dimanche 24 juillet 2016

Olivier Py: Avignon, miroir du monde

Entretien avec Olivier Py

Ce 70e festival d’Avignon est aussi le troisième que vous dirigez. Avignon est-il toujours un miroir du monde ?
Oui, et d’autant plus fortement quand le monde est moche. Ce festival est international et politique, avec cette année un focus sur les créateurs du Moyen Orient. Les artistes syriens témoignent de leur souffrance autrement que ce qu’on peut voir au journal télévisé, avec de l’intime. Et les mauvaises nouvelles ne nous accablent pas lorsqu’on ne voit pas des victimes, mais des humains.

Faut-il au théâtre des spectacles très longs (comme 2666, qui s’étend sur 12 heures) pour accoucher de l’avenir ?
Le spectacle long, j’en suis presque l’inventeur, après Vitez et Le soulier de satin ! C’est d’abord une aventure héroïque de spectateur, et le public s’applaudit lui-même. Les longues pièces sont l’occasion de rencontres merveilleuses. Un spectacle de 12 heures est un très bon moment pour tomber amoureux.

À quand votre prochaine grève de la faim avec Ariane Mnouchkine ?
Ariane, j’aimerais dîner avec elle pour lui dire que je l’aime. Elle m’a appris une chose : On ne pense que quand on agit.

À ce titre, êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Non, hélas. La temporalité du théâtre n’est pas celle d’une alerte. Nous sommes trop lents pour agir face à l’événement. Nous sommes des lanceurs de méditation.

Le théâtre peut-il changer le monde ?
Il change déjà cette bonne ville d’Avignon. Qui ne vit, pour l’essentiel, que par son festival. Elle serait déjà tombée dans l’escarcelle du FN si elle n’avait pas eu le théâtre.

On dit que vous êtes un festival d’élites…
Le public du festival est en majorité composé de membres de l’éducation nationale. Oui, c’est bien une élite culturelle. Mais les élites socialement dominantes, elles, vont au festival d’Aix-en-Provence.

Qu’avez-vous recueilli de l’écume des jours ?
Ça me touche d’entendre ce titre, L’écume des jours, mon premier spectacle à Avignon dans le off. J’étais jeune remplaçant, je n’avais débuté que dix jours avant la première. Ce fut l’éblouissement des commencements. Mais le off, c’est très dur.

Après le festival, vous êtes plutôt mer ou plutôt montagne ?
Ne le dites à personne : depuis 25 ans, je vais à Ouessant, où j’ai une maison. Tous les écrivains ont besoin d’une île pour écrire et pour dormir. Bien au frais.
Recueilli par
Daniel Morvan.

Auteur, metteur en scène, acteur, Olivier Py est directeur du Festival d’Avignon, dont la soixante-dixième édition se tient jusqu’au 24 juillet dans la cité des Papes.

vendredi 22 juillet 2016

Le 15 juillet 2016, sur la promenade des Anglais

48 heures après l' attaque terroriste du 14 juillet, la promenade des Anglais a été réouverte. Envoyé au festival d'Avignon, j'ai été dérouté sur Nice. 

La mer n'est pas moins bleue qu'avant-hier. Le lendemain du 14 juillet, un chemin de fleurs jalonne la trajectoire du camion. Un mausolée de fleurs, où les caméras tournent en continu. En marge, certains vont à la mer. Sac de plage en bandoulière, ils bravent les cordons de sécurité pour atteindre la plage. Et cela n'a rien à voir avec de l'indifférence: "Cela fait quarante ans que je me baigne ici, et je ne vois pas pourquoi ça s'arrêterait, justifie ce retraité bien campé sur ses galets, au milieu d'un groupe d'amis où se trouve l'italienne Nevina. "Le camion m'est passé à trois mètres, dit-elle, c'est juste la chance si je ne suis pas passée sous les roues. Alors je me baigne."
Pythou est le plus vieil employé de Neptune Plage. "J'ai connu les camps de réfugiés au Cambodge, dit-il, et j'en suis sorti très endurci. Mais ce que j'ai vu le soir du 14 juillet à Nice m'a tiré des larmes. Des enfants écrasés, des blessures affreuses. Pour moi, remettre mes 300 matelas sur la plage, c'est un peu une preuve de courage. C'est un acte civique de venir se baigner ici." Et ici, c'est la plage du Negresco, le palace niçois. Les souvenirs du 14 juillet débordent: "On a entendu un grondement sur la toiture du bar, une avalanche de personnes qui sautaient du parapet pour échapper au camion."
Patricia, la directrice du Neptune, raconte qu'elle avait organisé une soirée dans son restaurant de plage. Soudain, après le feu d'artifice, le public déferle en masse sur la plage, se réfugie dans la vaste salle, où sont étendus blessés, femme enceinte tétanisée, fillettes chinoises terrorisées. "On entendait des coups de feu sans savoir qui tirait, on s'attendait à être la cible de tirs de kalachnikov. Et vers 4 heures du matin, le désert. La promenade, les corps, l'armée. Nous avions eu peur d'un attentat pendant l'Euro de football mais le 14 juillet nous étions confiants, rien n'allait arriver, pensions-nous." 
Et ces mêmes histoires qui reviennent, d'enfants sauvés parce qu'ils voulaient acheter des bonbons, s'écartant de la trajectoire.


C'est un jeune couple, parmi ceux qui errent dans les rues de Nice, et vont déposer une rose, un bouquet là où ils ont vu des personnes tomber. Ils étaient venus à Nice passer une semaine, "Au Negresco, affirme Olivier, jouant les riches touristes, avant de corriger: Non, je plaisante, une petite chambre louée, juste derrière."
Ils reviennent confronter les images d'horreur au bleu de la mer. Vérifier la réalité de l'événement sur le bitume du boulevard de la mort. Ils refont lentement le chemin, marchent là où ils ont couru, se mettant à l'abri du 19 tonnes lancé à 90 km/h: "On s'est rangés derrière les porte-vélos, juste après les halles, là où le camion a traversé la chaussée, zigzaguant pour chercher ses victimes. On a couru dans les galets, j'ai dit à Anne: couche-toi", se souvient Olivier. 
"On aurait tellement aimé porter secours, dit-elle, navrée, mais on a juste réussi à sauver notre peau. Et depuis, on n'arrête pas de se retourner au moindre bruit." Eux aussi continuent de croire à la couleur de l'océan, sur cette promenade des sanglots qui dresse ses parasols. Tous frôlés par la mort, un soir de feu d'artifice. "Le lendemain, confie la jeune Lorientaise, je n'avais pas trop envie du plaisir de la baignade. Mais je me suis baignée quand même avec Olivier. Par nécessité. Parce qu'il faut prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur."

Daniel Morvan, le 16 juillet 2016 à Nice (reportage relu et mis à jour le 8 août)

mardi 12 juillet 2016

Ennio Morricone, portrait du musicien en chien de prairie


Extérieur jour, un taxi traversant Rome.
L’homme est sujet aux éruptions brutales. La gaffe peut vous valoir la roche tarpéienne: « Lorsque vous vous adressez à Ennio Morricone, précise la feuille de route de la production à l’intention des journalistes, il convient de l’appeler Maestro. Ne surtout pas utiliser l'expression Spaghetti Western. »
Sur la route vers le centre de Rome, le chauffeur du taxi nomme les beautés de sa ville: le Capitole, la gorgone appelée « la bouche de la vérité », la piazza Navona, le rue des Boutiques Obscures, « la machine à écrire », comme les romains appellent le monument à Victor-Emmanuel II. Sur lequel donnent les fenêtres du Stakhanov italien de la clef de sol.
500 musiques de films au compteur: Il était une fois dans l’ouest, Le Bon, la brute et le truand,  Pour une poignée de dollars, L’Oiseau au plumage de cristal, Mission, Cinéma Paradiso, Here’s to you (thème de Sacco et Vanzetti) ou Il était une fois en Amérique.

Mais six seulement avec Leone. Les autres vont d’Almodóvar à Zeffirelli en passant par Pasolini, Molinaro, Brian de Palma, Giuseppe Tornatore, et même les séries Z d’épouvante. Ces tubes forment une partie du concert de sa tournée européenne, manière d’adieu au western de nos enfances. Au pupitre, l’homme que nous rencontrons dans un instant: bon, brute ou truand?

Intérieur jour: antichambre d’un luxueux appartement de la piazza Venezia.
Derrière cette porte capitonnée d’or, le maestro nous reçoit. Rien, sur les murs, n’évoque le cinéma. Céramiques de Picasso (des gorgones), tapisserie de l’Enlèvement des Sabines (le western des origines de Rome). Un décorum de patricien. Et le voici, glissant sur le tapis: pas de tic nerveux, pas de baguette brisée. Visage de vieux seigneur, à la Visconti.
C’est avec quelques centaines de partitions qu’on fait un maestro et ce rentier romain n’échappe pas à la règle: « Quand j’étudiais la trompette, jamais je n’aurais imaginé gagner ma vie en composant des musiques de western. J’étais comme un avocat: c’est le client qui décide de quoi vous êtes spécialiste. Et dans mon cas, le cinéma m’a sacré compositeur de musiques de films. »  Un genre qui lui a bien réussi. Parce qu’il a su trouver le passage secret entre la pop et la symphonie. Il a le génie des sons qui accrochent, des gimmicks grotesques, ces bruits de crotales, ces flûtes plaintives dans la nuit, ces guitares sarcastiques, sifflements, claquements de fouets. Et ces chœurs qui donnent le frisson, lorsque Claudia Cardinale va donner à boire aux ouvriers du rail.
Comment ne pas prononcer le nom de Sergio Leone, son alter ego, son jumeau de cinéma? « J’ai parlé de Sergio toute ma vie, vous savez. Sa mort fut une perte terrible, j’essaie de ne pas trop y penser. Il a souffert que son génie soit associé au western, genre si peu italien. Il était considéré comme un réalisateur de série B et n’a jamais reçu un seul prix en Italie. »


Pour Sergio, son ami d’enfance, Ennio écrit des partitions aussi fortes que ses films. Des musiques saisissantes que Sergio diffusait pendant le tournage des scènes. Des gros plans émotionnels qui donnent des idées au cinéma. « Je ne change jamais une note, mais le montage gagne à suivre la musique. Elle peut suggérer des pistes au spectateur. » Leone l’appelait d’ailleurs « mon meilleur scénariste ». Dans Il était une fois dans l’ouest: l’harmonica est le leitmotiv du film et le nom de son personnage principal (Charles Bronson). Le scénario est signé des quatre fines gâchettes: Dario Argento, Bernardo Bertolucci, Sergio Donati, Sergio Leone.

Intérieur nuit. Gros plan: Ennio aboie
La nuit tombe sur la piazza Venezia. Soudain, comme l’artichaut braisé qu’on sert dans le vieux ghetto voisin, les murs ornés de l’appartement semblent s’ouvrir sur l’Amérique rêvée par Rome. Quittant le ton de la conversation, Ennio Morricone nous offre un exemple de sa méthode de composition. L’octogénaire laisse échapper un cri de coyotte: c’est le thème du Bon, la brute et le truand.
Le maestro se lâche, psalmodiant le cri des chiens de prairie. Alors que les artistes du monde entier viennent toujours à Rome puiser aux sources de l’art, il est allé chercher ses idées dans des espaces étranges, des aboiements sauvages puisés aux tréfonds de son imagination. « Parfois, j’ai eu des fulgurations. L’idée du coyotte est de celles-là: c’est à la fois un son réaliste, qui appartient à l’Ouest américain, et elle a aussi une signification symbolique. »


Extérieur nuit, taxi. La  bouche de la vérité
Demeure ce mystère: pourquoi, à 86 ans, remonter sur scène? Ennio Morricone est le seul compositeur à avoir reçu un oscar de cinéma. La fortune et les lauriers sont sur sa tête. Pourquoi revenir avec 170 musiciens et choristes, plus une soprano (Susanna Rigacci)? Dans le taxi de retour, nous passons à nouveau devant la Bocca della Verità, supposée dévorer la main des menteurs. Le maestro y mettrait-il la sienne? Quel est le secret?
L’instrument d’un chef est son orchestre. Comment en jouer, sinon devant un public? Un pur désir d’orchestre. Une envie de musique qui sonne en nous, aussi nostalgique qu’un air d’harmonica.

Daniel MORVAN.

vendredi 8 juillet 2016

Sept façons de faire le Voyage à Nantes


Vive le Van, vive le Van… Tout l’été, le Voyage à Nantes propose des surprises le long de son nouveau parcours 2016 dans le centre-ville de la Cité des ducs. D’une cabine aquarium à un mobile géant, laissez-vous guider en suivant la ligne verte dessinée au sol.

En flâneur
54 œuvres sur 20 km de parcours fléché par une ligne verte ! Deux mois de découvertes surréalistes au coin de la rue, d’exposition étonnantes et de ville bouleversée… Le long d’une ligne verte marquée au sol, pas moins de 650 000 touristes (c’est le chiffre espéré par Le Voyage à Nantes) vont déambuler tout l’été. Simple piéton, vos pas s’étonneront en traversant le « boulevard tordu », appelé « traverses » par Aurélien Bory. Un boulevard tout en courbes pour une flânerie apaisée, qui vous conduit vers le tunnel de palissade du collectif Vecteur : une sorte d’oscillateur où vous vous engagez dans une autre dimension, si vous le sentez !





En marinVous chérissez la mer, toujours recommencée ? Courez au hangar à bananes, quai des Antilles. La Hab Galerie accueille « La Mer Allée avec le Soleil », un montage du Corse Ange Leccia. À la fois ode maritime et chant de l’adolescence, cette vidéo XXL mêle pop music et images pour évoquer la splendeur du monde. Sublime. Autre évocation maritime, Léviathan et ses fantômes, documentaire immersif tourné dans les eaux de Moby Dick, sur un chalutier de Halifax (Lieu unique). L’eau se retrouve dans la cabine téléphonique transformée en aquarium de rue exotique (passage Sainte-Croix). Autre ambiance balnéaire, à Mauves-sur-Loire, dont l’ancienne plage verte retrouve des airs de station du siècle dernier.






En amateur de mystère
L’inconnu me dévore : Cette phrase est inscrite, en breton ancien, sur la tour du Palais Dobrée. Cette phrase mystérieuse inspira un livre au poète Xavier Grall… Elle sert de titre à une expo qui mêle les objets de trois musées, dans une ambiance de cabinet de curiosités. L’artiste nommé Le Gentil Garçon a même imaginé une chambre secrète. Plus loin, au théâtre Graslin, les statues de Molière et Corneille s’ennuient et chuchotent : « Psst, raconte-moi une blague, fais-moi rire ! » Autre façon de rire des hommes statufiés : à la galerie l’Atelier, les tableaux loufoques de l’Islandais Erró consacrés aux voyages imaginaires de Mao.






En esthète
Le cours Cambronne est une promenade très chic, entre les façades d’hôtels particuliers. Dans cet univers à part, Pierre-Alexandre Remy inscrit la fluidité d’une spirale aux articulations en bleu de Sèvres. Un peu de fantaisie introduite en douceur entre les feuillages cubiques et les façades impassibles. Esthète, mais pas au point de snober la cantine du voyage, incontournable avec ses 300 couverts, son bar, ses baby-foots et son terrain de pétanque.





En citoyen du monde
Vous ne ratez pas l’exposition de street art Grafikama, volet Afrique de ce Voyage. Rue des Pénitentes, Pick up a livré une maison aux bombes colorées de 12 artistes de cinq pays africains ou inspirés par l’Afrique. Au rez-de-chaussée, une salle de projection retrace le périple de Kazy, passé par l’Éthiopie, le Sénégal, le Cap Vert et le Maroc.


Citoyen du monde, le mobile de la place du Bouffay vous fera lever le nez : un gigantesque mobile fait de pétales de containers, suspendu à une grue ! Cette œuvre greffée au chantier estival du tramway rend hommage à la poésie de l’acier, et à Calder, l’artiste américain célèbre pour ses assemblages de formes animées par les mouvements de l’air. L’un de ses mobiles est visible à Saché (le château de Balzac) en Indre-et-Loire, pas si loin de Nantes: 150 km.






En naturaliste
Vous êtes bien en centre-ville de Nantes, mais le végétal prend ses aises dans le potager de La Cantine du Voyage. histoire de nous rappeler que Nantes est le premier producteur maraîcher de France. Dans le magnifique platane du square de la Psalette, les chants d’oiseaux de latitudes lointaines se font entendre (chants de Sturnelle de l’Ouest, Sturnella neglecta). Au Jardin des plantes, Claude Ponti a créé un « Jardin Kadupo » : Une ribambelle de pots prennent vie autour du poussin endormi dans l’orangerie du jardin. Très fréquenté !

En sportif
Des tables de ping-pong en puzzle ou en looping ! Avec le Skate ô drome, le Ping-pong park est le nouveau lieu des playgrounds du Van. Sur une table en forme de coquillage, de looping ou de puzzle, les visiteurs sont invités à se défouler, raquette à la main, quai François-Mitterrand. Vous avez aussi l’arbre à basket, en usage libre, et les trampolines cratères où l’on peut jouer à marcher sur la lune, à la lumière d’un clair de terre…

Ce soir, l'araignée Kumo dîne en ville


Je suis l’araignée Kumo, 20 mètres d’envergure les pattes dépliées. Je viens promener mes 35 tonnes dans les rues de Nantes…


Agrandie mille fois



Je suis Kumo, une araignée née en 2009 à Nantes. Vous croyez me haïr et vous allez m’aimer. Votre cœur va battre pour moi, le mastodonte dont vous rêverez bientôt, que vous embrasserez peut-être en songe. Pourtant, je n’ai ni regard véritable ni bouche digne de ce nom, mais les ballerines jalousent mes huit pattes grêles et les fauves, mes mandibules.
Je suis la fille de François Delarozière, ce bipède. Je pense qu’en me créant, c’est cette chimère qu’il poursuivait : m’agrandir mille fois. Et agrandir ses peurs. Un fantasme semblable animait déjà Jonathan Swift, auteur des Voyages de Gulliver. On dit que les rêves d’agrandissement viennent des crises, pendant lesquelles les fortunes enflent ou diminuent sans contrôle. Je suis la fille d’un rêve de croissance sans fin. On m’appelle The Princess à Liverpool, où je suis allée parader. Les Japonais me nomment Kumo-ni, l’araignée, d’où mon nom usuel, Kumo.

Appelez-moi comme vous voulez, je suis si peu de votre monde. Vous terriens, vous êtes des créatures ancrées. Vous vous élevez lourdement du sol. Moi, sans effort, je vous survole, je vous enroule dans un fourreau de soie, je vous chasse à courre ou à l’affût. Je suis fille de l’air, de l’eau et de la terre. Admirez-moi tant que vous pouvez, faites des réserves de féerie, car nous nous retrouverons. Et vous serez mes rouleaux de printemps.



Seize Lilliputiens manipulateurs


Accrochez-vous à des données, des chiffres, si cela vous rassure : admirez mes 13 mètres de haut, déployée. Mon envergure de 20 m. Mes quatre paires de pattes animées par huit manipulateurs, assis sur des sièges spartiates. Admirez les seize Lilliputiens qui s’activent à me donner vie : un conducteur pour le roulage, un autre pour régler l’assiette, un autre spécialisé dans ma tête et mes yeux opaques, deux autres pour l’abdomen, la bave, le venin, la soie.
Hors de mon corps, un bipède guide les manipulateurs et toute cette valetaille obéit à un directeur de manœuvre au sol, qui règle toute la dramaturgie : il est mon âme. Ce major Tom donne ses ordres par liaison radio intercom. Ça crachote dur dans le casque. Ce n’est pas du chant grégorien, mais l’effet est le même : chair de poule et frissons. Car vous avez au moins ça, minuscules humains : l’émotion.


Ma tripaille hydraulique


Fredette Lampre, mère poule de la compagnie La Machine, adore la tripaille de buses hydrauliques connectées à des joysticks. Pour rassurer, elle dit que je suis une princesse lunaire en déplacement, une reine de la nuit en tournée mondiale.
Les mécanos qui me démontent et me remontent rigolent de mon côté Soyouz, cette capsule spatiale soviétique. N’empêche que bouger huit pattes de 800 kg chacune, ça ne se fait pas au sang de navet. Je marche aux fluides hydrauliques et à la sueur des hommes.
Marrez-vous, bipèdes : tout à l’heure, vous ferez des selfies avec moi. Vous chercherez à lire dans mes yeux. Vous trouverez du mystère dans mon cœur diesel. Vous vous direz : c’est peut-être elle la mère de toutes nos colères, de nos défilés en ville, de nos frontières bravées, cette Kumo qui n’a même pas de regard. Avec ses yeux en sonnette de vélo, Kumo voit plus loin que les hommes fatigués. Si vous montiez sur ma carapace, pour voir l’avenir ? »


Daniel MORVAN.
L'autre araignée de La Machine




lundi 4 juillet 2016

45 salles, 1,3 million de spectateurs dans l'agglo nantaise

Avec 45 lieux de spectacles, Nantes constitue une exception culturelle dans le réseau culturel français. Avec Marcel Freydefont, nous avions en 2015 tenté d'estimer la fréquentation totale annuelle dans l'agglomération, faisant ainsi pièce à une rumeur de déclin répandue par des "culture-haters" poujadistes décidés à mettre à mal le statut d'intermittent et à sabrer les spectacles politiquement incorrects... Aucun doute, l'économie culturelle fonctionne bien à Nantes, même si les petites compagnies théâtrales souffrent.


Alors que plusieurs dizaines d'artistes français lancent un appel au gouvernement pour le maintien du réseau culturel en France, la tendance nantaise n'est pas à l'effritement. Côté divertissement grand public, le Zénith de Nantes explose tous ses compteurs depuis son ouverture, avec un millésime record. Mais ce n'est qu'une partie du phénomène.
L'agglomération présente une constellation de 45 lieux de spectacles qui ne connaissent, pour la plupart, aucun problème de fréquentation: les taux de remplissage en témoignent (88% au Grand T, 90 % à Lu). Le total des entrées dans l'agglomération, des 145 000 billets de la Folle journée aux 34 000 de la Compagnie du café théâtre, est supérieur au million. On estime même à 1,3 million le nombre de places vendues en 2014.


Cultures plurielles



La diversité fonde une sorte d'« exception culturelle nantaise ». Le nouvel adjoint à la culture de Nantes en fait son credo. L'adjoint David Martineau aime à citer le bouquet des propositions nantaises: Lieu unique et ses multiples activités et festivals, Scopitone et Stereolux, Culture bar-bars, Opéra, Royal de Luxe, Hab galerie, théâtres de proximité, Grand T, Tissé Métisse, Utopiales, festival des Trois continents et autres festivals de cinéma, La Folle journée, Hip hop session, musée des Beaux-arts rénové qui rouvre en 2017... «Autant de lieux et d'évènements emblématiques de la diversité de l'offre culturelle nantaise. À Nantes, la culture se met au pluriel avec un S et c'est tant mieux. »
La vieille tendance poujadomédiatique à opposer populaire et élitiste, Zénith et Lieu unique, est-elle fondée? « On peut être spectateur du Zénith, expliquait naguère l'architecte Patrick Bouchain, et apprécier par ailleurs du théâtre contemporain. Il ne faut pas découper le public en tranches. »
L'insolente santé de la vie artistique va dans ce sens. Elle fait à la fois preuve de la singularité la plus exigeante (Phia Ménard, compagnie nantaise à rayonnement international, qui défend une culture trans sans rien céder de ses exigences) et de propositions grand public de qualité populaire, dont Christine & The Queens, Madeon, après Dominique A et Jeanne Cherhal, sont les récentes illustrations.
Daniel Morvan

Nantes? 1,3 million de spectateurs!

Entretien avec Marcel Freydefont, directeur scientifique du département scénographie à l'École nationale supérieure d'architecture.

Nantes n'est pas une ville de théâtre. Mais est-elle une ville de spectacle ?
Il est vrai qu'en 1950, Nantes est passée à côté de la décentralisation théâtrale et a manqué le coche. Angers a accueilli le Centre dramatique national de région. Mais Nantes n'a pas manqué le spectacle vivant. Il dépasse le million de spectateurs. Et, si l'on compte le public des festivals comme la Folle journée et Scopitone, le chiffre de 1,3 million est parfaitement plausible.



En l'absence de Centre dramatique national, c'est le réseau culturel de la métropole qui explique ce succès ?
Nantes est de ce point de vue une ville atypique. Elle constitue une constellation de salles, qui est singulière au regard du paysage français. Les équipements ont développé entre eux une politique de coopération exceptionnelle. Plus que jamais, dans la période où les réseaux sociaux donnent le sentiment de pouvoir être partout, le théâtre porte l'idée du lieu, de la sociabilité et de l'urbanité.
Le centre de vie du Lieu unique est devenu un modèle international qu'on vient observer et qu'on nous envie. L'idée du théâtre comme clef de voûte de la forme urbaine, à l'époque des Lumières, s'est perpétuée dans cette « constellation » de salles.



Mais Nantes est-elle un vivier d'artistes ?
Il existe une forte « signature artistique nantaise ». À commencer par la compagnie Non Nova de Phia Ménard et Royal de Luxe. Et tout un terreau de compagnies locales comme la Fidèle idée, le Théâtre du loup, Banquet d'avril, nourries par la classe d'art dramatique du Conservatoire, capable de faire s'épanouir des talents comme India Hair.