lundi 27 février 2017

Cécile Coulon: Trois saisons d’orage



Fabriquer un paradis terrestre à partir d’une carrière de pierre ? C’est possible, grâce à Cécile Coulon. Comme une Sagan qui aurait mangé du Giono, elle s’offre cette fois une saga sur trois générations. Mon premier est un jeune interne en médecine quittant Lyon pour une mission plus haute, en montagne. Mon second est Benedict, son fils qui sera aussi médecin, aux Trois-Gueules, cette « forteresse de falaises » où un village s’étend et prospère. A ma troisième, Bérangère, échoit la part la plus douloureuse. Car cette première dynastie en croise une autre : Maxime et son fils Valère, qui élèvent des vaches. Mon tout forme une tragédie moderne, une histoire qui ferait un excellent scénario de film ou de téléfilm, par ses rebondissements. Tragédie à laquelle la jeune Auvergnate ajoute quelque chose de plus, une tension, une nervosité, un battement de cœur aux portes du paradis. DM
Cécile Coulon : trois saisons d’orage. Viviane Hamy, 265 pages, 19 €.

mercredi 22 février 2017

Nathalie Béasse, Nantes-Venise

Le bruit des arbres qui tombent est la nouvelle création de Nathalie Béasse. Elle est présentée au Théâtre universitaire. Avant la biennale de Venise, qui lui accorde une «carte blanche».

Nathalie Béasse a été remarquée pour un spectacle présenté en 2014 à Paris : Rose, variation libre autour du Richard III de Shakespeare, envisagé par elle comme pâte à modeler du théâtre, de l’imaginaire. La bonne nouvelle est tombée alors que l’Angevine jonglait avec un plan de travail déjà serré : elle fait partie des sept femmes metteuses en scènes sélectionnées dans le volet « art contemporain » de cet événement international, du 25 juillet au 11 août : « Ce qui m’offre une formidable visibilité, dans ce monde du spectacle où il n’est pas si facile de s’imposer quand on est femme et provinciale », se réjouit Nathalie Béasse. Jamais programmée à Avignon, elle a montré ses créations à Marseille, Lyon, Beyrouth, et bénéficié du soutien du CNDC d’Angers, du Théâtre universitaire, du Lieu unique, d’Onyx et du théâtre Bastille à Paris, où quinze représentations du nouveau spectacle sont programmées à la rentrée.


Formée en arts visuels aux Beaux-Arts puis au Conservatoire Art Dramatique d’Angers, Nathalie Béasse a croisé les formes artistiques, à l’image de la « danse théâtre » de Pina Bausch. « Mais je suis orientée cinéma depuis le départ, et envisage mes spectacles sous l’angle du montage, du gros plan, du fondu enchaîné, du travelling… » Il en découle une écriture de plateau spontanée, née dans des décors naturels, car elle aime travailler ses idées en extérieurs. L’extérieur ne nuit pas.
Une exploration de l’intime
Le bruit des arbres qui tombent, tel est le titre : « c’est tiré de mon livre de chevet, Partition rouge, anthologie poétique des Indiens d’Amérique du Nord. On est toujours dans le plaisir de jouer comme des enfants et d’inventer, avec une bûche qui tombe, un son, la chair. » Et ce théâtre d’image, qui travaille à fleur de peau, raconte une histoire en gros plans sur quatre membres d’une famille. Vous n’êtes pas libres pour la prochaine biennale de Venise? Venez donc la découvrir à Nantes.

Daniel Morvan.

Mardi 28 février, mercredi 1er et jeudi 2 mars 2017 à 20 h 30 au TU Nantes. Tél. 02 40 14 55 14. Durée : 1h. 4 €/8 €. Le 24 mars au Cargo de Segré et les 10 et 11 mai au Grand R (La Roche-sur-Yon).

lundi 13 février 2017

La guitare contre le cœur, comme un poignard



Exclusive archive. L'ex-chanteuse de Dolly était en concert le 11 octobre 2019 à Stereolux (Nantes), pour fêter la sortie de deux albums, un solo et un album acoustique. Occasion de plonger dans nos catacombes et d'en exhumer ce papier retour de concert. Dolly nous clonait, Dolly nous déclouait des poteaux indicateurs d'un âge de suie. En guise de bonus, un entretien à l'occasion de la parution du 2e album. magnéto!


Il a le saut de l'ange un peu lourd. Le stage diving depuis la scène se termine en sortie de piste et l'une des groupies du premier rang se prend une rangers dans l'orbite. Tout cela ressemblerait à un samedi soir comme les autres aux confins de la terre. Sauf que ce bout de terre contient Dolly. Lui appartient.
Retour de Dolly dans ses pénates, après une tournée qui a fait du quatuor de Naoned le groupe rock de l'année, avec Louise Attaque. Parmi les centaines de groupes français capables d'en faire autant, Dolly a fabriqué le son de 1997. Un peu de Nirvana, un peu de Niagara. Dolly, c'est chaud et froid, omelette norvégienne. Fusion d'une blonde prophétique et de guitaristes kamikazes.
Les paroles ? Charriées, stroboscopées, criblées en bouillie, hormis un réjouissant «tanké dans le vert» qu'on doit à Jean Fauque. Et bien sûr le titre « Je ne veux pas rester sage » élevé par les fans à l'indignité d'hymne national.
Chez Dolly, tout est dans la tenue des guitares. Dos cassé, le bassiste cale la sienne sur les rotules, faisant ronfler les gros ampli Fender du gras du pouce. Le guitariste tire de sa six-cordes de maladives aurores drapées de sons fuzzés, passant des vibratos hébétés aux sifflements de 747 en tour de chauffe qui laissent pantelantes les enceintes de l'Olympic. Si chez Dolly quelqu'un s'enroule sur le manche (comme on l'a vu oser l'écrire), c'est lui le grateux, surfer lové dans le tube du son. Surplombant ce précipice sonore, Manu, la Manu en robe rouge. Icône rock, madone des flippés fascinés par son oeil, ciel limpide où germent des ouragans. Elle porte sa guitare sur le cœur, comme un poignard. La fille aux yeux pers gifle l'air de ses nattes blondes comme l'une de ces gorgones pétrifiantes de la mythologie grecque.


quelques années plus tard, on retrouvait Manu pour cette interview - tutoyée comme il se doit.




Manu était la chanteuse du groupe culte Dolly. L'icône du rock français est en solo au Ferrailleur, des pépites rock plein la besace.

Emmanuelle Monet, « Manu ».

Après une longue période sans jouer, la scène te manque-t-elle ?

Deux ans sans jouer à part quelques dates, ça me manquait énormément. Le besoin de scène s'apparente presque à une déprime. Je finis par me demander si ça vaut encore la peine... Je ne sais pas faire grand-chose d'autre, je n'aime pas voyager, mes vacances, c'est le concert. Oublions, bien sûr, l'horrible quart d'heure de trac avant de monter en scène !

Et sur scène, aimes-tu retrouver le jeu de la fascination et le look rock qui tue, comme du temps de Dolly ?

Question look, on m'a assez critiquée là-dessus dans le passé, mais maintenant je me maquille et je suis très bien entourée de mes musiciens Nirox, Shanka et Ben ! Pour le reste, je ne suis pas la reine de la blague, mais j'aime bien aussi que ça rigole, un mélange de sourire et d'émotion. Et puis Snoïze me fait toujours de très beaux shows lumière, sans aller jusqu'à la cinéscénie d'Eurodisney. La chanson pour Mika, par exemple, est un moment très intense...

Même les rockeuses ont le blues ? Votre premier album, après la mort de votre bassiste Mika en 2005, vous a-t-il aidée à le surmonter ?

Tout s'est écroulé d'un coup, Dolly sortait d'une décennie de succès, symbolisée par notre tube « Je n'veux pas rester sage ». À la mort de Mika, il m'est arrivé ce qui se passe quand on perd tout : je me suis séparée, le groupe s'est arrêté, j'ai eu droit au filet garni d'épreuves. Une belle montagne à soulever... C'est la musique qui m'a sauvée. J'ai mis tout ça dans l'album précédent, Rendez-vous, suivi d'une tournée et d'un album live. Le second disque qui sort est tourné vers les autres, j'ai encore des choses à dire... Une dernière étoile brille.

Comment avez-vous écrit ce second album de chanson rock édité sous votre propre label, La dernière étoile ?

Je suis sortie de ma position autocentrée. J'ai observé les gens et j'ai pris beaucoup de notes, oui, comme un reporter qui regarde. Je pense avoir progressé dans l'écriture. Mes titres chouchous ? « J'attends l'heure » (écrit sur une maison de retraite) et « La dernière étoile ». La tournée qui s'engage est une présentation de l'album, une tournée plus conséquente devrait s'ensuivre. Je chanterai les deux albums, avec des surprises et des inédits de Dolly. Je crois que cette fois, je vais rechanter « Je n'veux pas rester sage ». J'en suis maintenant à nouveau capable.

samedi 11 février 2017

Blandine Rinkel: sa mère, cette héroïne discrète


Blandine Rinkel/©DM


Son premier livre, L’Abandon des prétentions, est le portrait tendre et amusé de sa mère retraitée. En 65 petits croquis, Blandine Rinkel compose un portrait intime de cette femme qui consacre sa vie aux autres. A travers Jeanine et ses rencontres, ce livre est aussi un tableau de la classe moyenne française.


« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Jeanine a recopié cette question sur un post-it. Collé sur le frigo, à côté d’autres carrés de papier bleus ou rose. Jeanine est à la retraite après avoir enseigné l’anglais au collège. Aujourd’hui, préfère voyager sur place et pratiquer le « goût des autres » sans restriction. Jusqqu’à faire de sa maison un refuge, un lieu d’écoute. C’est le sujet du livre de Blandine Rinkel, sa fille de 25 ans. Une fille unique, dans tous les sens du terme: « Je me suis beaucoup occupée d’elle », murmure-t-elle, dans cette librairie de Nantes où Blandine dédicace son livre. « L’abandon des prétentions », qui devait s’appeler « 65 » (comme son âge et le nombre de chapitres).
« Blandine était une élève très appliquée. L’été, elle dansait et chantait des comédies musicales au centre de vacances, à Fromentine en Vendée. C’est pour cela qu’elle est aussi à l’aise devant les caméras. Adolescente, elle voulait révolutionner l’écriture. Elle disait qu’elle n’aurait pas assez d’une vie pour réaliser ses rêves.»
Jeanine est née dans une famille paysanne pauvre de Lanrivoaré. S’est mariée à un baroudeur flamboyant (aujourd’hui expert de la contrebande d’armes en Afrique), puis divorcée. Fixée à Rezé, au sud de Nantes. Ville que Blandine Rinkel décrit dans son livre comme « un petit monde que le grand ignore, et qui s’organise, hors du temps, autour des ronds-points sans charme et des tramways automatisés ».
Blandine a grandi et filé sur Paris. Sa trajectoire de vie ne passe pas par les concours, malgré un 20/20 au bac de français, mais par l’affirmation d’une écriture: « Je suis une sauvage, j’ai fait mon chemin de pensée en compagnie des livres. Je me situe dans la famille des auteurs comme Pierre Michon. ceux qui questionnent la vie des gens qui semblent n’avoir rien à dire. »
Un master de lettres (sur la notion de journée), de la chanson avec Bertrand Burgalat, de l’activisme au sein du collectif d’artistes Catastrophe, du journalisme branché pour Citizen K ou Le matricule des anges: parcours d’une étoile montante de la scène parisienne. Banal. Sauf que la Parisienne n’a pas oublié sa mère. « J’écris beaucoup tous les jours. Un angle a fini par s’imposer: ma mère dans sa cuisine, s’enivrant de tous les visages croisés. »

Le livre va sidérer la critique. Il part de l’étonnement perpétuel de la fille devant sa mère, cette candide magicienne de la relation humaine. Cette petite bretonne de mère, bloc de bonté dans sa cuisine rose de Rezé, qui perpétue l’amour paysan de l’accueil.
« Je ne savais pas qu’elle m’observait autant, j’en ai eu les larmes aux yeux en lisant le livre », dit Jeanine, qui s’est pomponnée pour la signature en librairie. Je pensais que c’était une étude sur Rezé, pas un livre sur moi.»
C’est le goût maternel de l’effacement que décrit le livre. « Contre la tyrannie des ambitions, écrit-elle, elle a préféré affiner sa part sensible: plutôt que les dîners à plusieurs, elle choisissait les tête-à-tête, au champagne qui frappe préférant le cidre doux; plutôt que de s’inscrire à l’agrégation, elle apprit la peinture (…). »
Jeanine tire de ses origines (l'âpre pays léonard, dans le nord Finistère) une indifférence radicale envers la soif de paraître. Pas dopée à l’ambition, mais électrisée par les rencontres de hasard.
Curiosité dont sa fille a hérité, qui affronte sans ciller les questions, consciente aussi de porter (comme Leïla Slimani) une nouvelle culture féminine: « J’ai grandi dans un monde de paroles confisquées par le père. La littérature est porteuse de valeurs féminines de douceur et de refus du combat viril. L’attention à l’autre est une valeur politique. »
« Qu’est-ce qu’une vie réussie? » Pour Jeanine, c’est faire des crêpes à Moussa, demandeur d’asile de Homs, qui dresse l’inventaire des tortures pratiquées dans les prisons syriennes. C’est accueillir l’univers entier, une madone des camionneurs, des immigrées espagnoles rencontrées au super U, un capitaine de cargo russe (et ancien danseur du bolchoï, elle a le flair pour repérer la grâce secrète des êtres), un salafiste. « Quand j’ai commencé ce livre, tout Paris ne parlait que des réfugiés, c’était le sujet à la mode, mais c’était une guerre d’opinion abstraite. Le concret, je l’ai trouvé chez ma mère. Sans idéologie, elle pratiquait l’accueil de réfugiés. Jeanine est un personnage très contemporain: une femme de la classe moyenne qui accueille des migrants. »
Jeanine relativise: « C’est parce que j’étais divorcée que j’ai pu me faire toutes ces rencontres. Je vais souvent à Emmaüs voir les Arabes, mais c’est intéressé: je veux continuer à pratiquer l’arabe, que j’ai appris sur le tard. Mais me faire traiter d’islamo-gauchiste par la presse parisienne, alors ça! Maintenant, le succès de ma fille me donne des ailes: il faut que je continue à voir du monde pour qu’elle écrive un autre livre. Il faut seulement qu’elle ne se crashe pas en route. »
Et là, le regard tendre et amusé de Blandine sur sa mère dit tout. Il dit: toi, maman, on ne te changera jamais. ta capacité à fabriquer de la gentillesse est infinie.

Daniel MORVAN.

L'Abandon des prétentions. Ed. Fayard, 248 p., 18 €




Le nom secret des choses (2019): La métamorphose pour tous

Dans son second livre, Blandine Rinkel explore les tâtonnements de l'identité chez une jeune fille "montée à Paris" qui cherche ses marques dans le Landerneau germanopratin.

Débarquant à Paris pour ses études, Océane décide qu'elle ne s'appellera plus Océane mais Blandine. La raison? "Quand on est grande, blonde, et qu'on s'appelle Océane, on craint certains soirs de ne plus faire qu'un avec son propre cliché". Changer de prénom résoudrait un problème d'image de soi et un complexe de provinciale honteuse de ses origines. Cela devrait même lui ouvrir les portes du Landerneau parisien: "A cette époque, tu peux encore tout à fait te perdre toute la journée dans Paris, toile d'araignée, piège de soie qui te capture".
Très remarquée pour "L'abandon des prétentions" (Fayard 2017), magnifique portrait de sa mère, Blandine Rinkel (née à Rezé, en Loire-Atlantique) analyse dans ce second roman (Le nom secret des choses) les vacillements de l'identité, le glissement dans l'univers risqué du pseudonyme. Cette histoire de mutation post-adolescente a pour arrière-plan un drame de la fascination: celle éprouvée par l'ex-Océane pour une amie-miroir, un coup de foudre d'amitié: Elia. La "métamorphose pour tous" n'est-elle pas un droit? Pour faire sa place dans le monde, ne faut-il pas essayer plusieurs versions de soi-même avant de pouvoir dire "je"? On se laisse porter par l'humour d'un portrait qui est l'autoportrait d'une romancière aux multiples talents. Derrière la blonde cérébrale qui s'exposait il y a trois ans en pleine page du Monde, se cachait donc une lycéenne "perdue sur le grand échiquier des postures", et des impostures.

Daniel Morvan

Blandine Rinkel: le nom secret des choses, Fayard 2019. 298 pages, 19€



mardi 7 février 2017

Godard, peintre du XXe siècle



Du dimanche 12 au dimanche 26 février 2017, le Cinématographe (Nantes) revisite l'œuvre de Jean-Luc Godard, de la Nouvelle-Vague aux années 2000. Occasion de revoir 34 de ses films, 7 courts-métrages et des cinétracts.
Entretien
Alain Bergala, critique, enseignant, spécialiste de l’œuvre de Godard.

Pourquoi a-t-on tant aimé Godard?
Dans les années 60, les jeunes disaient: lui, il parle de nous. Et aujourd’hui, il renoue avec ça: ce vieux cinéaste est le plus fort pour attraper l’air du temps. Il reste synchrone, alors que le cinéma a toujours dix ans de retard sur son temps. Il sait trouver la forme pour dire le présent.

Où son originalité se situe-t-elle?
La rupture qu’il introduit avec l’économie traditionnelle du cinéma, de sorte que faire un film peut lui prendre un an ou deux jours. Pourquoi? Parce que son modèle est plus proche de la peinture, et qu’il travaille avec le temps.

Mais on cite toujours les mêmes films: A bout de souffle, Pierrot le fou, Le mépris. Et après?
L’après années 60 est aussi importante. Il a sa période militante où il n’est plus vu par personne. Il fait ensuite de la télévision à Grenoble, avant de revenir au cinéma. Il ne refait jamais deux fois le même film, comme Picasso ne refaisait pas ses tableaux. Les entrées ne sont plus son problème; il ne se laisse imposer aucune règle. Et pour un producteur, c’est un honneur absolu, la gloire d’une vie que de produire un Godard, même à perte.

Chantre de « la vérité vingt-quatre fois par seconde », Godard est ensuite devenu le dépositaire de l’histoire du cinéma. Qui est le vrai Godard, selon vous?
Le plus grand cinéaste. Les autres trouvent leur style, lui a créé vingt styles, il est le seul à avoir tout exploré, et son œuvre est sans le moindre doute la plus importante du XXe siècle. Il a payé cher cette liberté en angoisse, il ne mène pas ce qu’on appelle une belle vie, lui qui est né en 1930.

Où vit-il?
Il est revenu à Rolle, sur les bords du lac Léman, où son père médecin avait sa clinique. Il vit dans un petit appartement standard et sans luxe.

Vos trois séquences préférées?
J’adore vraiment la séquence abstraite des corps étendus sur les draps dans Une femme mariée, où il invente une esthétique. Puis la dispute dans l’appartement romain du Mépris, qui résume son cinéma. Et la scène du garage de province dans Film socialisme, qui m’a sidéré.

Vos trois films préférés, que vous emporteriez sur une île déserte?
Le Mépris, qui est le plus achevé. Godard casse ce qu’il fait au montage. Là, il a conservé la perfection de l’objet. Ensuite Pierrot le fou, un objet romantique lui aussi tourné au bord de la Méditerranée.  Ce film solaire est le contraire de ce qu’il est. Et enfin Film socialisme, où il sert du cinéma pour faire l’état des lieux de nos vies, nos familles, nos enfants, nos classes sociales.

Le mépris est revenu en salle dans une version restaurée. Et l'Italie va enfin le découvrir?
Mais oui, les Italiens n’ont jamais vu le vrai Mépris. Il est sorti en Italie dans une version charcutée, amputé de 16 minutes et sans la sublime bande originale de Georges Delerue. Le producteur italien lui a préféré la musique d’un jazzman local. Le vrai Mépris va enfin être montré en Italie, et je suis heureux d’aller leur présenter une copie parfaite de ce film.

Recueilli par
Daniel Morvan.


Quinzaine Godard du 12 au 26 février au Cinématographe, 12bis rue des Carmélites, tél.02 40 47 94 80.
Du 12 au 26 février, voir et revoir l'oeuvre de Jean-Luc Godard, au Cinématographe, qui projette 34 films.

Deux ou trois films qu'il faut avoir vus de lui

 
 

Le mépris
Les images tournées à Capri, dans le décor de la villa Malaparte, et la musique de Delerue, gravent ce film dans le marbre antique. Scénariste à succès, Paul travaille à une adaptation de L’Odyssée. Paul est marié à Camille. Subitement, Camille le méprise, sans explication. A la fin sereine du cinéma classique incarné par le cinéaste allemand Fritz Lang, s’oppose le début angoissé du cinéma moderne, personnifié par Michel Piccoli. Un film totalement envoûtant, qu’on aime avant de le comprendre. Lundi 13 février à 20 h 30, vendredi 17 à 14 h 30.













Pierrot le fou
Le grand film cubiste de Godard, bourré de collages et de citations : Balzac, Jules Verne, et les chansons : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours, ô mon amour et Ma ligne de chance de Serge Rezvani. Dans son dixième long métrage (1965), Godard joue avec les couleurs primaires : bleu, jaune, rouge. Il travaille le texte, le mot, à la manière d’un écrivain. Tout oppose l’impulsive Marianne, qui préfère les disques et la danse à l’intellectuel Ferdinand qui préfère la lecture et l’écriture. Cette opposition était déjà celle de Camille et de Paul dans Le Mépris.


Histoire(s) du cinéma (1999)
Le cinéma était fait pour penser, dit Godard. Le XXe siècle n’en a pas voulu, le cantonnant à d’autres rôles. Histoires(s) du cinéma raconte toutes les histoires nées du désir mégalomane de leur réalisateur d’être maître du monde. Confronté à ce qu’il aurait pu être, un instrument de pensée, confronté aux lâchetés de la guerre, le cinéma n’est plus que « la monnaie de l’absolu ». Avec le sac à main de Marnie, le chignon de Madeleine dans Vertigo, l’autocar dans le désert de La mort aux trousses, Hitchcock invente une manière de partager les signes mystérieux par un milliard de spectateurs.

vendredi 3 février 2017

Misa Tango, l’émotion en rouge et noir

« Une messe comme ça, c’est tous les dimanches ! » Ce mot en fin de concert, c’est « l’effet misa tango » : prenez une messe, colorez-la en rouge et noir d’Argentine, épicez de bandonéon, ajoutez une voix de mezzo (Corinne Bahuaud) qui vous colle des frissons, et vous obtenez 45 minutes de bonheur. Misa tango : l’eau et le feu. On bat la mesure, on se laisse emporter par les coups d’archets de contrebasse, les nappes des violons polonais. La plainte du bandonéon (Christian Grimault), roi du tango, répond à l’enthousiasme swinguant d’un chœur de chambre (Éclats de voix) plus fiévreux que jamais. Kyrie, gloria et credo passent comme une lettre à la poste de Buenos Aires. On croirait pourtant entendre se tendre une jupe fendue et un couple, front contre front, faire craquer le parquet d’une salle de cabaret. Ce tango-là, interlope et canaille, est une danse de l’âme : c’est un blues et une prière. Il est pétri de cette tristesse qui fait naître des sourires, allez comprendre !

Daniel Morvan




Gérard Baconnais dirige Eclats de Voix et l'orchestre de chambre du Sinfonia Varsovia
Enregistrement disponible à l’espace disques de La Cité.

La folle journée: Voyage dans un monde timbré



C’est timbré, la musique. Le timbre, c’est la vie du son, l’épaisseur de l’instrument, ce mélange de spectre, de vibrato, de son, de charnu, de boisé, de subtil, un truc indéfinissable. Prenez ce bête triangle, oui, celui de l’Orchestre national de Lettonie. Ne vous égarez pas dans la blondeur et la rousseur des violonistes, oubliez le pont des soupirs et concentrez-vous sur ce triangle. Si fascinant : la pièce la plus petite de l’orchestre, et pourtant… Andris Poga, le chef, a mené la répétition à l’arraché. On révise les raccords, on vérifie le velouté de la clarinette dans le beau tango d’Arturs Maskats, et roulez jeunesse. Ce concert va vous brouiller avec vos repères, mix de Venise (les chevelures), de Budapest (les danses hongroises) et de Buenos Aires. Baladés de Riga à Venise, vous n’aurez bientôt plus qu’un point d’ancrage : le son bien timbré du triangle qui traverse l’auditorium jusqu’à votre tympan. Imperceptible, minuscule, et pourtant, comme il porte la mélodie loin, cet accent aigu !
Avec le quatuor de percussions Esegesi, c’est un autre royaume. Quarante-cinq minutes de batterie : autant dire émotion zéro ? Pas si vite ! Un festival de timbres, là aussi, entre woodblocks, casseroles, chaudrons, marimbas, toms basses, bols tibétains. Partitions de Xenakis, Reich ou Nystedt, le public entassé dans le Lieu unique ne pipe mot : aucun doute, taper comme des dingues sur des tambours, ça peut faire vibrer la fibre humaine aussi.
Ce parcours se terminait sur la Music For Eighteen Musicians de Steve Reich. C’est un peu la Messe en si du minimalisme. Une merveille du XXe siècle, une heure d’immersion dans la rêverie lointaine des années 1970. Un orchestre beau comme le Chrysler Building : quatre pianos à queue, quatre xylophones, métallophones ou marimbas, un violon, un violoncelle, quatre choristes, et deux clarinettes basses qui rebrassent l’incroyable pâte sonore et vous transportent dans d’autres mondes. Par son ampleur et sa puissance, cette œuvre a fait disparaître la notion de « minimalisme » au profit de quelque chose de plus fort, de plus fou. Nous étions partis. En Inde, en Afrique, dans un continent inexploré, dont les timbres dessinaient la carte.
Daniel Morvan


Jérôme Fouquet