mardi 29 novembre 2016

Elisée, le géographe aux semelles de vent

Le projet de "grand globe" d'Elisée Reclus pour l'Exposition universelle



Pourquoi raconter ce qu'on sait déjà de la vie des hommes? Thomas Giraud s'est attelé à une biographie d'Elisée Reclus, "géographe, anarchiste, végétarien, marcheur, rédacteur de guides de tourisme, penseur aux vies multiples", en se concentrant sur la période peu connue de l'enfance. Le hasard a mis Reclus sur la route du juriste nantais de 39 ans (au moment de la publication du livre chez un éditeur lillois au beau nom bashungien, La Contre allée), venant remplir le besoin d'écrire: la lecture de l’Histoire d’un ruisseau d’Elisée Reclus, la biographie de Jean-Didier Vincent, et la découverte de la correspondance d'Elisée Reclus avec sa mère Zéline et son frère aîné Elie.
La fiction dans les blancs d'Élisée avant les ruisseaux et les montagnes va s'écrire dans l'ordre chronologique. Elisée, qui va sa vie entière s'appliquer à faire mentir son nom de "reclus", est élevé dans une famille en forme de cellule pédagogique expérimentale, par la mère inspirée par le système jésuite et les principes d'attraction passionnelle de Charles Fourier. Les deux premiers fils seront comme moi pasteurs, décide Jacques, le père. Cela passe par les Frères Moraves à Neuwied, sur le Rhin. Elie l'aîné s'y trouve déjà. Moqué pour sa pauvreté par les fils de bourgeois de ce collège, il prépare le terrain pour son cadet qui, à onze ou douze ans, prend son bâton de pèlerin calviniste.
Le peu qu'on en sait se lit dans les lettres d'Elie, le grand frère fratrissime, au sein d'un vaste corpus de textes qui constituent le vivier où puise Thomas Giraud, notamment la correspondance compilée dans le recueil Les Alpes. L'existence de ces textes n'explique pas à elle seule le mystère de ce livre de résurgences et de sources indétectables, les quelques rares citations réelles d'Elisée Reclus étant signalées par les italiques.
Non, l'axe fort de ce livre magnétique est bien ce voyage d'un enfant à travers la France, selon une ligne droite du Périgord au Rhin. Cette traversée depuis Sainte-Foy accomplie seul, à onze ou douze ans, à pied et en malle-poste, par Élisée, qui découvre les horizons, les routes, les ciels, les rivières, est une suite d'épiphanies du monde, de révélations de la nature. L'écriture de Thomas Giraud conserve une neutralité attentive, mais vibre malgré elle: "Il faut quitter la terre, ses pierres, et le mouillé des ruisseaux autour de la maison avant de pouvoir traverser, monter, grimper, regarder d'en haut cette France dont il va faire une diagonale, vers le nord et vers l'est." Et, déjà en route: "Il mange à peine, il découvre et ne peut faire autre chose. Les coutures s'ouvrent, il prend, est avalé en retour dans ce qu'il voit. Même dormir lui est difficile. Il se laisse absorber totalement, prenant les paysages, les rives de la Gironde, celles de la Seine, les contreforts du bassin parisien, la Champagne pouilleuse, les forêts de l'Argonne, les plaines de l'Est, les boucles de la Meuse, comme une globalité. Il ne hiérarchise pas. Un arbre qu'il ne connaît pas au bord du chemin l'émeut autant que les grandes villes."

Au bout du chemin se trouve le pensionnat, l'ennui. Le fils de l'évangéliste périgourdin est, comme lui, animé du désir de battre la campagne et de ramasser des pierres. Débute alors l'âge des projets imaginés: "raconter la vie d'une goutte d'eau partant de sa source pour rejoindre la mer, étudier des pierres et leur influence sur l'agriculture, établir la proportion moyenne de la fonte et de l'évaporation pour les masses de neige qui tombent dans les montagnes"... Ou encore, fantaisies conjecturées par l'auteur, "déterminer s'il existe une organisation familiale chez les pierres" ou "comparer les glaciers: certains sont-ils pauvres?"
C'est fort éloigné de la science expérimentale du XIXe siècle.
Promeneur solitaire, Elisée envisage de tirer d'une goutte d'eau le secret des rivières, lire l'univers dans un caillou du chemin. Connaître, oui, mais sans abdiquer aucune prétention au mystère. Au fil du chemin, Giraud égrène des "bouts de pensée" qui finiront par devenir la pensée d'Elisée Reclus, humaniste et encyclopédiste à la Diderot, amoureux de la terre doté du souffle d'un Ramuz ou d'un Giono, dormeur à même le sol, à qui la sieste offre une science plus profonde "de milliers de lieux-dits, d'arbres égarés, de rus entre deux champs".
Puis le voyage de retour, le reniement de la voie dictée par le père. Et l'âge adulte, géographique, auquel il accède comme rédacteur des guides Joanne, ancêtres des Guides Bleus, dont certains (Nice, Cannes...) restent dans les annales. Avant le projet absurde, borgésien, du "Grand Globe", maquette immense de la terre, qui ne verra pas le jour... Exil, prison seront le prix de ses convictions anarchistes, qui lui vaudront la suspension de l'Université libre de Bruxelles. Mais ce versant politique de la vie de Reclus n'est qu'à peine esquissé par Thomas Giraud, qui s'est logé dans la tête de son sujet, dans la bonne densité d'éther, à hauteur du regard rêveur capté par Nadar: un savant fou, si bien rêvé dans ce livre qu'on se dit, comme lui, que tout est possible.
Daniel Morvan.
Thomas Giraud: Elisée avant les ruisseaux et les montagnes. La Contre allée, 14€

Benjamin Péret, soldat inconnu du surréalisme

Benjamin Péret, Tristan Tzara, Paul Éluard et André Breton



Une photo colle à la peau de Benjamin Péret. Prise en 1926, on le voit "insultant un prêtre" de Plestin-les-Grèves, lequel ignorait probablement avoir affaire, sinon au pape, du moins à l'un des cardinaux du surréalisme. Péret ne s'est pas remis de cette caricature. La comparaison avec Jacques Vaché renforce encore cette impression: L'écrivain nantais suicidé et sans œuvre (hors sa correspondance), fut célébré par André Breton, alors que le rezéen Péret a laissé une "œuvre poétique considérable" - mais introuvable. Le livre de Barthélémy Schwartz vient utilement corriger cette image pour resituer cet oublié de l'histoire dans la galaxie surréaliste et celle des combats des intellectuels au début du XXe siècle.

Né en 1899 dans cette cité ouvrière au sud de Nantes, il est introduit en littérature par sa mère, à la façon d'un employé de commerce. Il "monte" à Paris, où il rejoint l'avant-garde dadaïste au sein de la revue Littérature. Sa première apparition publique a lieu à la salle Gaveau en 1920, où il surgit sur scène pour prononcer ces mots restés dans l'histoire: "Vive la France et les pommes de terre frites". Marqué comme le plus provincial des dadaïstes, en raison de ses origines modestes et de son parcours d'autodidacte, il est l'un des instigateurs du "procès Barrès", et paraît une nouvelle fois sur scène muni d'un masque à gaz. Quelques chahuts plus tard, nous le retrouvons en Bretagne (Plestin-les-Grèves, Ploumilliau, Saint-Michel-en-Grève) auprès d'Yves Tanguy, puis à nouveau insultant des ouvriers qui vont le retrouver peu après sur la route, où il a été stoppé par une panne. Une fois de plus, le ridicule revendiqué semble dominer dans ces faits d'armes. Mais Péret est par ailleurs un écrivain, qui envisage la poésie, dit-il, comme une invitation à rompre "le charme maudit" et à rejoindre la vraie vie au paradis de l'écriture automatique.

Son parcours très "agit-prop" se confond alors avec le surréalisme. Parler de Péret, c'est parler de Breton, d'Eluard, d'Aragon mais aussi de Prévert par son goût du parler populaire. Qu'il soit décrit comme "boute-en-train incomparable" n'est pas de nature à mieux cerner son rôle, qui se précise quand il prend en 1926, pour quelques mois, sa carte au parti communiste. Après la publication des "Rouilles encagées", ouvrage saisi à l'imprimerie, qui ne sera publié qu'en 1970, il part pour le Brésil avec son épouse la cantatrice Elsie Houston, "figure emblématique du modernisme brésilien". Elle mène de front sa carrière de soprano et de chanteuse folk, membre du mouvement anthropophage (prônant le retour à la "brésilianité" et le rejet de l'héritage colonial).

Collecteur, correcteur


En 1931, il soutient la gauche d'opposition au Brésil d'où il est expulsé comme agitateur communiste; en 1936, il est un militant trotskyste au sein du POUM (parti ouvrier d'unification marxiste) à Barcelone. Il se brouille avec le POUM, qui envisage sérieusement de le fusiller. Il part diriger une unité de combat d'anarchistes opposés au Frente popular: les colonnes Durutti, sur le front de Teruel.
Pendant la Seconde guerre mondiale, il s'exile avec sa nouvelle compagne Remedios (artiste rencontrée en Catalogne) au Mexique, et sera proche de Natalia Trotski, l'épouse du leader bolchevique. Il est fasciné par l'art précolombien, et cherche à revivifier son communisme dans une ethnographie de l'âge d'or: "le surréalisme, écrit-il, voit dans l'art et les mythes primitifs une démonstration préexistante à ses théories sur l'art, la vie et la poésie qu'il entend faire pénétrer dans la conscience de tous les hommes". Il entreprend de collecter dans la forêt amazonienne des mythes précolombiens, tout en rédigeant "Le déshonneur des poètes", et de rentrer en France où il exerce le métier de correcteur.
Qui attendait une biographie orthodoxe de l'écrivain Péret sera déçu: ce livre est l'historique d'un parcours militant, en mêlant ses fils avec ceux d'une littérature que l'on retrouve dans une anthologie qui clôt l'ouvrage: le Benjamin Péret de la collection "Poètes d'aujourd'hui" (Seghers) a été publié en 1961, deux ans après sa mort. Depuis cette date, Péret était aux abonnés absents. Le présent ouvrage renoue le fil rompu, et fait entendre le premier signal de cette planète lointaine, si proche de nous, à Rezé.

Daniel Morvan

Barthélémy Schwartz: Benjamin Péret, l'astre noir du surréalisme. Libertalia. 328 pages, 18€.

vendredi 25 novembre 2016

Festival des 3 continents 2016: Destruction Babies

Le cru 2016 du festival des 3 continents propose neuf longs métrages de tous horizons, projetés au Katorza. Destruction babies revisite le thème de la violence gratuite, mode Orange Mécanique. Il a déjà été primé au festival de Locarno.

Critique

Comment ça va avec la violence dans l’empire du soleil levant ? Destruction babies brode sur un canevas des plus classiques : un adolescent cogne sur les garçons d’un quartier voisin. Puis il s’en prend, au hasard, aux personnes qu’il croise. La double dimension du film happe le spectateur : les scènes de violence se déroulent devant un public (à l’intérieur du film!) qui adore ça, et l’auteur des coups a tout du « walking dead », le mort vivant drogué à la violence.Testuya Mariko filme très bien l’univers des salles de jeux et la galerie commerciale de la ville. La chorégraphie un peu molle des bagarres contribue à anesthésier le spectateur : rien de vraiment grave ne va arriver. Justement, si.Star montante d’un jeune cinéma japonais, Tetsuya Mariko ne joue pas vraiment le réalisme brutal. Tout en louchant sur Orange Mécanique, il relit les vieux plans samouraïs à la lueur blafarde d’un smartphone. Et nous emmène gentiment jusqu’à une horreur pas si exotique.

jeudi 24 novembre 2016

Vimala Pons et Tsirihaka: On a retrouvé les clowns

critique


Grande, c’est un cirque en kit assemblé par deux artistes : Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. On les avait vus dans le collectif « De nos jours », on les retrouva (en 2016) au Lieu unique de Nantes dans un énorme bric-à-brac d’amplis, d’accessoires.
Le spectacle use et abuse de panneaux d’avertissement, de comptes à rebours, jouant avec l’illusion que tout est en train de se ficeler sous nos yeux, sur un timing finement minuté. L’enjeu est la spontanéité : donner à voir que ce qui a lieu sur scène est réellement vécu, et que cette infirmière qui porte une machine à laver sur la tête est vraiment lessivée. L’accessoire essentiel de Tsirihaka est un palan électrique sur rails qui le hisse jusqu’au sommet d’un toboggan. Vimala Pons excelle dans l’art du portage d’objets divers, allant de la colonne dorique à la feuille de papier. Tout cela n’est qu’un cadre pour faire jouer les talents multiples des deux comédiens: musiciens, mimes, danseurs, art des voix et registres mixtes, et exécution musicale en direct sur des claviers. Non, ce n’est pas du cirque, mais ce music-hall barré emprunte au cirque son sens de l’erreur volontaire, du faux pas, le rythme effréné, les assiettes cassées. Et encore : Un cercueil en carton, des fleurs fanées, l'effeuillage express d'un multicouche de robes, les crises de couple et les hurlements devant une porte fermée qui devient ascenseur ou cible de lanceur de couteaux. Un doux vent de révolte passe là-dessus, s’insurge contre l’ennui. 
On les a retrouvés. Qui ? Les clowns !

Daniel Morvan.

Née en Inde, installée en France à l’âge de 7 ans, elle pratique le tennis et le karaté jusqu’à 15 ans. Elle étudie ensuite l’histoire de l’art, le cinéma, intègre le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris puis le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne en 2006. Chez elle, tout fait corps et sens.

mercredi 23 novembre 2016

L'halleluia de Leyla McCalla à Leonard Cohen


Certains privilégiés avaient pu entendre Leyla McCalla en 2015 au sein des Carolina Chocolate Drops, groupe dont elle était la violoncelliste. Aujourd'hui, la musicienne joue en son nom propre et ajoute des cordes à son arc : au violoncelle viennent s'ajouter la guitare, le banjo et le chant en anglais ou créole. Un attirail joué avec un naturel couplé à une technique inculquée par une formation classique. Leyla McCalla tisse à part de ceci des chansons métissées où l'on retrouve des influences haïtiennes, cajuns, folk et blues. Une musique cosmopolite à l'image de la Nouvelle Orléans, ville d'adoption de l'artiste. 
En fin de tournée française, la chanteuse haïtienne était le 22 novembre 2016 à la salle Paul Fort de Nantes. Concert qui s'est clos sur un superbe "Halleluia" en hommage à Leonard Cohen.







Chanteuse et multi-instrumentiste, née à New York, Leyla McCalla a rejoint les terres métisses de Crescent City, La Nouvelle-Orléans, en 2010 où elle retrouve ses racines haïtiennes et peut enfin créer la musique à laquelle elle aspire. chantant en français, créole haïtien et anglais, Leyla McCalla joue du violoncelle, du banjo ténor et de la guitare. Alors qu'elle joue du Bach dans la rue, l'artiste est repérée et intègre le groupe Carolina Chocolate Drop. En 2013 elle sort l'album "Vari-colored songs", hommage vibrant aux textes du poète afro-américain Langston Hughes et au folklore Haïtien et Cajun.

Sur son nouvel opus "A Day for the Hunter, A Day for the Prey", (un proverbe haïtien) Leyla McCalla poursuit l’exploration des thèmes de la justice sociale et de la conscience panafricaine avec une fusion intemporelle de folk multiculturelle.

vendredi 18 novembre 2016

Elisée, l'histoire du garçon qui traversa la France à 11 ans





Juge à Nantes, Thomas Giraud raconte la vie d’Élisée Reclus (1830-1905). La vie, non : l’enfance poétique d’un géographe fou de nature. Un bouquin génial et passionnant, l’une des révélations de la rentrée.


Quelle drôle d’idée, d’écrire un livre sur la vie d’Élisée Reclus!
Vous avez raison, nombre de personnes et même de libraires ignoraient qui il était. Des lecteurs ont cru qu’il était une fille : Élisée. Ce qui a déclenché l’envie d’écrire, c’est la découverte d’un recueil de ses lettres à son frère Élie et à sa mère, Zéline. Son écriture et ses sujets me parlent beaucoup : on voit se dessiner ce qu’il sera, un géographe émotif, un auteur proche de la nature, comme Giono et Ramuz. Ce n’est donc pas la vie d’Élisée, mais son enfance passionnée par « les sinuosités et les remous » des ruisseaux…


Communard, anarchiste, libertaire, Reclus a même connu Bakounine. Votre livre n’est pas un manifeste politique. Vous avez préféré rêver votre personnage ?
Élisée Reclus est connu pour ses positions anarchistes, et son slogan : L’utopie, c’est la seule réalité. C’est un homme qui a vécu selon ses principes, avec une rigueur morale qui par exemple, semblerait faire défaut à Jean-Jacques Rousseau, qu’il admirait. C’est une figure de l’engagement, à la Diderot, mais je me suis concentré sur son éveil à la nature, avant qu’il ne devienne l’auteur d’Histoire d’un ruisseau et d’Histoire d’une montagne, et rédacteur de l’ancêtre du Guide Bleu.


Votre livre touche à l’extraordinaire, avec une traversée de la France accomplie par Élisée à l’âge de onze ans !
À l’époque on était adulte plus tôt. Il s’agit d’une expédition folle depuis sa ville de Sainte-Foy pour rejoindre un collège allemand, sur les bords du Rhin, selon le vœu paternel. Ce long chemin suit une diagonale que les géographes appelleront « la diagonale du vide ». Et là, Élisée vit une expérience intime qui annonce ce qu’il sera plus tard, il reçoit le monde sans hiérarchiser les choses, ce qui ne peut que nous étonner, nous qui voulons toujours tout ranger selon un ordre : Un arbre au bord du chemin l’émeut autant que les grandes villes.


Dans ce livre, vous mélangez fiction et biographie. On se dit en vous lisant que vous réinventez une certaine idée du bonheur à travers Élisée…
Il est né dans une famille de 12 ou 13 enfants, sa mère aimait beaucoup l’utopiste Charles Fourier, elle a inventé l’école maternelle : on a donné à ces enfants le goût des choses peu ordinaires. Cet Élisée, je le voulais intelligent et enfantin, un peu comme sur la photo de Nadar, qui capte son œil malicieux. C’est un peu Arthur Rimbaud aussi, ce garçon aux semelles de vent.


Recueilli par Daniel Morvan.
Thomas Giraud : Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes. La Contre année, 136 pages, 14 €.

"Pas un tombeau": Mon père, ce héros

Gérard Guérif, interprète de ce magnifique hommage au père

Il faut voir « Pas un tombeau », hommage émouvant d’un homme d'âge mûr à son vieux père. Et à travers lui, à tous les pères. Il faut aller voir ce joli moment de théâtre. Vous penserez à votre père, à vos enfants, vous verrez comme personne n'est mieux observé qu'un père par son fils... Composée de 280 anamnèses (souvenirs d'enfance recueillis sous forme d'une liste à la Pérec), cette pièce de Bernard Bretonnière est mise en scène par François Parmentier, avec l'acteur Gérard Guérif, qui porte ce texte avec verve et émotion. Déjà représentée une cinquantaine de fois "chez l'habitant", François Parmentier en propose une version plus théâtrale, au studio St Georges des Batignolles à Nantes.

Entretien
Bernard Bretonnière, auteur, traducteur, poète.

Quel est le sujet de cette pièce, qui semble dérouler devant nos yeux, comme un immense diaporama, les épiphanies d'une enfance ?
Le sujet de ce monologue devenu pièce par la volonté d’un comédien et d’un metteur en scène (que je remercie vivement !) est un « sujet » vivant, et unique : mon père. J’ai voulu évoquer mon père vivant, et de son vivant (il a aujourd’hui 93 ans), quand la plupart des écrivains ne consacrent de livres à leurs pères qu’après leur mort. J’ai vu dans ce projet d’écriture une forme de défi qui, bien sûr, remettait en question jusqu’aux temps de conjugaison, le présent n’étant pas révolu, ni le remords de n’avoir pas dit plus tôt, avant. J’avais encore la volonté de ne pas verser dans l’éloge ou l’hommage comme on est tenté de le faire post-mortem, je ne voulais pas faire ce que l’on appelle, en littérature, un « tombeau ». Ce père, comme tous les pères, a des défauts que le texte rappelle, ils ne sont ni oubliés, ni cachés.

Comment la mise en scène de souvenirs est-elle abordée ?
Le metteur en scène, François Parmentier, a voulu placer chaque représentation dans un cadre intime, une façon de cercle de famille, en le jouant d’abord chez l’habitant. Les souvenirs ne sont matérialisés que par la projection d’images extraites de films familiaux d’amateur (du vieux Super 8). Mais la prééminence reste à la parole : un fils raconte, confie, se souvient tandis qu’il dîne frugalement, seul, mais avec quelques chansons et musiques toujours liées à son père. À partir de cette figure particulière dont il fixe la mémoire particulière, il veut, il espère parler de tous les pères, et à tous les enfants.

Vous dites lui faire parler « une langue d’avant la TSF ». Qu’est-ce au juste que cette langue ?
J’ai voulu retrouver les mots passés de mode qu’emploie, souvent encore, mon père, comme la plupart des gens de sa génération : ainsi, la TSF, Paris-Inter, tourne-disque, réclame, etc. La langue traduit toujours une époque, et entendre aujourd’hui ces mots qu’on dirait « obsolètes » devient savoureux, et même touchant. La langue d’un père, avec le vocabulaire et les expressions « de son temps » n’est pas la même que celle de ses enfants ; et elle les amuse…

Recueilli par Daniel Morvan.

contact@aphoristes.com

mercredi 16 novembre 2016

5e hurlants: la persévérance de l'araignée

© Georges Ridel

Raphaëlle Boitel revient au Grand T avec cinq jeunes artistes issus de l’académie Fratellini.

Je voudrais vous parler de la persévérance, nous dit Raphaëlle Boitel, metteur en scène de la compagnie L’oublié(e). La persévérance des chats, celle des araignées et des hommes. Elle a travaillé treize ans avec le petit-fils de Charlie Chaplin : il y a sûrement un lien (de transmission) entre cet artiste des chutes et le travail de la jeune chorégraphe. Son goût des pieds dans le plat, des orteils qui ripent, des glissades sur les fesses.
Il y a longtemps que vous n’avez pas entendu ces rires clairs dans la salle ? Ces rires premiers, ceux du clown qui se casse la figure ? Et le vôtre, il se porte comment ? Il ira encore mieux quand vous aurez vu 5e hurlants. Un spectacle qui raconte le spectacle, nous le montre en train de se faire. Une suite de numéros, qu’on applaudit, avec de la belle musique, pour illustrer le proverbe : « Sept fois à terre, huit fois debout ».
Deux jeunes femmes et trois jeunes hommes qui jonglent, s’élèvent et chutent en musique. Le tout dans un espace clair-obscur, tendu par les tire-forts, sous l’œil d’un gros projecteur roulant, lieu sombre pour de belles fulgurances : Julieta au cœur de son cerceau et dans ses agrès, Aloïse en contorsion et glissades, Salvo dans ses sangles, Alejandro jonglant et Loïc hésitant virtuose sur son fil. Pour ce troisième opus de cirque chorégraphié, Raphaëlle Boitel nous raconte la naissance du merveilleux, la conquête de l’espace et l’invention de la précision par des artistes par ailleurs normaux, amoureux et maladroits. Un poème de la fragilité et de la force, et du trajet qu’on rêve tous de faire de l’une à l’autre, dans les deux sens.
Daniel Morvan.

© Georges Ridel
Ce jeudi 17 novembre, à 20 h, vendredi 18, à 14 h, et samedi 19 novembre, à 19 h. Grand T de Nantes. Tarifs : 25 € et 21 €. 

Annie Ernaux au théâtre: L'hyper est notre humeur


« Sur le tapis roulant, sous la verrière, on monte vers les guirlandes et les illuminations qui pendent comme des colliers de pierres précieuses ». « Regarde les lumières mon amour », c’est le titre du livre d’Annie Ernaux, qu’elle a écrit au fil de ses observations à l’Auchan de Cergy-Pontoise. Zone aveugle, « l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert ». Un lieu révélateur sur notre façon de « faire société ». Empoigner ce texte pour en faire spectacle, c’est l’autre pari de Marie-Laure Crochant, metteur en scène nantaise.
Avec sa comédienne Marilyn Leray, elle sait jouer sur la fausse banalité d’un lieu pourtant contraint, lieu de liberté surveillée, d’injonctions incessantes, de slogans (« la vie, la vraie ») de rituels (le passage en caisse automatique) et de contrôle général.
Un dressing modulable permet de faire évoluer l’espace, de cette fausse banalité à la fantasmagorie la plus effrayante, dans une mer de plastique qui nous rappelle le Vortex de Phia Ménard. Oui, l’hyper est encore dans nos humeurs et nos rituels pour quelque temps. Et Marie-Laure Crochant nous montre combien nous y sommes spectateurs de nous-mêmes et des autres.

Daniel Morvan

dimanche 13 novembre 2016

Archives des assises: 17 marques carrées

En janvier 2004, Marie *** succombait à des coups portés par son compagnon, à B***, où ils vivaient dans une caravane. C *** comparaît pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il risque jusqu'à 20 ans de prison.



Ce n'est pas ce qu'on appelle du mobilier de jardin. C'est de la misère en planches. Une pauvre table et un pauvre banc. Posés là sous les yeux des jurés. Une fois, l'adjointe aux affaires sociales de Basse-Goulaine était venue les voir. Elle, Marie ***, et lui, C ***. Deux caravanes, un hangar de branches, une table, deux bancs. C'est comme ça qu'ils s'étaient fabriqués un semblant de vie, dans une zone inondable. Avec même une plante sur la table. Marie utilisait une balayette pour nettoyer. «C'était hétéroclite et émouvant.» Émouvant comme deux êtres agrippés à la même planche dans le naufrage de leurs vies.
Le samedi 24 janvier 2004, Marie va glisser du banc. Ce sera le terme de sa longue glissade. C*** épatait ses rares copains avec son pot-au-feu. Il savait le faire. On le mangeait les pieds dans la boue, mais on le mangeait. On buvait aussi. Un pote avait apporté un cubi de rosé, un autre de rouge. Un moment, Marie ne tenait plus debout. Raide. C*** était allé chercher du bois mort pour la nuit. Il la trouve par terre, sa « petite bonne femme gentille » qui planquait les litres derrière les arbres. Elle a encore tout cassé le mobilier. Et lui qui lui achète parfois des fleurs, il va la frapper à mort. « Ce soir-là, ça a explosé. »
On ne peut pas trop imaginer ça : C*** et sa grande carcasse et elle, poids plume, 1,58 m, face contre terre dans la boue, vêtue d'une seule chemise, ivre (3,72 g dans le sang). Les dix-sept marques carrées de 22 mm sur 30 mm relevées dans le dos, les lésions d'embrochage de la plèvre et du poumon gauche par les esquilles des côtes fracturées, les plaies crâniennes ne laissent que peu de doutes : il a dû frapper très fort avec ce gros marteau, même s'il dit avoir oublié. Et pourtant, dit-il au président de la cour, « je ne pouvais pas la quitter, je l'aimais, et plus que vous croyez. » Il l'avait déjà dit à un expert : « Qu'est-ce que je l'ai adorée cette fille-là. »

Enfance

Alors, quoi ? Faire défiler les images à l'envers, depuis ce gars sombre en pull écru irlandais, costaud, impulsif, mais capable de se défendre, au gosse de la Ddass qui crut trouver l'espoir dans une famille d'accueil ? Espoir insensé : C*** croit même être aimé, être le chouchou de ce « papa » adoptif, lorsque celui-ci meurt.
« Le jour de l'enterrement, j'ai voulu entrer dans le cercueil. Je suis tombé évanoui dans l'église. »
Et ensuite, l'enfant ne cessera de s'évanouir. Tomber devient le leit-motif de sa vie. Il s'exprime en syncopes. Sa façon à lui de dire ce qui lui arrive.
Il rate son CAP horticole (lui qui adore la nature) et s'engage chez les paras. Sa façon de tomber ne doit pas plaire, et il a horreur des armes. Réformé. Il rencontre Sandra à V***. Il tombe (encore) d'une fenêtre en posant une tringle. Une petite L*** naît, mais ce n'est pas le bonheur. Sandra le trompe. Alors C*** saute dans un train qui l'amène jusqu'à Nantes. Foyer, RMI, la rue, la manche, essai de désintoxication. Et un jour, devant la mairie de Chantenay, Marie. Il tombe amoureux. Elle traîne avec les clochards, elle est avec un gars tuberculeux qui meurt. Avec C***, qui « la secoue comme un prunier » deux à trois fois par semaine, Marie va devenir la femme qu'on reconnaît à ses bandages, ses bleus et ses yeux au beurre noir.
Mais ils ne peuvent se quitter. Ils glissent ensemble, il la bat, elle se débat, mais reste. Lui aussi. Soudés dans le malheur. « J'aurais voulu faire une bonne vie avec Marie, on a toujours été amoureux. »
Mais, comme si une seule personne ne pouvait à la fois aimer, battre, compatir, dire, hurler toute cette douleur, c'est le fils de Marie, R***, qui est venu pour faire entendre une souffrance audible. Quand on a montré le lourd marteau, on a vu un gosse pleurer. Juste pleurer.

Daniel Morvan

Paru dans le quotidien le ‎mercredi‎ ‎11‎ ‎janvier‎ ‎2006: 797 mots

Hiver à Sokcho, romance à l’encre de Chine




Elisa Shua Dusapin


Le livre. Hiver à Sokcho, ou l’histoire d’un Français qui dessine et d’une Coréenne qui cuisine. Une histoire minimaliste, signée par la franco-coréenne Elisa Shua Dusapin. Diplômée d’une école suisse, elle signe ici un premier roman dont elle est aussi la traductrice, à la fois simplissime et très habile. Dans une pension de famille à la Ozu, à quelques kilomètres de la frontière entre les deux Corée, deux jeunes gens se scrutent, échangent des mots rares. Nous ne quitterons pas Sokcho, ce petit port au nord de la  Corée du Sud, où la narratrice, une jeune Franco-Coréenne, rencontre un auteur de bande dessinée venu de Normandie.
Ils ont faim, les corps sont lourds, douloureux : un simple trait d’encre peut-il les sauver ? L’essentiel se trouve dans les dessins de ce Français et dans le désir d’être dessinée de la jeune fille. « Exister sous sa plume, dans son encre, y baigner, qu’il oublie toutes les autres. Je n’en voulais pas de sa lucidité. Je voulais qu’il me dessine. » Toute la sensualité de ce livre d'esquisses amoureuses passe par les pots d’encre de Chine où l’on trempe un doigt, l’art d’extraire la poche à encre d’une seiche ou d’éviscérer le fugu, dont les entrailles sont empoisonnées. Bien sûr, tout se termine par un dessin. Un récit qui se déguste lentement, à petites gorgées…
Daniel Morvan
Hiver à Sokcho : Éditions Zoé (Genève). 144 pages, 15,50 €. Prix Robert Walser.


L'auteure: Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy, où elle obtient son baccalauréat en 2011. Diplômée en 2014 de l’Institut littéraire suisse de Bienne (Haute Ecole des Arts de Berne), elle écrit un spectacle musical avec le chanteur Thierry Romanens. Dès 2014, elle se produit en tant que comédienne dans la compagnie Sturmfrei dirigée par Maya Bösch. Entre deux voyages en Asie de l’Est, elle poursuit actuellement sa formation avec un Master en Lettres à l’université de Lausanne.

Le Silence des chauves-souris : la grâce des exilées

Le silence des chauve-souris, création 2015 de la Grange-aux-belles

Critique
Présentée en octobre 2016 au Studio Théâtre, la pièce "Le silence des chauve-souris" raconte l'histoire de deux femmes en fuite : l’une échappe à la guerre, l’autre à l’amour. Le chant de leurs incertitudes est mis en scène avec grâce, malgré quelques flottements…

Deux histoires, celles de Maya et Nour : l’une a dû faire son sac en cinq minutes pour quitter une histoire d’amour. La seconde a dû faire son sac en cinq minutes pour quitter son pays en guerre.
Dans leur colocation, sur leurs lits superposés, les deux femmes rongent leur frein et soliloquent dans un silence de mort. Née d’une rencontre de l’auteur et metteur en scène, Anaïs Allais, avec une jeune femme ayant fui la Syrie, la pièce sonde cet intervalle de stupeur situé entre le moment des bombes et le retour de la parole : « Ce que vous allez entendre, vous allez certainement vous en foutre. Qu’il soit question de guerre ou pas, vous allez vous en foutre aussi. […] Mais ce n’est pas parce que vous n’avez pas connu la guerre que vous ne la connaîtrez pas. Et ce n’est pas parce que vous n’avez pas connu la guerre que vous n’avez pas connu la guerre. »


Pas sûr de tout capter


Comme ces chauves-souris guidées par écolocation, en émettant 180 cris à la seconde, les deux femmes sondent le silence des humains. Le nôtre.
Présentée par le TU dans le cocon du Studio théâtre, la pièce bénéficie d’une belle scénographie, un rideau scindant l’espace intime et celui de l’adresse au public. Comme le dit le texte, le spectateur n’est pas sûr de tout capter, partageant lui-même l’état de stupeur des personnages.
Sommes-nous bien d’accord sur ce qui constitue le « cœur du scénario », ce qui fait qu’on veut savoir la suite ? L’irréalité des scènes se justifie par ce que vivent les personnages, moins par ce que vit le spectateur. Il flotte, jusque dans les scènes qui forment l’ancrage réaliste de cette pièce, au risque de trop nous tirer vers le poncif « amateur » des parcours administratifs et médicaux : les visites à la préfecture, chez l’ophtalmologiste, le dermato ou le gynéco. C’est drôle, mais un peu bateau.
Manque sans doute un fil rouge qui dynamiserait ce spectacle long, et une intrigue plus marquée qui permette de suivre le beau texte d’Anaïs Allais. Celle-ci, jeune et prometteuse auteure/actrice, n’en impose pas moins un univers très fort qu’on attend de retrouver dans des pièces plus lisibles.
Et, pour tenter de rattraper la goujaterie de cette critique, saluons la beauté des images scéniques produites par Anaïs Allais. C’est une belle loi du théâtre, toute œuvre a son moment de grâce absolue, qui rachète les souffrances du spectateur. Mardi soir, ce fut un merveilleux moment de tango. Juste quelques pas argentins sur la piste, qui tout d’un coup, vous soulèvent de votre siège.

Daniel Morvan.
Le 4 avril 2017 au Théâtre de l’Hôtel de Ville à Saint-Barthélemy-d’Anjou

mardi 8 novembre 2016

Le loup des steppes: Harry rencontre Hermine





Harry est un homme égaré dans le monde, déchiré par les deux facettes de sa personnalité qui se livrent bataille en lui : l’homme raffiné, qui aime Mozart, et le « loup des steppes », sauvage et misanthrope/lycanthrope. Dans le roman d’Herman Hesse, vieux bouquin de beatniks porté à la scène par Tanguy Bordage, Harry rencontre Hermine, son double. Elle va l’engager dans un parcours initiatique, de l’ombre à la lumière.

Le metteur en scène débarque avec sa faim de loup et vise le spectacle total, embrasse Mozart et étreint Michael Jackson, non sans lorgner vers la boxe, la peinture et le cabaret. Cet appétit monstrueux s’illustre dans la valse des décors, l'occupation maximale de l'espace, mais surtout l’exubérance juvénile d’une meute de comédiens prêts à tout- l’insensée Coline Barraud, le sombre Tanguy Bordage, l’élégant Kevin Laplaige, l’ahurissante Alice Tremblay. Tout y passe, jusqu’aux scènes gores et pitreries (l’imitation de Sophie Marceau à Cannes).

Défi à la culture bourgeoise, au consumérisme, ce Loup des steppes est parfois « bavard », comme disent les vieux critiques. Mais il touche trop souvent à la grâce, nous fait trop frémir pour que le génie n’y ait aucune part. La voix d’Herman Hesse sort des ombres et elle vibre. Ses mots nous arrachent à nos « existences immédiates ». Ils nous portent dans l’univers incandescent que Bordage lit entre les lignes.


Daniel Morvan.


Jusqu’au 10 novembre à 20 h 30 au Théâtre Universitaire, Chemin de la Censive du Tertre, Nantes. Durée : 1 h 50. 8 €/20 €. Réservations sur www.tunantes.fr. Tel. 02 40 14 55 14.




dimanche 6 novembre 2016

Miss Bella Donna (le papier de Christine Brûlé)

Collection Latitude Ouest, 2002


Article de Christine Brûlé paru le 21 juillet 2002.
Daniel Morvan est l'auteur de Miss Bella Donna. Plus noir qu'un polar, plus intime qu'il n'y paraît.




Il est grand le bougre. Il arrive à vélo au Lieu Unique, où il a donné rendez-vous. L'ancienne usine Lefevre-Utile transformée en restaurant, salle d'expo, salle de spectacle. Le vent du canal rafraîchit le soleil. Est-ce la Nantes de Daniel Morvan ? La ville où il vit, oui. La ville de son roman, non.
«La Nantes de Miss Bella Donna, c'est plutôt la ville rêvée des films de Jacques Demy... L'héroïne du livre, Awen, va rejoindre son salon de coiffure, à pied, mais, elle plane plus qu'elle ne marche ! Elle ne se laisse accrocher que par les gens qu'elle aime. »
Et puis, d'ailleurs, le roman de Daniel Morvan n'a pas que Nantes comme décor. Il y aussi Paule, près de Carhaix, dans le centre de la Bretagne où il situe un festival de musique (et ce sont bien les Vieilles Charrues !), et Ouessant, au cœur de l'enfance d'Awen. « Un univers qui concentre tous les mondes » ajoute Daniel Morvan.


Awen n'est pas la seule des personnages. Elle côtoie Lannurien, le tueur en série, Angel, « l'Indien », le techno qui grimpe aux poutrelles de scène du festival de rock, au milieu des champs, Jacques Kerdoncuff journaliste au Cultivateur du Perche, tellement moins candide qu'il n'y paraît, égaré dans les loges des stars. Auxquels il faut ajouter ces plantes sombres et vénéneuses, jusquiame noire et belladone qui empoisonnent les victimes du tueur et laissent traîner leur odeur bizarre partout...


Un polar comme premier roman donc ? « Un roman noir, disons plutôt ». Et il a raison. Miss Bella Donna est le contraire d'un énième bouquin avec des morts, des armes et du suspense. Plus fouillé sûrement, plus intime.
Le tueur en série par exemple ? « Il reste une énigme de souffrance. Ne laisse qu'entrevoir la torture qui l'habite. Il a roulé sa bosse, mais il est profondément ancré aux terres où il est né, habité par de sombres histoires rurales, déraciné. »
Pour Daniel, le roman entier est un retour à l'enfance. Non qu'il ait connu un serial killer, non qu'il ait jamais exercé le métier de coiffeur, mais il est originaire de la campagne, comme Lannurien.
Ses parents avaient une ferme à Plougasnou, près de Brest. « Lannurien, c'est la face noire d'une paysannerie idéalisée. Précisément, parfois, par ceux qui fréquentent ces rassemblements de musique comme celui de Paule où l'on vit le rêve d'une entente planétaire, dans un univers rural en décalage complet et que l'on ignore. »

Écrire, aussi, vient de l'enfance. « Quand j'étais gamin, pensionnaire à Lannion, je rédigeais des petites histoires. Que je louais à lire pour 10 centimes ! » Écrire, il n'a jamais arrêté. Mais il a pris des chemins de traverse, avant ce premier roman, à 47 ans. Le journalisme.
Cet étonnant métier de « locale », qui vous fait côtoyer, le même jour dans la même ville, un écrivain connu et des gens de peu, mettre noir sur blanc la langue de bois et la sincérité. « Je considère le journalisme comme un genre littéraire. Nous racontons des histoires vraies et, s'il n'y avait pas de la chair, des images, les gens nous liraient-ils ? » 
Alors, il y a dans Miss Bella Donna des petites touches qui tiennent des notes de terrain. Un genre nourrit l'autre. « Mais c'est tout. La fiction n'a rien à voir avec le journalisme. Dans un roman, tu es en reportage sur ce que tu as dans la tête ! »
Non, il le répète, le roman, c'est vraiment un retour aux premières années. « Le plaisir des mots quand on en découvre le sens. Je n'ai pas souffert : écrire était un jeu. Mais il y a quand même, dans l'acte d'écrire, un dépassement de la honte de se livrer... »
Et pour s'assurer, il faisait lire les derniers chapitres, rédigés dans sa caravane à Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique), à sa fille aînée de 16 ans. Elle ne lui aurait rien passé ! Et quand il parle de l'écriture comme un retour à l'enfance, c'est encore plus intime comme histoire : un « retour à la mère ». Un dialogue à distance avec sa propre mère.
« Écrire, je l'ai aussi vécu comme un devoir. Parce que je viens du monde rural et que je voulais écrire sur lui. Ma mère n'admirait qu'un écrivain : Jean Guéhenno. Parce qu'il était la voix du peuple.»
Un enfant, même grand, cherche toujours à réaliser le rêve qu'ont fait ses parents pour lui. Pourquoi alors n'avoir pas dédicacé ce premier roman à cette mère trop tôt disparue ? « Un de mes personnages fait ce rêve-là : il fleurit la tombe de sa mère de jusquiame noire. Un cauchemar ! On ne fleurit pas la tombe de sa mère avec des fleurs vénéneuses. On ne dédicace pas un roman noir à une mère qui révérait Guéhenno. »
Christine BRULÉ.

samedi 5 novembre 2016

Faire du théâtre amateur à Nantes: les bonnes pistes


Comédien dans l’âme, vous connaissez par cœur les répliques des Tontons flingueurs, ou celles de Cyrano de Bergerac ? Pas d’hésitation, bougez-vous !

L’agglomération nantaise foisonne de propositions : centres d’animation, écoles de théâtre, conservatoire, ateliers… Procurez-vous l’indispensable « guide des pratiques artistiques », annuaire nantais des activités artistiques amateur (1). Une pléthore de propositions, pour cultiver son art scénique sans forcer sur les vieilles dentelles. Mais avant tout, quelques recommandations pour s’y retrouver !

Précisez votre besoin
Selon que vous cherchiez à améliorer votre aisance en public, perfectionner votre diction bafouillante, renforcer votre charisme ou désamorcer l’agressivité de votre chef de service, l’offre est différente.

Testez le cours
Il faut tester le cours, afin de vérifier que vous avez les atomes crochus avec les pédagogues. Sur le papier, c’est formidable, mais en pratique ?

Évitez les cours surchargés
Inutile d’insister si votre atelier entasse les apprentis acteurs pour faire du chiffre. Cinq, sept élèves, c’est bien. Trente, c’est injouable !

Gardez-vous des gourous
On ne s’improvise pas plus prof de théâtre que maître cuisinier. Une autoformation succincte ne suffit pas. N’hésitez pas à demander le diplôme. Et si le prof est un gourou à tendances narcissiques, changez de crémerie.

Préférez les pros
Corollaire : vous êtes amateur, préférez les professionnels. De nombreuses compagnies pros locales et régionales proposent des cours. Il suffit donc d’aller consulter leur site, pour vérifier qu’elles font bien du théâtre et ont su conquérir leur public. C’est un gage de qualité, qui n’est pas liée au prix d’inscription.

Quelques bonnes pistes
Parmi les compagnies nantaises réputées, en voici quelques unes à recommander pour leur sérieux pédagogique : la Ruche, théâtre de l’entracte (tél. 02 51 80 89 13) ; Banquet d’avril (tél. 06 89 08 43 38) ; la Lina (ligue d’improvisation, tél. 02 40 30 11 76) ; les Aphoristes (tél. 09 52 71 15 72) ; le Théâtre nuit, branché comédie musicale (tél. 02 40 69 00 47) ; la Fidèle idée (pratiquestheatrales@lafideleidee.fr)…
À cette liste non exhaustive, il faut ajouter les stages proposés par le Grand T, le Pont supérieur ou l’Université permanente.
Parmi ses nombreuses activités, le pôle de la vie étudiante propose aussi un atelier de pratique théâtrale chaque mercredi au Théâtre universitaire. Gratuit, ouvert aux étudiants et aux personnels de l’université.
Daniel Morvan.

(1) Le guide des pratiques artistiques 2016-2017, édité par la ville de Nantes. Il recense toutes les compagnies, associations et structures assurant cours ou formations (en musique, chant, danse, théâtre et cirque). Gratuit, dans les lieux culturels ou à la Direction du développement culturel, 2, rue de l’Hôtel-de-Ville, à Nantes.
La fidèle idée, l’une des compagnies que nous recommandons pour la qualité de leur formation.

vendredi 4 novembre 2016

Cet acrobate qui déplie l'espace de Georges Pérec



Théâtre. Le metteur en scène Aurélien Bory rend hommage à Georges Perec, dans sa création intitulée Espæce. Un spectacle sans mots mais qui évoque l’enfance de l’écrivain. Une merveille de mise en scène, de scénographie, et une lecture inventive de Pérec.







Comédien, acrobate, directeur artistique de la compagnie 111, Aurélien Bory aime mêler théâtre et cirque, opéra et contorsionnisme. Sa spécialité est de plonger des artistes dans un univers inconfortable, et de voir ce qu’ils deviennent : plan incliné, chapiteau caoutchouteux ou forêt de fils, ils sont toujours confrontés à un espace singulier, riche de surprises et de machineries.

Espæce, sa nouvelle création, a pour origine un livre de Georges Perec, Espèce d’espaces. Présentée cet été à Avignon, cette courte pièce démarre sur un espace vide. Qui va se remplir «comme dans un cauchemar », dit Aurélien Bory.
« Perec était un arpenteur d’espace, il marchait beaucoup. En lisant ce livre, j’ai eu l’intuition de ce spectacle et de son sujet : Un espace inhabitable que l’espèce va tenter d’habiter. Contrairement à mon habitude, je pars d’un plateau nu, et de la disparition de l’espèce. »

Conceptuel ? Un brin. Il faut être joueur, aimer les puzzles, énigmes et clefs secrètes : « Je pars de cette phrase du livre de Perec : Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Tout un programme. Et toute une histoire, celle de Georges Perec, dont l’œuvre est hanté par la disparition - titre d’un de ses livres. Ses jeux de mots les plus anodins, en apparence, portent l’ombre du 3e Reich et de la mort de sa mère, Cécile/Cyrla : ses traces sont disséminées dans l’œuvre. elle est dans W ou le souvenir. Le « W » du titre, c’est celui d’Auschwitz, où fut déportée sa mère en 1943.

« La raison première de son écriture est l’autobiographie. Il dit vouloir laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
Écriture d’une pudeur extrême, jouant avec les vrais souvenirs (les « scènes primitives »), et celles qu’il imagine. Quel écho ceci éveille-t-il dans l’imaginaire de Bory ? « La question des espaces flottants, le fait d’être de nulle part constituent mon rapport au monde et au théâtre… Le théâtre, c’est l’endroit d’où l’on voit. » Et d’où l’on imagine mieux ce que la vie a décidé de rendre flou : enfance, mère disparue, voici qu’ils retrouvent leur lieu et leur espace. Une espèce d’espace.

Daniel Morvan.

« Espæce » est l’au-revoir d’Aurélien Bory au Grand T. Il clôt six ans de compagnonnage avec la salle de Loire-Atlantique, où quatre de ses onze spectacles ont été créés, depuis 2011 : Géométrie de caoutchouc, Plexus, Azimut et cette année Espæce.