
Et j'en reviens à ma chronique: Nous sommes à ras d'existence, au cœur de l'énigme de vivre, là où ça se passe. Les coléoptères, la vieille R18 qui claque son joint de culasse, tout est là, sans pourtant que le regard ne perde l'horizon d'universalité : « Le bonheur océanique, indicible, d'autrefois palpite faiblement dans le jardin. Vivre est un déchirement. » Et s'il écrit, c'est pour jeter un peu de lumière sur sa propre vie, donner du sens aux instants d'insouciance, comme lorsqu'il se revoit adolescent pêchant à la ligne : « J'ai eu ces heures, sur la Dordogne, et puis j'ai découvert, à dix-sept ans, qu'il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j'ai cessé de vivre. » De sa Brive natale à l'École Normale Supérieure, Bergounioux déniche ce dont il n'avait pas mesuré la grâce tremblante, et y trouve sans doute, comme nous lecteurs, le bonheur de l'après-coup. Ceux qui ont lu tous les livres de Bergounioux pensaient alors que celui-ci était son plus beau.
Daniel Morvan
Carnets de notes, Verdier, 960 p., 34 €.

[Archives] Quand Ernst Jünger traduisait Guy Môcquet en allemand






En 1941, le gouverneur militaire de la France occupée, hostile aux exécutions d'otages en représailles, confie à Ernst Jünger, officier de son état-major, la tâche de rédiger un rapport pour les temps à venir sur la lutte contre les ordres sanglants d'Hitler. Cette hostilité n'était pas foncière, devait ensuite découvrir Jünger, mais fut dictée à Otto von Stülpnagel (le gouverneur allemand) par des considérations pratiques de productivité et de gestion: "les industries fourniraient d'autant plus que les choses iraient sans accroc dans ce pays". La rédaction du mémorandum est décidée par le gouverneur allemand après les attentats de Nantes et Bordeaux les 20 et 21 octobre 1941. Ayant accès aux lettres des fusillés de Chateaubriand, Jünger décide de les traduire et de les inclure dans son rapport. "Cette lecture m'a ému pour une raison particulière, écrit l'auteur. J'avais annexé à mon rapport la traduction des lettres dans lesquelles les victimes nantaises disaient adieu à leurs proches, juste avant de mourir. Ces pages reflètent la grandeur à laquelle atteint l'homme lorsqu'il a renoncé à toute volonté, abandonné tout espoir. D'autres signaux sont alors hissés. La peur et la haine s'effacent; et ressort l'image impolluée de l'homme. Le monde des assassins, des vengeurs féroces, des masses aussi aveugles que leurs maîtres sombre dans les ténèbres; une grande lumière émet déjà ses premières lueurs." Bien au-delà des proses parisiennes de Jünger, dont certains passages restent controversés, la traduction des lettres d'otages par Jünger semble bien relever d'un geste politique. Un geste sans doute plus significatif que la lettre même du rapport de Jünger, qui se sent moralement tenu à la plus grande réserve dans cet exercice d'un rapport d'état-major contre les exécutions, réalisé par un officier de la force occupante. Jünger dit cependant que les condamnés de Chateaubriant et Nantes "ont été remarquables par le calme et la fermeté de leur attitude", et exprime ensuite en termes nets sa condamnation: "L'attentat contre le Feldkommandant Hotz revêt une importance particulière dans la mesure où il est lié à un changement de méthode décisif. Bien au-delà, on peut y associer une réflexion systématique quant à la question de savoir s'il offrait un sens de persévérer dans cette direction qui donna naissance à une modification profonde de la relation entre les troupes d'occupation et le pays vaincu, et même entre les deux peuples." La traduction en allemand, dans ce recueil qui contient toutes les lettres des otages de Nantes, de dix lettres inédites (absentes des éditions françaises), est une manière de recevoir l'hommage de l'officier Jünger à ceux dont il salue la grandeur.
Oui, un allemand a traduit Guy Môcquet et les autres lettres d'otages, dans sa langue, en 1941.
D.M.

Ernst Jünger: Sur les otages, avec une préface de Volker Schlöndorf. Les Belles lettres, 168 pages, 17€.

Jacques Demy 2010

Se promenant dans l’univers incertain des visages féminins, Demy assure ses titubements d’un charme à un autre en élevant des intérieurs extravagants...


« C’est à Nantes que j’ai tourné, disait Jacques Demy, parce que j’y suis né et que je connais bien cette ville folle et très belle ». Né en 1931 à Pontchâteau, Jacques Demy acheta sa première caméra en 1945, dans une boutique du passage Pommeraye.

Ses premiers films de marionnettes en papier découpé, image par image (Attaque nocturne, La Ballerine), vont le conduire à l’école de cinéma Vaugirard à Paris. Son film de fin d'études, Les horizons morts, dans lequel il apparaît, est marqué par une esthétique doloriste et bressonienne. Puis il réalise deux courts métrages majeurs (vidéo: Le sabotier du Val de Loire, 1955, chef d’œuvre du cinéma documentaire et méditation sur la mort, et le road-movie îlien Ars)...


... avant de réaliser en 1960 Lola. Un film-comète porté par la Nouvelle vague (et son producteur Georges de Beauregard), mais qui se singularise par son intensité fiévreuse, sa pellicule ultra-sensible et ses cœurs surexposés, son goût des chassés-croisés et des rencontres de hasard, des filles-mères mélancoliques et des amours  socialement ou moralement interdites (entre la petite Cécile et Frankie le marin, unis dans la délicieuse et sinueuse obscurité d'une chenille de fête foraine, sur la musique du Clavier bien tempéré: vidéo).

C’est la singularité de cet univers qu’explore le livre Jacques Demy, alors que les salles de Nantes projettent ses films. Ils sont également disponibles en DVD, avec une nouvelle restauration des Demoiselles de Rochefort, à partir du négatif original de 1966, dont chaque image (le film en compte exactement 179 010) a été numérisée.



« Jacques Demy est un des rares inventeurs de formes du cinéma français, avec Robert Bresson et Jacques Tati, souligne Olivier Père, directeur du festival de Locarno et co-auteur de l’ouvrage. Il fut le seul à travailler en France à l’intérieur d’un genre bien codifié, la comédie musicale, qu’il a entièrement repensé et révolutionné. Ses films non musicaux relèvent aussi d’une stylisation originale à tous les niveaux : décors, image et son, mais aussi dialogues et interprétation. Un film comme Les Parapluies de Cherbourg n’a pas d’équivalent dans le cinéma mondial. Lola, malgré son style très Nouvelle Vague, se différencie fortement des films de Chabrol, Godard, Truffaut et Rivette par une poésie et une mélancolie très personnelles. »



1963 marquera la consécration mondiale pour ce film de tous les risques, où Demy intègre avec force le matériau esthétique qu’il a constitué dès l’enfance, à commencer par l’opérette et l’opéra qu’il découvre au théâtre Graslin. Demy veut en effet un cinéma qui soit aussi « total » que l’art lyrique, qui magnifie la voix humaine et la parole la plus quotidienne, placée dans un registre de pur tragique. En ce sens Demy n’invente pas un monde idéal, platement démarqué de la comédie musicale américaine, mais porte à incandescence des émotions qu’il prélève du registre réaliste et transplante dans un lyrisme généralisé, auquel concourent la gestuelle, la diction et le chant, les décors, tous codifiés avec rigueur.


Des décors flashy des Parapluies de Cherbourg à la Porsche cabriolet repeinte aux couleurs flower power de Model Shop, on relèvera dans tous les films ce goût pour les « signes du temps ». On pourrait opposer le cinéma euphorique de Demy, plein de signes, à celui d’un Wim Wenders (à qui le Cinématographe de Nantes a consacré une rétrospective), dysphorique et chargé de l’inquiétude propre au « jeune cinéma allemand ».
Les adieux poignants de Geneviève à Guy, à la gare de Cherbourg, semblent répondre à la scène non moins admirable des trains parallèles dans Faux Mouvement.


Dans ce film de 1975, le Trans-Europ-Express emporte Hanna Shygulla vers Milan, loin des yeux et du cœur de Rüdiger Vögler. Le cinéma de Demy ressortit au roman de mœurs à la Balzac quand Wenders creuse le sillon du roman d’apprentissage de Goethe (Wilhem Meister).
Mais chacun fait, à sa manière, parler paysages et décors là où s’arrête la voix humaine, soit par le poids des conventions qui feront le malheur d’un jeune couple d’amoureux, soit par le mutisme pur et simple de la jongleuse incarnée par Nastassja Kinski.
Demy et Wenders s’installent chacun dans une convention romanesque et lyrique pour la faire exploser, soit en montrant la vacuité métaphysique de l’héritage des anciens, soit par exaspération chromatique de l’univers petit-bourgeois de la France d’après l’Algérie.
Dans les deux cas, la résolution esthétique vient d’une « révolution » formelle, Wenders conjuguant la grande rigueur du cadrage et l’atmosphère pétrifiée d’un road-movie sans réelle action, Demy donnant au futur garagiste de Cherbourg la pompe des héros de Verdi, mais avec ses propres mots… et son papier peint ! Car il n’est pas de profondeur métaphysique chez Demy qui ne s’appuie sur une gourmandise insensée des décors.


Se promenant dans l’univers incertain des visages féminins (vidéo: Lola), Demy assure ses titubements d’un charme à un autre en dressant des intérieurs extravagants, comme s’ils pouvaient le protéger lui-même. Le décorateur Bernard Evein a témoigné des exigences particulières du cinéaste, dont le mauvais goût maniaque et assumé atteint une sorte de perversité, à la hauteur du défi : faire du mélodrame dans la France des sixties (Une chambre en ville: vidéo).


Olivier Père et Marie Colmant ont même consacré un chapitre thématique au seul papier peint, et montrent comment le réalisateur charge les décors de significations : ainsi le « papier aubergine aux lourds motifs mordorés » des Parapluies suggère la fantaisie cachée de Mme Emery, mère de Geneviève. Sans parler de la robe de future mère de cette dernière, assortie de manière quasi-hallucinatoire au papier peint bleu et rose de sa chambre.


Le livre s’attache de cette manière aux grands thèmes demyesques : l’androgynie du confidentiel Lady Oscar (inspiré par le manga Rose of Versailles), les filles-mères, l’inceste, les forains, musiciens errants et bateleurs, chers au cœur du cinéaste, la guerre d’Algérie, « trauma majeur des jeunes nés pendant la guerre ». Et la lutte des classes, réduite par les auteurs à un « vieux concept » hérité de Marx, et n’ayant à leurs yeux de vertus que dramaturgiques, dans Une chambre en ville. Cet affadissement de la vision critique peut conduire à s’interroger sur l’héritage d’un cinéaste encore associé par malentendu au cinéma « enchanté » promu par la publicité des Parapluies. Il nous semble aujourd’hui porter non seulement les couleurs de son époque, mais prêter aux suivantes sa gaîté désenchantée.



En 2010, le 20e anniversaire aura permis à Nantes de revendiquer à nouveau son grand cinéaste, comme l’avait fait Rochefort-sur-Mer quand cette ville avait célébré les 25 ans des Demoiselles. Deux villes dont Demy a révélé la cinégénie, sachant les percer à jour comme il le fait des comédiennes, pour en faire de grandes actrices de cinéma. Cet anniversaire nous aura aussi valu la réapparition d’Anouk Aimée, « miraculeuse de beauté préservée comme une Belle au bois dormant revenue sur ses pas », écrit dans son blog (1) le nantais Luc Douillard, qui a su voir tourner en Lola "la roue du monde des occasions manquées, si véridique et si poétique, la roue qui tourne pour nous tous, par nous tous, malgré nous et à cause de nous". La parution de l’intégrale Demy en 12 DVD avait aussi permis de combler les « blancs cinéphiliques » entre les chefs d’œuvre, de découvrir les petits films de l’adolescence. 

Dépliant en main, Nantes marche maintenant sur les traces de Demy (l'ancien garage Demy, allée des Tanneurs, sur le cours des 50 Otages, ou l'appartement de la colonelle d'Une chambre en ville, rue du Roi Albert, où le père de Jacques avait lui-même pris une chambre à son arrivée à Nantes), ou sur l'absence de traces : disparu, l'escalier et la fameuse rampe de la rue de l'Abreuvoir, où Frankie se laisse glisser, et où se trouve l'appartement si désordre de Lola, a été remplacé par l'escalator de la tour Bretagne.

Enfin, la très belle exposition Un Nantais nommé Jacques Demy (commissaire : Marie-Vianneytte Moulin) faisait ressentir le « frémissement des images qui se réveillent » (Bresson) grâce à un dispositif de cabine de projection. Après une entrée toute en couleurs acidulées sur plexiglas, rappel des sixties, le visiteur pouvait, tel un projectionniste, sélectionner des extraits de film qui défilent sur grand écran. On trouvait aussi tout le minutieux bric-à-brac de l’adolescent passionné, élève des cours du soir aux Beaux-arts de Nantes, qui manipule les premières pellicules Pathé-Baby de l’après-guerre, les scénarii, les figurines découpées, tout ce qui montre qu’avant d’être industrie, le cinéma est un artisanat, et que pour faire de beaux films, il faut d’abord aimer la pellicule, déraisonnablement.

Daniel Morvan.


 1 : http://lucky.blog.lemonde.fr/

Jacques Demy, par Olivier Père et Marie Colmant, publié aux éditions de La Martinière (280 p., 45 €). En vente à la boutique du cinéma Katorza et dans l’exposition de la Médiathèque Jacques Demy et dans les maisons de la presse : le dossier Demy de Place Publique (160 p., 10 €).

Les DVD : Intégrale Demy en 12 DVD, 2008 (toujours disponible). Ciné-Tamaris et Arte Éditions rééditent séparément Lola, La Baie des Anges, L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune, Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort.

Archives: Cinéma en Bretagne [2006]


Des premiers spectacles de Termajis (lanterne magique) aux films récemment tournés en Bretagne comme L’équipier de Philippe Lioret (2004) ou Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet (2004), la Bretagne tient une grande place dans le cinéma. Parmi les 250 longs métrages de fiction qui y ont été tournés, leurs auteurs figurent parmi les plus grands : Epstein, Grémillon, Tavernier, Demy, Poirier… Il manquait un ouvrage synthétique recensant tous ces films, hollywoodiens ou militants, navets et films d’auteurs, policiers ou de cape et d’épée. Le cinéma en Bretagne a maintenant sa Bible, et son évangéliste se nomme Tangui Perron. Cet ancien élève de l’historien Jean-Pierre Berthomé, fondateur d’un cycle « Bretagne et cinéma » à Bobigny, a réussi un véritable tour de force avec cet ouvrage, dont l’iconographie est exceptionnelle. Image : « Ne regardez pas la caméra, priez ! » exhorte une pancarte tendue aux pèlerins de Lourdes lors du tournage de Lourdes et ses miracles, de Georges Rouquier, dont l’assistant réalisateur était Jacques Demy. Ce dernier fit de la Loire-Atlantique un poste avancé de l’avant-garde, allant retrouver à Nantes et dans le passage Pommeraye la poétique urbaine chère aux surréalistes : loin des rudesses granitiques de convention, Demy tourne le dos aux couleurs locales. « Cet enchantement de la ville tant arpentée, souligne l’auteur, on le doit aussi au décorateur Bernard Evein, nazairien d’origine et fidèle compagnon du cinéaste ». Bernard Evein, dont l’épouse Jacqueline Moreau dessina les costumes de Deneuve, a quitté ce monde au cours de l’été 2006. Le groupe de créateurs que Perron appelle « l’école nantaise du cinéma», définit une esthétique propre à laquelle répond poétiquement, sur sa « côte au vent », sa façade maritime, celle de Jean Epstein, dont le vibrant Finis Terrae (1929) tourné avec les goémoniers des îles, annonce Man of Aran de Flaherty (1934). L’ouvrage de Tangui Perron peut se lire de diverses façons : dans son ordre chronologique, le plus simple, qui dégage les grandes figures historiques (Marie de Kerstrat, pionnière du cinéma en Amérique, Salomon Kétorza, fondateur du Katorza à Nantes, Louis Le Bourhis, qui inaugure l’Odet-Palace en 1922) ; les réalisateurs qui surent le mieux transcender le pittoresque, tel Jean Grémillon (Remorques, 1941) ; la puissante séduction des paysages et des villes closes bretonnes qui attirèrent tant de cinéastes, comme Les Vikings de Richard Fleischer (tourné à Fort la Latte) ou La belle espionne, de Raoul Walsh, avec l’hypnotique Yvonne de Carlo (tourné à Concarneau, photographiée par Pierre Le Grand). Jusqu’aux réalisations les plus récentes. Mais le parcours le plus naturel est celui du regard qui vagabonde d’une image à l’autre, s’ouvrant ses propres chemins de traverse dans le cinéma des Bretons (de René Vauthier à Marie Hélia, d’Alain Resnais le vannetais à Pierre Trividic, scénariste de Pascale Ferran), et de ceux qui ont capté l’esprit des lieux et des habitants (comme Manuel Poirier, inventeur du road movie breton, ou Claude Chabrol, qui a tourné sept films en Bretagne).Vues de tournage, images de films, portraits de stars, affiches permettent à chacun de faire son propre casting imaginaire avec Vanessa Paradis (Elisa de Jean Becker), Jacques Tati (Les vacances de Monsieur Hulot, tourné en 1951 à Saint Marc sur Mer), ou cet Alain Delon vintage courant sur une plage de Belle-île (Traitement de choc). Sans oublier les indispensables nanars au premier ou au vingt-cinquième degré que sont l’atroce Frisée aux lardons, avec Bernard Menez, et le cultissime Les galettes de Pont-Aven… Le cinéma n’est pas la plus mauvaise façon de revisiter la Bretagne !
Daniel Morvan
Tangui Perron : Le cinéma en Bretagne, éditions Palantines. 240 pages, 300 illustrations, 3 index, 65 €.

Archives: Dialogues avec le visible [2005, poètes bretons] #perros #keineg


« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux.

En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ».

L’album publié par les éditions bordelaises Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. »

Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Georges Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque.
On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une certaine idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg: là et pas là



Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ».
On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule bien frappée : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. »
Paol Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »

Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ».
Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres :
« Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. »
Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.

Daniel Morvan.

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitudes & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.

Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros. 

Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.

Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.

Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.

jeudi 21 avril 2016

Maria Republica: une grande héroïne d'opéra est née


1. La création de l’opéra de Nantes (première mondiale le 19 avril 2016, meilleure création musicale de l'année) a pour personnage central une orpheline dont les parents furent victimes de la répression franquiste. Née sous la plume du romancier andalou Agustin Gomez-Arcos (roman paru en 1983), Maria Republica devient au théâtre Graslin (Nantes) une magnifique héroïne d’opéra : La partition hypertendue et vénéneuse de François Paris (c'est le premier opéra du compositeur), la mise en scène du jeune Gilles Rico, les voix de Solistes XXI et l’Ensemble orchestral contemporain s’allient dans la construction d’un chef-d’œuvre de notre temps.
« À ceux qui luttent contre tous les fascismes », dit la dédicace du compositeur. En moins de deux heures, l’opéra raconte comment Maria, qui fut contrainte à la prostitution, est jetée dans un couvent franquiste, microcosme de l’État nécrophile. Elle feint d’accepter d’être « régénérée » mais continue d’incarner dans la vie cloîtrée la flamme de la liberté.
Prostituée résistante, elle y croise les âmes damnées d’une religion d’État préposée au lavage des cerveaux. Dans des décors de claustras qui évoquent Goya, portée par une musique intense qui reflète les violences de l’oppression, Maria Republica porte l’étendard des Républicains.
Ceux de 1936.


photo Jef Rabillon, Angers Nantes Opéra

La "putain rouge" affronte la dictature noire



2. La religion n'est pas ici "le soupir de la créature opprimée" mais un autre masque de l'oppression. Et nous découvrons la réalité de ce couvent imaginé d’après le roman d’Agustin Gomez-Arcos : c’est la dictature noire, primitive, irrationnelle.
Une sœur camée attend ses injections de morphine, pendant que la supérieure joue aux tables tournantes érotiques. Maria est jetée en pâture à un Christ aux outrages à tête de bouc. L’opéra de François Paris (livret de Jean-Claude Fall) prend ses distances avec l’Espagne de Franco, pour mieux nous parler d'aujourd'hui. Au-delà de cet horizon historique, c’est de l'essence du projet totalitaire que traite Maria Republica : L’État, le couvent comme machine à laver les cerveaux, à bénir les armes d’oppression.
Le spectacle installe une puissante emprise sur le public, par une scénographie (Bruno de Lavenère) et des décors de claustras qu’on dirait conçus par un Fritz Lang qui aurait rêvé de Goya. Et jamais on n’a autant voulu aller vérifier dans la fosse d’orchestre quels crotales, quelles systèmes ventilatoires toxiques sont requis pour créer ce flux sonore dont les torsions brusques, les accalmies, les intervalles anxiogènes évoquent autant Wagner qu'un QHS. Et laissent planer les volutes d'un feu couvant qui éclate dans un final assez prodigieux, sans paroxysme mais au contraire joué en demi-teintes crépusculaires.

On regrette quelquefois une lisibilité limitée de la continuité du récit, des épisodes obscurs, des détails inaperçus (comme la main coupée de la sœur gardienne). Cela tient pour partie à la densité d'une œuvre baroque, chargée de signes et de phénomènes sonores mystérieux, comme cette voix des anges inventée par François Paris: un tel spectacle ne s'épuise pas en une vision, une écoute. Epuisé par ses stridences, ses nécromancies et ses délires kitsch, une écriture vocale virtuose, des sons électroniques en temps réel, le spectateur ne s'en réveille pas facilement. Sommes-nous encore dans ce cauchemar : le Couvent des Régénérés de la Très Sainte Droite ?
Si oui, remettons-nous aux pouvoirs de Sophia Burgos, soprano américaine qui prouve ici sa capacité extraordinaire à donner corps et voix à une belle héroïne libertaire, pleinement contemporaine.
Daniel MORVAN.
Jeudi 21, dimanche 24, mardi 26, jeudi 28 avril 2016 au théâtre Graslin. En semaine à 20 h, dimanche à 14 h 30. Théâtre Graslin, rés. www.angers-nantes-opera.com

Pour sa ligne de pont, le bateau-musée figure dans le film Dunkerque





Cher escorteur d’escadre,
Nous t’avions sous-estimé. Trop prompts à t’assimiler à une vieille coque style « port de l’angoisse », pour les touristes. Pour tout dire, nous t’avons considéré comme une épave. Mais c’est là qu’on reconnaît les vrais outsiders : "la vieille dame du quai de la Fosse" était notre Scarlett Johansson, et nous n’en savions rien.
Cher vieil escorteur anti-sous-marin, tu nous as bien snobés au départ du quai de la Fosse. Nous étions là, encore actif parmi la foule des retraités attirés par le spectacle : Le Maillé-Brezé bouge ! Il part à la guerre! La carcasse se meut ! Eux, ils savaient ce que tu avais sous le capot. Pas la puissance, vu que tu as été privé de moteur, mais ce glamour vieille tôle et gris marine, typiquement années 50.
Maintenant, tu vas jouer les vedettes d’un film de guerre tourné par Christopher Nolan: Dunkerque. Un blockbuster financé par la Warner, qui a craché au bassinet pour affréter la bête : on parle de plus deux fois le budget annuel de l’asso qui s’en occupe, ce qui nous fait deux cent mille euros tout rond.
Nous, on reste sur le quai. Le gars de la production n’a même pas voulu nous adresser la parole. Bien fait. Tu as été lancé le 4 mai 1957. On t'a vu devant Alger cette même année mais la presse n'est guère bavarde sur le sujet, rien en archives. Toutes ces décennies, on t’a à peine concédé un regard, bateau-musée! Aujourd’hui, te voilà héros d’un film sur l’évacuation des forces alliées bloquées dans la poche de Dunkerque.
Rapport à ton élégance, qu’ils disent. Au fait que ta ligne de pont fait furieusement sixties.
Si si, ça, on l’avait vue, ta ligne de pont, juré.
Ça doit pouvoir se retrouver dans un vieil article de 1962. Un de Paul Guimard, si ça se trouve, quand il pigeait pour le canard local.
Si tu peux rapporter un autographe de Scarlett Johansson, ça serait cool, cher escorteur Maillé-Brézé. La bise !
DM


lundi 18 avril 2016

Extrait de "Mai 69"


Efflam, le fils d’Effig, le bourrelier sur l’âne duquel Blanche-Neige était arrivée au bourg, veut devenir musicien. Ils se sont enrichis avec de la bière de labeur, celle qui se boit aux champs, et par de menus travaux annexes (un peu de fossoyage, une main donnée aux vêlages difficiles) qui, les unes ajoutées aux autres, ont pu produire ce miracle dans la tête effervescente d’Efflam : devenir autre par l’acquisition d’une guitare électrique.

J’invite Judith, un dimanche matin donc, à visiter la merveille. Efflam a la classe d’un casseur de banques, qu’il ne tient pas de son père, coureur à l’ancienne, Casanova rural, moustache en guidon de vélo et œil qui frise. Nous sommes juste après la messe du dimanche matin, et trois enfants de chœur se sont précipités aux carillonnements aigus et incisifs de la Stratocaster : ce tableau s’offre à nos yeux des enfants en aube blanche, debout devant Efflam qui, dans son costume du dimanche, fait hurler une Fender sunburnt branchée sur un ampli noir. Celui-ci est posé sur les stocks de peaux. Efflam joue, et sur ce point la mémoire ne peut faire défaut, Carol. Ou bien quelque chose de Creedence Clearwater revival, il aimait bien ce côté rock du bayou et chemises à carreaux. Carol : L’un des hymnes de sa génération. Engouée de la nouveauté, la marmaille en surplis, sous le regard du père qui finit d’emplir un collier de bourre, divinise la Telecaster.
Une révolution, la guitare fauve entre les mains du fils de bourrelier : par Efflam, l’esprit de 68 est entré dans la dernière boutique du dernier village du bout du monde.

(...)

Et la nouvelle survient : Celui qu’on appelle Grande Muraille a été découvert au lit un soir avec la fille de Stoub. Le forfait a été commis sous le toit du fermier. Une belle métairie située de l’autre côté de la grande route, juste au pied des petites montagnes. De ce côté-là c’est rouge vif depuis le roi Soleil. Pire encore, ils se trouvaient dans une position érotique bourgeoise, non révolutionnaire, en formant le chiffre de l’année 1969.

« Nous périssons en tout par l’impunité, enrage Giap, des roulements à bille dans le regard. Il faut qu’il soit livré aux abîmes des ténèbres, l’ange qui a péché. »

Il s’occupera lui-même de la besogne. « Châtier l’impie, comme furent détruites Sodome et Gomorrhe, dit-il entre ses dents. Le vrai marxiste doit être brutal. »

Judith sait de quoi sont capables les camarades. Elle m’entraîne en me prenant la main, nous nous cachons dans un réduit du hangar, près de l’écurie où dort la vieille jument. « Nous ne devons plus, me dit-elle à l’oreille, nous ne devons plus, ou alors faisons-le. »
(...)




Giap ressasse Mao tous les soirs. Son emprise sur la maison est celle d’un Tartuffe, qui maintenant fouille pour dénicher la culture bourgeoise camouflée, sous forme de disques, d’illustrés ou de billes en terre, que Ki-Mao dévore comme des croquettes.


Les jeunes intellectuels, dit Giap en me toisant, la pipe à la main, sont enclins à l’individualisme : Dans les moments critiques, une partie d’entre eux abandonne les rangs de la révolution et versent dans la passivité ; certains deviennent même des ennemis de la révolution.

Je suis le suspect personnel de Giap.


(...)


Quand y arriverons-nous, au bout de nos griffures, de nos écorchures entretenues et regrattées, de nos cicatrices regriffées et capitalisées, des sillons rouges que nous rouvrons en haut des jambes, dans les plis cachés sous les shorts, que nous réenflammons en allant dans les ronciers, au cœur des épines, en nous prenant les mains, juste les mains et les cicatrices, sans rien dire au milieu des mûres dont le sang se mêle au nôtre ? Combien en faudra-t-il, de ces égratignures, pour que s’ouvre la cage, la prison désirée ?


*


La campagne nous prémunit contre une gaieté spontanée, et comme rien de ce qui touche au corps n’est seulement évoqué devant la marmaille, nous devrions être de petits saints tristes. Le puritanisme maoïste aggrave le cas. C’est passé les fêtes de battages et ça ne reviendra plus, nevermore, dit une poésie. Sur la campagne plane l’ange du nevermore et celui du pas encore, qui est le désir d’un garçon de serrer une taille entre ses mains, d’en sentir la souplesse dans un bal du samedi soir. L’été, les jeunes filles du collège sont hors de vue, de sorte qu’aucune de ces visions féminines qui sont le combustible exclusif de l’adolescent ne vient gêner le travail – et je veux dire par travail la vie ordinaire, carencée, en manque, cuisson en vieille marmite fêlée de 1970, la vie sans les jeunes filles.

Je croyais cela : que par là-bas, sur la Côte de granit rose (la mode était à ces appellations, le moindre coin perdu se voulait côte de ou pays de quand ce n’était pas royaume de quelque chose, la moindre terre gaste érigée en principauté touristique, mais cette côte n’était pas un coin perdu, et méritait peut-être qu’on la nomme, avait droit à ce ridicule-là), cette Côte de granit rose où se tournaient quelquefois des films, des comédies dans le vrai style populaire, sur les rivages, s’écoulait une vie sans rapport avec notre vie. Plus belle.


*


Les manuels de littérature et la couverture des ouvrages de poésie multiplient des visions de Judith odalisque sur des sofas, déployée sur les ondes comme un nénuphar, altière Olympia ou dormeuse Baudelaire entre les bras de l’amie. Non, pas de lits profonds ni de sous-bois Chatterley, ni une plage déserte à l’extrême pointe du monde, ni un bruit de sources à travers les prés ; depuis le début, nous savons qu’il n’est qu’un lieu, la paille.

lundi 11 avril 2016

Katerine revient aux sources de la chanson française



Intime et drôle, le nouvel album de Katerine arrive! Une manière de voyage à la Charles Trenet, pimenté de chants d’enfants, de bruits... Un grand cru qui marque le vrai retour du chanteur en 2016.





Entretien



Entretien
Philippe Katerine.
Voici un nouvel album très intime, minimaliste, un film sonore, avec juste un piano et vous… Vous n’aimez plus regarder danser les gens ?
J’adorais regarder et faire danser les gens ! Ce nouveau disque raconte une autre histoire : quelqu’un rentre chez lui après un long voyage. Cet album est un journal intime, moi, mon piano et quelques bruitages… J’ai aussi une envie folle de revenir sur scène, ça me brûle ! Une grande envie de visages inconnus.
Quel écart entre votre tube Louxor et cet album fait à la maison… Quel musicien êtes-vous, cher Katerine ?
Je suis le musicien des autres musiciens. Ceux que j’ai rencontrés comme le guitariste Philippe Eveno, ou le saxophoniste François Ripoche avec qui j’avais fait 52 reprises de chansons connues, tout ça m’a décanté !
Et à Nantes, où vous êtes passé, il y a aussi Dominique A…
C’est quelqu’un contre qui j’aime me blottir. Il est né deux mois avant moi, il est beaucoup plus mature. C’est un roc, un autre père.
Justement, vous chantez sur votre père disparu. Qui était-il ?
Un homme qui se déplaçait lentement, souverainement, et doué d’une fantaisie inouïe, avec son mélange de patois vendéen et d’imagination débordante. Je chantais l’une de ses chansons avec mon premier groupe, les Tics, à Chantonnay. Il avait ses tubes, mon papa, et j’aime les chanter.
Vous parlez des objets qu’on garde. Je vous ai vu avec des pulls déments découpés aux coudes. Vous êtes plutôt vintage, n’est-ce pas ?
Je ne porte que de l’occasion. Et je vais absolument jusqu’au bout de mes pulls.
Et jusqu’au bout de vos pulsions ?
Comme c’est beau, de savoir assumer ses fantasmes !
Il y a chez vous un côté « petit conservatoire de Mireille », Bourvil, Trénet, l’amour de la chansonnette bien troussée…
Comme Bourvil, je suis très rural. Et j’adore Mireille, c’est une référence qui compte dans cet album que j’ai appelé Le Film, mais qui est un film sans cinéma. Tu te lèves le matin et tu regardes la vie qui va, c’est ça, cet album. Un documentaire sur comment je vois la vie. J’aime quand ça reste léger, la voix la plus légère l’emporte toujours sur le grave, chez moi.
C’est aussi, sur ce dixième album, une manière de retour aux sources, un hymne à l’enfance, à l’émerveillement, au « petit jardin », à la France de « Jours de fête », de Jacques Tati ?
« C’était un petit jardin »… Je suis content de voir les plantes pousser dans mon jardin de curé de la banlieue parisienne. Je découvre la nature, je suis un jasmin qui pousse, j’aime rester avec la même plante et la voir grandir, comme mes deux enfants.
Recueilli par Daniel Morvan.
Katerine : Le Film (Wagram). Nouvel album, le 8 avril 2016.