mardi 30 janvier 2018

Max Jacob, 2. Un corps déboîté dans un monde déboîté



En 1994, Le cinquantenaire de la mort de Max Jacob. 2 : Le brillant lauréat du concours général renonce à ses rêves d'Orient pour la misère à Montmartre. Il rencontre Picasso.



Les succès scolaires de Max Jacob lui ouvrent une carrière brillante à laquelle il se dérobe. Entré à l'École coloniale, il la quitte bien vite pour suivre sa vocation artistique. Il vit misérablement à Montmartre. Trente six métiers, trente six misères et deux coups de foudre : l'un pour une jeune femme, l'autre pour Pablo Picasso.

En 1894, Max Jacob est le premier élève du jeune lycée de La Tour d'Auvergne à décrocher un accessit au concours général de philosophie. Au cours d'une distribution solennelle, le nom de Jacob est acclamé par Quimper. Sa carrière est toute tracée. Pourtant, Max éprouve l'impérieux désir d'être un autre. « Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge », lui dit son Blaise Pascal. Et l'homme est selon le même Pascal un « monstre incompréhensible » : Max dira lui-même : « une personnalité n'est qu'une erreur persistante 
». 
Bien qu'il dise être « né triste », Max s'est par bonheur reconnu artiste, et « la poésie est une vertu comme la gaîté ». Une vertu qui sauve d'une « belle époque » creuse. Quand le monde dérive, tourne encore, à plein régime, la mécanique langagière.

Un bavard timide


Ses parents le verraient bien normalien. Mais la pédagogie ne le tente pas. « Sujet d'examen : est-ce que l'oeuf vole ? », ironise-t-il. Au grand étonnement de son entourage, il opte pour l'École coloniale. Etre un autre... Poussé par quels rêves orientaux ? « Je pense que mon ange gardien me désignait par là que ma vie devait se faire dans une autre patrie que celle qui était la mienne, j'entends une patrie morale. » Projet de courte durée. Il se laisse recaler en seconde année, puis se fait réformer : « Je n'ai jamais pu être militaire/ Étant moitié fil de fer et coton. » Quimper ne lui pardonnera pas. 


Ses retours réguliers, chaque année, au 8 rue du Parc à Quimper, sont émaillés de vexations. On lui reproche son manque d'ambition, ses bouffonneries : Le « besoin de plaire » mêlé à une « timidité qu'il violente » fait de lui un « insupportable bavard » (« La défense de Tartufe »). La honte qu'inspire la disgrâce physique (1), maintenant officielle, va obséder sa poésie : «Je suis le coq beurré, je suis la poule tiède», quand ce n'est pas « foetus sans alcool, grenouille du préau ». 

Puis, en 1901...


 « Comment engager ce corps déboîté dans ce monde déboîté ? » résumait, dans une conférence donnée récemment au théâtre, le professeur Michel Quesnel. Or Max, comme la grenouille du préau, atteint 1901. Il l'a annoncé à sa famille : je serai artiste. Malaise du père, drame familial. Ayant dérobé quelques sous, Max s'éclipse. Une période difficile s'ouvre. A Montmartre, Max vit un temps de ses piges de critique pour « Le moniteur des arts » - dix-sept articles encore inédits, sous le nom de Léon David. 
Critique ? « Tu ferais mieux d'apprendre à écrire », lui conseille son rédacteur en chef. « J'avais été étudiant chic, précepteur, employé de commerce, critique d'art dans les revues officielles, puis balayeur, puis jeune homme riche, puis lauréat et amateur de coulisses. » 
Un certain jour de 1901, lors d'une visite à la galerie d'Ambroise Vollard, l'oeil de Max se fixe. Ce n'est pas un reflet insaisissable dans une glace, mais un « autre lui-même » bien réel : Pablo Picasso. 

Daniel Morvan. 
‎samedi‎ ‎18‎ ‎juin‎ ‎1994
738 mots

(1) Disgrâce physique, mais fort magnétisme personnel : « Je ne connais rien de plus beau que les yeux de Max Jacob. Il est presque normal que le monde se fasse poème après avoir traversé des yeux pareils, comme drapés autour du visage » (Jean Cocteau).

dimanche 28 janvier 2018

En 1993, la rencontre entre Yves Prigent et Charles Juliet



Le psychiatre breton Yves Prigent rencontrait en 1993 l'écrivain Charles Juliet.

Entre Yves Prigent et Charles Juliet, la communauté d'esprit débouche sur une rencontre et sur un livre à deux voix. Le premier, neurologue et psychiatre de formation psychanalytique, s'intéresse au langage, au fait que « nous sommes une usine à créer du langage, des images, des fantasmes, des significations, des choix, des orientations ». Il a consacré plusieurs essais à la découverte de soi et à «l'expérience dépressive ». Le second, révélé par « L'année de l'éveil », récit porté au cinéma, a publié un journal, des entretiens, des études sur des artistes.

Les mots qui manquent


« L'exploration par l'écriture » (éditions Calligrammes) rapporte les grandes lignes d'une conversation où Charles Juliet pose les questions. L'écriture et la lecture, exercices de santé pychique ? Pour Yves Prigent, un livre est « la proposition généreuse à autrui de quelques mots qui parfois lui manquent. Il y a des gens qui sont parfois en panne, faute de quelques mots. Je sais bien telle ou telle phrase qui pour vous ne dirait peut-être rien, mais qui m'a permis de cheminer dans une autre direction, ou de poursuivre un chemin où je m'étais arrêté. » 


 Le pouvoir d'ébranlement de la littérature est d'autant plus vital qu'aujourd'hui, estime Yves Prigent, notre société fabrique des personnalités tristement efficaces et sans « états d'âmes ». Le constat est banal, mais conduit la psychanalyse à se remettre en cause : finies les belles névroses d'antan, place aux effondrements psychiques sans cause, sans souffrance et sans rêves. 

 Plus que jamais, l'écrivain est investi d'un rôle « d'ouvreur d'espace psychique », d'éveilleur des désirs enfouis. « L'écriture est un cas particulier du fonctionnement psychique, lequel est en grande partie involontaire (...). Un livre est « écrit » en ce sens qu'il n'est pas entièrement maîtrisé. » 


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎jeudi‎ ‎23‎ ‎septembre‎ ‎1993

452 mots

Malanga, l'ethnographe de la culture pop

Gérard Malanga, ici coiffé par Edie Sedgwick pour le film © Haircut


Assistant de Warhol, il a photographié le New York des années 1960-1970

Malanga, en chair et en os, comme arraché vivant de ces clichés où il côtoie l'oiseau de nuit halluciné qui inventa le pop art, dans une usine désaffectée, un phalanstère urbain aux senteurs de soufre. Et dire que ce père tranquille est celui qui a sérigraphié Marylin ! Quand les films de Warhol, comme «Chelsea Girl », sortirent en Europe, Malanga devint une superstar. Sa personne signifiait glamour, célébrité et beauté de la jeunesse.

Iggy, Patti, Mick, Keith... Malanga fut, dit le New York Times, « l'associé le plus important d'Andy Warhol. » Grâce à sa formation de sérigraphe, c'est lui qui réalise pour le pape du pop art les photos agrandies et colisées devenues célèbres : Elisabeth Taylor, Marylin Monroe, Elvis Presley deviennent dans ses mains les icônes de la société de consommation, idoles vidées de chair et de substance par la reproduction de l'image. Les images de Malanga sont tout le contraire. Elles pourraient s'appeler : «Jours paisibles à New York», tant est perceptible la grande familiarité entre le photographe et ses sujets.

Fascinants portraits où Malanga nous montre les stars dans leur vérité quotidienne. On voit Iggy Pop nu, plus près de l'ethnographie que du glamour. On voit Patti Smith, étrange indienne, la bouche de Mick Jagger, Keith Richards dans son jardin en friche, Andy Warhol, des tas de jolies filles, des drôles de garçons. New York est alors en train de gagner la troisième guerre mondiale, celle qui va imposer les jean's, le Coca et la musique pop sur toute la planète. Malanga nous montre les redoutables généraux en chef de cette guerre.

Gérard Malanga n'est guère bavard sur ses années passées avec Warhol de 1963 à 1970. « C'est juste un petit moment dans ma vie, prétend-il. Juste sept années qui ont révolutionné l'art. A croire que l'éphèbe des films expérimentaux n'était que la petite main de l'artiste. Andy ? Un petit garçon ! Il est vrai que Malanga s'émancipera de l'esthétique de la Factory pour créer son propre langage de poète et photographe.

De Warhol, il dit qu'il était « un petit garçon. Et comme les adultes aiment offrir des cadeaux aux petits garçons, il était heureux comme un gamin. » A propos de ces images : « Ces photos, je vis avec. Je les range dans des boîtes et de temps à autre, je les partage. C'est ma propre vie que je partage ainsi. La raison d'être de la photographie, c'est d'être l'outil de la mémoire. Et je suis toujours surpris d'avoir pu faire de telles images, où il n'y a que des stars. J'aurais également pu en faire à Paris, mais je n'étais pas dans mon élément et je n'ai pas osé photographier Duras, Balthus ou Godard. L'image qui m'émeut le plus ? Celle de William Burroughs, qui était un bon ami. Je n'aurai plus jamais l'occasion de le photographier. Mais l'amitié se prolonge au-delà de la mort. » 

Daniel MORVAN.