lundi 30 janvier 2017

Catherine Safonoff, le beau patineur et le grand paon-de-nuit




« Rencontre de Jean-Georges, rue des Eaux-Vives. C’était le beau patineur du quai, une guirlande de jeunes filles à ses trousses, le bon Tarzan installateur des balançoires dans les platanes de Baby-Plages ». C'est une musique particulière qui vous pousse, parfois, à entrer dans un livre. Pénétrer en douce dans une œuvre par la porte étroite d’un journal intime: pourquoi pas? Celui-ci vous capte immédiatement, grâce à son élégance d'écriture, cet allant et ce ton venu d'une Suisse sans clichés: c'est le pays de la romancière Catherine Safonoff (Le Mineur et le Canari, paru en 2012).
Son livre galope sur quatre saisons, mêle les souvenirs. Les récits d’une thérapie tendue et émaillée de cris; les lectures passionnées (influences majeures, Ramuz, Proust le temps d’un rhume et Colette à chaque page, comme une sœur lointaine). Les interventions d'auteur en milieu carcéral. Les histoires d’amour (un certain Léon et Z, le psychanalyste) avec chute (en Grèce).
Stylé comme un voilier sous un grain du Léman, l'ouvrage joliment édité par Zoé (Genève) porte un titre pioché chez Pascal Quignard: «la distance de fuite», l’écart que la proie doit maintenir pour échapper à son prédateur et trouver un abri.
C'est aussi la bonne distance à ménager pour laisser le monde venir à soi, comme cette femme sortie de prison et qui sonne à la porte. Pour offrir cette vision divine, comme une séquence oubliée de John Cassavetes: « quand ma visiteuse a tournoyé devant le miroir, ample jupe de soie bleu nuit, étroit corsage jaune, lèvres roses, yeux brillants, cheveux blonds attachés d’un velours noir, je crois qu’un grand Paon-de-nuit est entré un instant dans la chambre. Les papillons se trompent parfois de fleur. »
Daniel Morvan.
Catherine Safonoff: La distance de fuite. Editions Zoé (diffusion Harmonia Mundi). 328 pages, 18,50€.

mercredi 25 janvier 2017

Entretien avec un pluvier doré du marais de Grée

Le pluvier doré, observable sur cette zone humide de 5000 hectares qu'est le marais de Grée

L’observatoire ornithologique du marais de Grée (Ancenis) ouvre ses portes au public chaque dimanche de février et d'avril. Rencontre avec un hôte de cette zone humide: le pluvier.

Pluvier doré, nous vous découvrons en hivernage sur les eaux du marais de Grée, à Ancenis. Vous avez donc quitté la steppe arctique?
Vous savez, nous autres pluviers, oiseaux nicheurs du grand nord, nous nous répartissons sans difficulté les zones d’hivernage: l’ouest de l’Europe et la Méditerranée, à l’ouest et au sud, là où l’hiver est le plus clément. J’aime prendre mes quartiers d’hiver dans le doux pays d’Ancenis, sur cette basse vallée inondable. Bien que situé vraiment près des routes, pas loin d’une immense usine, nous, pluviers, apprécions les eaux peu profondes, et les anses discrètes, protégées par des arbres, qui offrent leurs abris. Mais je trouve que l’eau est vraiment basse cette année. Vous qui êtes journaliste, vous savez pourquoi?
Faibles précipitations, déficit des eaux de fonte des neiges... Mais vous aller bientôt repartir? Si vite?
Je suis votre hôte depuis octobre, je ne voudrais pas abuser! Certains de mes congénères ont poussé jusqu’en Espagne et au Maroc. Mais en effet, regardez-moi de tous vos yeux, réglez bien vos jumelles: ma migration de retour démarre dans une ou deux semaines, je ne suis pas trop fixé. Certain vanneau huppé de mes amis m’a parlé d’une vague de froid, que nous constatons en effet. S’il gèle, les sites côtiers seront les plus accueillants. J’irai peut-être en baie de Goulven, faire un coucou aux grèbes huppés. Et ensuite je déplie les rémiges, Dar Guer, back home! 
Qu’entendez-vous par "home"?
Ecosse, Scandinavie, c’est là que nichent les pluviers. Auparavant, j’aurai quitté mon plumage hivernal, discret, et pris ma livrée nuptiale, qui me vaut mon nom de doré. Vous autres humains avez aussi des Doré, graveurs ou chanteurs, mais aucun d’eux n’a cet appel flûté, plaintif, qui vous donne la chair de poule dans les solitudes arctiques. Nos coups de foudre sont définitifs: On s’aime pour la vie chez les pluviers. Nous choisissons un endroit idéal dans la toundra nordique ou la tourbière écossaise. Je creuse quelques cuvettes au sol et elle en choisit une. Une petite parade nuptiale, et vive le printemps!
Quand vous serez partis, vers qui allons-nous tourner nos regards? Comment imaginer le printemps sans vous, pluvier doré?
Je vois que vous ignorez tout de la vie des oiseaux, comme sans doute de celle des hommes! Le printemps est le moment le plus animé du marais. Il y a tous ceux qui arrivent d’Afrique et observent une halte migratoire chez vous. Le départ des hivernants offre aussi un beau spectacle. Et tous les sédentaires: tadorne de belon, héron cendré, aigrettes, colverts, faucons crécerelles, mais j’arrête de leur faire de la publicité, il le font très bien eux-mêmes. Le marais est aussi une belle frayère à brochets. Et en été, le marais est asséché et redevient un espace de fenaisons et de pâtures: l’été, vous patienterez en observant les magnifiques vaches rouges des prés, et les jumelles seront inutiles...
Quelqu’un m’a parlé d’un certain cygne chanteur...
Je me garde bien de toute ironie, mais le mot « chant » ne me vient pas spontanément à l’idée à propos de ce bruit de cloche fêlée que produit ce confrère nordique. Je me suis laissé dire que c’est un peu l’arlésienne, ce cygne chanteur. Qu’il daigne venir brouter l’herbe de votre marais, et ce sont de grands rassemblements de bipèdes dotés de longues vues. Vous, les médias, on ne vous changera jamais. Mais qui assure le spectacle, tout au long de l’hiver? Pas ces dindes scandinaves, mais nous autres, les hivernants de haut vol. Allons, pas de prise de bec au moment de partir: je ne manquerai pas de vous présenter mes poussins. Allez, grand serin, à l’automne prochain!
Daniel Morvan
Maison du marais de Grée, Ancenis. Ouvert chaque dimanche de janvier (9h30 à 12h et 14h30 à 17h), de février et de mars. Gratuit. réservations visite à l’office du tourisme d’Ancenis, tél. 02 40 83 07 44.

jeudi 19 janvier 2017

Johan van der Keuken, l’homme à la caméra





Le festival documentaire nantais Hors format invite à découvrir l’œuvre d’un géant du documentaire, le néerlandais Johan van der Keuken. Passionné par le réel, il expérimente, explore, reste toujours accessible.

Entretien
Thierry Nouel, spécialiste et ami de Johan van der Keuken. Documentariste, réalisateur de Johan dans l’arrière cour et de Johan van der Keuken.

Quinze ans après sa disparition, quelle est l’influence de JVDK sur le cinéma documentaire ?
Une influence est toujours difficile à mesurer quand on est face à des auteurs d’une telle dimension. Johan van der Keuken réalise de 1957 à 2000 près de 60 films.
Successeur des grands visionnaires hollandais (peintres, architectes) tout en étant contemporain de la Nouvelle vague, il bouleverse (comme Godard pour la fiction) la question du regard, de l’écoute, du montage.
Il a marqué bien au-delà du champ du cinéma, par exemple dans les écoles d’art ou dans le milieu de l’art contemporain ; son approche sociale et politique, les relations poétiques entre mot et image, ce cinéma physique et abstrait questionne : comment voir et entendre ce qui nous entoure ? Qu’est-ce qui touche et nous révolte ?
Quelles sont selon vous les caractéristiques essentielles de son écriture ?
Le cinéma de Keuken procure un choc : celui de la découverte d’un univers intense et vivifiant. Il est un brillant cameraman, un compositeur sonore aux rythmes prenants associé à sa femme Nosh, ingénieuse du son subtile. Keuken est enfin un impitoyable moraliste ; car il peut être à la fois en empathie avec les humbles et lucide sur notre monde jusqu’à la cruauté, tout en restant parfaitement conscient de sa simple place d’homme à la caméra. Et son écriture fait exploser le récit classique en développant des couches d’histoires et des méandres d’émotion comme seuls les grands inventeurs de forme savent le faire.
Quelles sont les conditions qui ont permis à son cinéma de se développer ?
Johan van der Keuken appartient au mouvement progressiste des années 60-70. Il fait d’entrée scandale avec son livre de photos Nous avons 17 ans, puis revivifie le court-métrage (“Beppie” “L’Enfant aveugle 1 et 2”), interroge les mondes en crise avec sa grande Trilogie (“Nord-Sud”), puis avec un film précurseur sur l’écologie (“ La Jungle plate”).
Ensuite Keuken entreprend presque à chaque film un renouvellement de son style : ouverture aux cultures asiatiques, recherches expérimentales, œuvre totale avec Amsterdam global village. Mais curieusement il n’entrera pas tout à fait dans le Panthéon cinéphilique, ignoré d’une critique qui s’est détournée de sa mission, pour préférer les paillettes, dans les années 80-90. Le geste final de “Vacances prolongées” offre une des plus stimulantes méditations sur la vie, ses joies et ses angoisses, en un fascinant final.
Dans son œuvre, qui mériterait d’être bien davantage montrée, Keuken continua jusqu’à la fin de sa vie à explorer le monde, le cinéma et lui-même.
Pourquoi faut-il continuer à montrer et à voir ses films ?
Johan van der Keuken est accessible, transversal, unique. On ne peut le limiter au genre documentaire, car il interroge tous les genres, et les déborde en permanence, dynamitant le film-essai, le film de famille, détournant le film militant. Ou nous donnant des films-mondes puis de superbes films témoignages (“Sarajevo film festival film”) ou pédagogiques (“On animal locomotion”) toujours bourrés d’idées et d’humour. Il disait : Je suis un documentariste entre guillemets, qui se situe surtout du côté des guillemets.

Recueilli par
Daniel MORVAN.


Focus van der Keuken. Mardi 31 janvier 2017 au cinéma Concorde Nantes à 20 h 15 : Vacances prolongées, 2000.
Jeudi 2 février au Dix (Nantes) à partir de 19 h, prix libre : Autour de Johan van der Keuken, un verre à la main : projections et débat animé par Thierry Nouel. Courts métrages : Beppie, 1965, 38 min. Sarajevo Film Festival film, 1993, 14 min. On animal locomotion, 1994, Pays-Bas, 15 min.
 

mercredi 18 janvier 2017

F (l) ammes : Paroles d’un gang de filles


Le Grand T présente F(l)ammes, pièce jouée par des jeunes femmes nées de parents immigrés. Dix filles qui, par la danse, le chant, le récit, font de leur vie une fête.

Maghreb, Caraïbes, Afrique, elles sont toutes un peu Pénélope et un peu polyglotte, un peu sauvages (habitantes de la sylve, la forêt) et très urbaines (Montreuil, Mantes-la-Jolie, Paris, Amiens…). Il y a celle qui se vit en Pénélope, genre forte en thème devenue chic et ironique; celle qui, voilée et mère, se souvient de la cour de récré où elle qui jouait le cheval pour les filles de riches. Celle à qui le karaté a donné la force de tenir tête à son père. Celle qui bouge comme personne, celle qui a une vie ordinaire, celle qui a perdu le 06 du prince charmant, celle qui… On va pas raconter le spectacle.
Ce n’est pas une pièce mais un micro tendu à un gang de filles. Aucune n’est formatée selon les standards. On peut dire « je » en français de mille manières différentes. Celle du petit blanc n’en est qu’une parmi d’autre. Chacune de ces filles est d’une force inouïe, porteuse d’une histoire singulière. On rit, on frémit tellement ça vous prend aux tripes.
 Elles n’ont jamais fait de théâtre et n’ont jamais parlé d’elles sur un plateau. Elles ont été choisies parmi la centaine de personnes écoutées par le dramaturge Ahmed Madani. Avec lui, elles incarnent des paroles multiples, dans des textes très construits qui permettent de découvrir des zones inexplorées de l’immigration française.

F (l) ammes est le pendant féminin d’un premier spectacle côté garçons, vu l’an dernier: Illumination(s). Ahmed Adami a formé cette troupe avec dix comédiennes venues des quartiers sensibles. Ce qui est dit sur scène est un intime universel, dont la somme fait apparaître ce qu’il faut appeler contre-culture féminine. Un combat nécessaire : où ailleurs faire entendre ces voix qui nous parlent du corps de la fille de quartiers, de ses problèmes avec ses cheveux, de ce qui se passe quand on n’a pas l’oseille pour payer le club de basket des riches ? Quand elles parlent d’elles, elles parlent de vous, toutes les « filles flammes » en dehors des clous de notre société normée.
Ahmed Madani a été un bon scribe pour ces voix, dans un style « stand up » parfois un peu cliché, un peu « théâtre de témoignage ». Il réussit pourtant à le dépasser, sans se priver d’un bon mot ou d’un joli souvenir d’enfance. Comme Dana qui venant d’Haïti, a cru petite qu’elle était extraterrestre, puisque d’E.T. Un pays dont elles viennent toutes un peu, mais dont elles ont appris à être fières. Elles ont raison : c’est la France.
Daniel Morvan.
Jeudi 19 à 20 h. Vendredi 20 janvier, lundi 23 à 20 h 30. Samedi 21 à 19 h. Mardi 24 à 14 h. Durée : 1 h 35. Au Grand T, 84, rue du Général Buat. Tél. 02 51 88 25 25.

Le 5 août 1944 à Ancenis, ils étaient enfants et virent la mort de près


La réédition un livre sur la libération d’Ancenis était, en janvier 2017, l’occasion de réunir les habitants d'Ancenis autour des derniers témoins d'une journée folle et meurtrière, où cinq Anceniens furent tués: le 5 août 1944.

Pierre Marin, avec sa fille Annick et son épouse Marie-Thérèse

Pierre Marin avait 17 ans: les deux morts, dans la laiterie


C’est le premier témoin capital de cette journée tragique où trois panzers allemands, lancés à toute blinde sur la N23, fondent sur Ancenis. Ils rejoignent leur base, à Liré. Et tirent sur tout ce qui porte uniforme, arme ou botte militaire. Une route sanglante au cours de laquelle ils se heurtent à une patrouille américaine envoyée en reconnaissance, et qui se termine sous les obus de la chasse alliée.
Une réunion à Saint-Géréon a permis d’entendre Pierre Marin: J’avais perdu six de mes parents dans le bombardement de Nantes, où les miens s’étaient rendus pour faire les courses de la rentrée scolaire au couloir du Sans-pareil, rue du Calvaire. Ils sont allés se faire tuer à Nantes. Le 5 août 1944, les Américains sont arrivés en reconnaissance pour tester la ville, et la déclarer libérée. Le premier char américain est arrivé là où le premier char allemand était arrivé en 1940, place Francis-Robert. Beaucoup d’Allemands étaient stationnés au sud de la Loire. Je vis un attroupement autour de soldats allemands de l’organisation Todt, des hommes sans armes du génie (mur de l’Atlantique). Puis des tirs, provenant d’un char allemand. Et ce fut une envolée de moineaux. Je me suis caché derrière la ferme du père Trichard, à la croix de Mission (Saint-Géréon). J’ai vu un gendarme tomber sous les balles, j’ai continué à fuir.
Je voulais rejoindre ma grand-mère sur l’île Coton. Mais les Allemands avaient la même idée, franchir la Loire, et j’ai fait demi-tour vers la ferme Trichard. C’est le grand-père qui m’a ouvert la porte de la laiterie. J’ai vu là les deux gendarmes morts. Puis c’est le trou noir, je n’ai plus aucun souvenir. Après la perte de ma famille, je suis resté traumatisé des années durant. Je fus pupille de la nation, souffrant de mille misères : tuberculose, otites, traumatisme. J’ai été recueilli dans cet état à l’hospice de Blain. C’est dans cette commune que j’ai rencontré ma femme Marie-Thérèse, et j’y ai construit ma vie avec elle.

Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse

Annick Burgaud, 10 ans, toujours hantée


J’étais une petite fille alors, cette belle journée d’août très chaude. Un appel de la poste d’Oudon avait prévenu Ancenis : trois chars allemands font route sur vous, ne restez pas dehors. J’étais là quand ils sont arrivés par Saint-Géréon, à la Croix de Mission. Ils ont mitraillé deux gendarmes armés, Jean-Yves Cevaër, un Finistérien, et Eugène Guiheux, de Messac. Les deux hommes ont été amenés au café Amédée. Je me rappelle ce pauvre homme, c’était Eugène Guiheux, baignant dans son sang. Cette image ne m’a jamais quitté, j’en pleure encore : le visage défait de l’homme, son regard fixe, sa gorge ensanglantée et les cris d’effroi de l’assistance. Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse. Tout est devenu gris devant mes yeux, on m’a arrachée de là, pour ne pas que je fasse des cauchemars. Mais cette image continue de me hanter.

Marcel Pleurmeau a vu tomber Marcel Braud


La route mortelle des trois chars allemands se poursuit. Anne-Marie Berthelot, 29 ans, de Mésanger, était venue à la gendarmerie pour se renseigner sur son père, contraint de conduire des soldats vers Angers dans sa carriole à cheval. Elle sort de la gendarmerie, encadrée par les fonctionnaires en armes, au moment où passe un panzer, qui fait feu. Les gendarmes étaient visés, c’est elle qui tombe. Elle sera la première victime civile. Elle est transportée à l’hôpital d’Ancenis, où se trouve son mari blessé. Il n’apprend la vérité que le lendemain.
Au Puits-Ferré, tombe la quatrième victime: Marcel Vételé, 29 ans, chef d’équipe sur la voie ferrée, ciblé parce qu’il portait un brassard et un revolver.
Les chars débouchent ensuite rue Clemenceau où se trouvent les blindés américains. L’industriel Marcel Braud (il a fondé ce qui deviendra l’entreprise Manitou) sort de chez lui. Un témoin, Marcel Pleurmeau, se souvient.
Ce jour-là, âgé de 11 ans, près du passage à niveau, caché derrière un pilier, je vois les chars allemands qui descendent de la rue Clemenceau. Derrière moi, sur la place Francis-Robert, les Anceniens acclament déjà les Américains. Puis j’aperçois sur le trottoir, devant l’ancienne sous-préfecture, Marcel Braud sortant de chez lui avec un fusil. Une rafale est tirée sur lui, il s’effondre au sol. Un soldat allemand sort du char et l’achève: il sera la cinquième victime de cette traversée mortelle d’Ancenis.
"Je n'ai jamais manqué de fer"
Le blindé allemand poursuit sa route. Jacques Gradara était là, lui aussi. Mitraillé par le char parce qu’il portait des bottes allemandes (provenant d’une caserne) et blessé par la même salve : on lui a ensuite enlevé plusieurs fragments de balles, mais je n’ai jamais manqué de fer, dit-il avec humour.
Puis ce sera la fuite des blindés, harcelés par la chasse alliée. Les équipages abandonnent leurs chars sous un chêne au village de la Chênaie, et disparaissent. Les panzers sont pilonnés et constituent, après la Libération, un but de promenade dominiciale. Criblé d’éclats, le vieux chêne a fini par mourir.

Daniel MORVAN.



 
 

samedi 14 janvier 2017

"Denise au Ventoux": Rencontrer l'animal


Michel Jullien ©

Denise est un bouvier de Berne. Jeune et noble bête de quarante-trois kilos, qui s’ennuie en ville et voudrait vivre sa vie de chienne. Elle jette son dévolu sur celui qui sera le plus apte à l'emporter. Elle le suit sur le Ventoux pour quatre jours d'escapade, où elle se trouve elle-même et rencontre l'éternité. Telle est l'histoire poignante contée par Michel Jullien dans Denise au Ventoux.



"Ancienne élève de l'école des chiens d'aveugles de Paris,", recalée pour "couardise urbaine", elle est passée par plusieurs identités, Cooky, Athéna, avant d’être baptisée Denise, parce qu’elle a "une tête à s’appeler Denise", pour "un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule".
Et Paul? Il promène le chien. La routine, l'aliénation pour le chien comme pour son maître. 440 kilomètres annuels avec Denise, à raison de mille sorties par an. Un minimum syndical augmenté d'échappées hors des "cercles carrés du IXe arrondissement", offerts à cette odalisque hybridée de patiente freudienne et d'Albertine assoupie. Chienne ou homme, qui promène qui? A l'une, il ne manquerait que la parole, à l'autre, celle-ci est un supplice quand il s'agit des civilités d'usage. Animal et homme identiquement congédiés de la création, réduits à leurs conditions parcellaires. Face à quoi le Ventoux est un horizon d’espoir.


Elle est d'abord confiée, à titre thérapeutique, à Valentine, sœur dépressive d'une encadreuse. Cependant, Denise n'encadre pas Valentine mais adore Paul, employé de banque qui gravite comme elle dans ce petit monde, relieuse ou bricoleur situationniste de faux décors de foire avec les restes de la chambre de Van Gogh à Auvers-sur-Oise. 

Imagine-t-elle qu’il lui permettra de rencontrer l’animal (*)
Mais le récit diffère à plaisir ce moment de vérité pour explorer l’habitat humain, évoquant alors le Nouveau roman et ses pointilleuses audaces. Michel Jullien appartient à la famille des grands descripteurs, grâce à une acuité de vision totalement inusitée et une syntaxe qui colle de près à l'obsession. Ainsi cette description d'une planchette de l'appartement de Valentine: une vasque "jouxtait une planchette couverte de Vénilia, sa tranche ornée d'un galon recollé jusqu'à l'impatience, qui dut être clouté en suite des décollements, quand on avait encore la foi d'une adhérence. Le ruban bâillait par endroits, laissant apparaître les copeaux de bois agglomérés sur la tranche de l'étagère, sales comme des miettes de pain."
Ce sont, nous dit l'auteur, des natures mortes qui "nous parlent très calmement du vivant que nous sommes". Rencontre improbable de Chardin et de Jack London. Mais la surface triste des choses ne conduit vers aucune révélation, elle est seulement miroir de solitude, comme dans la première page où tout en Denise, cette sleeping beauty, dit le besoin élémentaire de montagne exprimé par la gueule, "une babine s'affaissant sous son propre poids, découvrant une cordilière de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d'aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans - tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes."
Justement : et le Ventoux?
A ce stade du récit, la précision des arrêts sur image, l'écriture haute définition, affinent le trait jusqu'à l'exaspération. Ici, la chienne halète « comme une usine (…) la langue fondue à la manière des montres de Dali », là, dans la travée centrale d’un train, elle se relève «d’un coup de reins comme le font les chameaux du désert ». Michel Jullien use de l’effet de réel pour nous conduire au point où les deux expériences, humaine et animale, convergent en un même idéal: solidaires/solitaires dans leur rapport au monde, alliés de classe. La fine prose tourne comme une horloge. Les observations frappent. Comme dans cette page si touchante où Denise dessine de la truffe un paysage japonais sur la vitre d'une voiture: "C'était joli, le pare-brise arrière était parcouru des lignes de dégivrage horizontales, comme une portée sur laquelle, à mon adresse, Denise écrivait du museau ses idéogrammes de chien."
 Mais rien de grand ne se montre encore, et le bouvier bernois dort beaucoup: "Décidément elle dormait, les paupières barbotant, vautrée, ahanant des rêves aphones, avec le tressautement des courses inconséquentes vécues en songe, mimant des écarts impétueux pour le départ d'un trille au détour de la sente, des cavales immobiles, des souffles étranglés." La vraie vie est ailleurs, cela vaut aussi pour les chiens. Denise tirée de ce sommeil proustien, grâce au grelot magique d'un trousseau de clefs, homme et bête se mesurent au Ventoux.
Le western moderne commence.
La montagne. Le monstre de patience et d'attachement sort de son asthénie conditionnée, s'éveille aux odeurs d'autres castes, aux effrois et aux alertes du grand monde: "Il y avait pour Denise du nouveau dans l'animal". Jolie formule qui résume le retentissement initiatique de cette découverte. Symboles de cette révélation, les portes franchies au cours de l'ascension, sas de passage vers le Graal: La jeune Denise rencontre Dyonisos. Les chênes, comiques et semblables à des humains, porteurs "d'un présage à chaque gland comme s'ils sortaient d'un conseil avec Merlin", puis la forêt d'altitude et ses sentiers neigeux conservant les traces de bêtes. Avant la bosse terminale du Ventoux, où se prépare une immense scène finale qu'on ne dévoilera pas. Mise en alerte par des odeurs et des bruits, tout un mélange de "sucs indébrouillables", Denise (ex-Athéna) va rencontrer son destin au détour d'un pierrier. La satire sociale s'efface devant le chant du monde, la fusion déchirante devant la mort, la communion silencieuse des consciences, humaine et animale, et c'est sublime.

Daniel Morvan


Michel Jullien: Denise au Ventoux. Verdier, 138 pages, 16€. Prix Franz Hessel 2018 et 50 millions d'amis 2017.

Lire aussi Les Combarelles, bel essai sur les grottes ornées paru à la rentrée de septembre 2017 à l'Écarquillé. 
Lire aussi, à propos du même auteur: L'île aux troncs



* nous empruntons l'expression au festival "Rencontrer l'animal", organisé par le Grand T (Nantes) en  mai 2013.


mercredi 4 janvier 2017

Henri Droguet, un poète du temps (archive 2008)



Il a tiré une rhétorique des tempêtes de noroît et des marées d'équinoxe. Comme tous les écrivains « à l'ouest » ? Certainement pas. Son écriture l'écarte d'un laconisme hérité d'Eugène Guillevic. Loin de vouloir réduire la toile, Henri Droguet se veut océanique.
Depuis Ventôse, paru en 1990 chez Champ Vallon, il adopte un point de vue simple, celui des nuages. Il dit chercher « quelque chose d'équivalent, dans l'ordre de la langue, à la météo bretonne ; une écriture aussi démantibulée. » Il en découle une certaine réserve pour tout ce qui relève des sentiments. « Pas de moi je, pas de lyrisme intime. »
Juste une voix extérieure, d'où le titre du recueil, Off. L'écriture déroule une partition du chaos. partition grisée de vents et de mer, verbatim de grêles drues où les virtualités du langage convergent vers une mimétique déréglée. 
Comme le confie Henri Droguet (sur le site A la littérature (http://pierre.campion2.free.fr/), « parce que [...] le monde réel m'apparaît toujours comme un chaos discontinu, secoué, instable, angoissant et émerveillant, l'écriture elle-même va, par force, se démantibuler, se farcir d'ellipses [...] de figures qui mettent en crise. Et, pour compenser ce brouillage du sens, c'est le bidouillage sur les sons, les rythmes, les pulsations, qui va, dans sa fécondité sauvage et par des dérapages impitoyablement contrôlés, disposer des jalons, tracer un chemin, produire un semblant de sens. »
 
Dans ce tohu-bohu, la part de l'homme est mince. On le voit « paillasser dans les eaux », pousser une barrière, constater « l'inachèvement est notre territoire »
Le tout est écrit « à la va comme je te pousse », du moins le poète l'affirme, avouant son goût pour les lexiques (ornithologique, botanique), les jeux sonores, les écarts de langage (du langage soutenu au parler le plus simple).
On se souvient de Jean-Pierre Abraham (Armen, Ici présent...) et de son dieu caché. En est-il de même pour Droguet ? « Il y a dans certains coins, dans les ombres de cet état de choses (pourquoi ne pas le dire ?), le formidablement discret sourire, le désordre limpide et déchirant de Dieu. »
 
Ce que le poème intitulé « Usufruit » dit autrement, à propos de ce que l'homme possède : « suffisant maigre avoir somme toute :/ quelque bleu - de l'herbe du matin - deux brins/de laine - et ta peau - ta peau. »
Daniel Morvan
 
Off, Henri Droguet, Éditions Gallimard, 2008. 138 pages, 15 €.