dimanche 22 avril 2018

Henri Salvador: La bossa nova, c'est moi qui l'ai inventée

Henri Salvador (1917-2008): l'invention de la bossa nova est son passeport brésilien,
mais le farniente aux Bahamas suffit au bonheur du chanteur de Syracuse


"Syracuse? Cette chanson a d'abord été créée pour Jean Sablon, l'autre crooner français, qui a engueulé Bernard Dimey à son retour de Syracuse, parce la vraie Syracuse ne ressemblait pas du tout à celle de la chanson."
Parce que Syracuse n'est pas en Sicile, elle est n'importe où, comme la Venise de Serge Reggiani. Henri Salvador se sera contenté de "piquer" la chanson à Sablon, et s'il existe un homme sur terre dont la patrie est multiple et insaisissable, c'est bien lui. Cayenne, là où il est né le 18 juillet 1917? C'est fini, Cayenne. Pas vraiment d'attache sur ce "rocher infâme". A tout prendre, le chanteur Salvador est d'abord un pur parigot, "un vrai Titi parisien, mais de couleur, hein !". C'est la ville où il fera ses gammes, et c'est dans sa musique qu'il va dessiner ce pays rêvé. Ce pays en forme d'île où il ira un jour ne rien faire, "avant que ma jeunesse s'use/et que mes printemps soient partis." 

"L'initiateur de la bossa"

L'une de ses chansons, une musique de film, s'appelle Dans mon île. Elle n'annonce pas seulement le Salvador gardien des jardins d'Eden. Elle est le plus beau passeport brésilien qu'on puisse rêver. C'est en écoutant cette chanson que Carlos Jobim a eu l'idée de la bossa-nova. Il a dit : écoutez-ça, ce Salvador a raison : il suffit de ralentir le rythme de la samba. Vous avez donc devant vous l'initiateur de la bossa, merde quoi ! 
Cayenne, Paris, le Brésil puis Les Bahamas - paradis dont il vient de s'arracher, sur un coup de poker musical qui l'a même surpris, lui qui ne s'extrait de la sieste que pour claquer son magot aux roulettes de Nassau. Le voici à nouveau en tournée mondiale.
J'ai encore 65 concerts à donner, le Brésil, l'Amérique, pour un mec de mon âge, c'est tout de même un peu charrier. Mais en 2003, arrêt buffet ! D'histoire d'avoir six mois devant moi pour profiter de la vie. Les Bahamas ! J'aime tout aux Bahamas. Quand je suis à Paris, je ne regarde que les chaînes de voyage, rien que pour les palmiers. Et puis c'est extraordinaire, ces types-là pêchent des poissons magnifiques et ne paient pas d'impôts. Un pays extra, avec 430 îles, une population de 300 000 habitants dont les deux-tiers vivent à Nassau. J'adore ne rien foutre et rester allongé, j'ai ça dans le sang. Quoi ? Syracuse ? J'y suis jamais allé. On m'a offert les clefs de la ville, mais je préfère pas. Un lieu qui n'existe que par les mots, oui, c'est ça. 

Daniel MORVAN.




‎mercredi‎ ‎4‎ ‎juillet‎ ‎2001
541 mots quotidien ouest-france

mercredi 11 avril 2018

Ecritures politiques d'aujourd'hui: Marielle Macé, Éric Pessan

Marielle Macé

"Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant": il y eut en 2006 "les enfants de Don Quichotte", qui installèrent au coeur des villes des campements de sans-abri, pour proclamer le droit au logement pour tous. Voici maintenant un Don Quichotte du 21e siècle, hissé par Eric Pessan sur sa Rossinante, clamant: Debout les forçats de la terre! Ce livre est la somme des indignations d'un romancier qui sort de ses gonds, et se met dans la peau du héros de Cervantès, afin de pourfendre l'étendue des injustices contemporaines. Le chevalier à la triste figure se jette à l'assaut des moulins, fond de pension ou paradis fiscal panaméen: image d'un retour ironique du mythe littéraire de Quichotte, ce "mélancolique qui décide de se mesurer au monde". Cet élan chevaleresque est aussi l'image de la condition de l'écrivain dont chaque ligne l'expose au sarcasme public, mais qui conserve "l'espoir imbécile qu'un livre peut changer le monde". Du moins aura-t-il honoré le contrat moral qu'Albert Camus rappelait en 1957 dans son discours du prix Nobel: "Nous (écrivains) nous devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens pour ceux qui ne peuvent le faire."
Don Quichotte, mètre étalon du héros, déboule avec son compagnon auprès des migrants et des laissés-pour-compte. "Je n'ai plus aucune foi en la politique, en le progrès, en la capacité de l'homme à améliorer sa condition, explique l'auteur au fantôme de Cervantès. Mois après mois, la société m'est devenue de plus en plus irrespirable. Alors j'avais envie d'écrire contre tout ce qui nous empêche. Il me reste la vie, l'amour et la littérature." Dans cette épopée scandée par le compte des héroïsmes quotidiens, plusieurs scènes où le chevalier consigne les souffrances: resquilleur menotté, femme de ménage expulsable, et la foule de ceux qui ont quitté leur pays en guerre, mille bouches formant une épopée de souffrance déposée aux pieds du chevalier errant. Essai, pamphlet ou roman? Tout à la fois, sans doute, tout à sa foi en une fiction qui renoue les solidarités, armé d'amour et de littérature: "nous logeons un sans-abri, nous nourrissons un sans repas. (...) Quichotte nous invite à faire. Et nous faisons."
Cette écriture politique nous invite donc, en pleine crise des migrants, à reinvestir la notion d'hospitalité. C'est aussi ce que propose Marielle Macé dans Sidérer, considérer, conférence publiée chez Verdier. L'historienne née à Paimboeuf (son essai "Styles" a été un événement en 2016) invite à s'arracher à la pétrification impuissante devant la pauvreté pour prendre en considération chacune des vies des contemporains qui arrivent - rêveurs extraordinaires, bâtisseurs d'espoir précaire, inventeurs d'une "nouvelle centralité de la marge urbaine", pour parler technocrate. Dans les cassures de l'espace urbain, ses "bords en plein centre", ces héros bâtisseurs tentent la création d'une école, d'un restaurant au sein même d'une jungle de Calais. Ils déploient l'humour imaginatif du taudis qui prouve l'existence d'une vie positive au sein du délaissement (n'est-ce pas aussi ce qui se tente dans la Zad de Notre-Dame des Landes?). Ils apportent, conclut l'historienne, la "preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement".
Daniel Morvan
Eric Pessan: Quichotte, autoportrait chevaleresque. Fayard, 420 pages, 20€.
Marielle Macé: Sidérer, considérer. Verdier, 68 pages, 6,50€.

lundi 9 avril 2018

Julien Gracq, dernier des Mohicans (archive)

Julien Gracq © DR

Solitaire, inflexible, rare, secret, discret : c'est ce qu'on a dit de Julien Gracq, mort à 97 ans, le 22 décembre 2007 à Angers. Il était simplement un romantique. Le dernier des romantiques.
Il était aussi un pamphlétaire. Dans La littérature à l'estomac, il rentrait dans le chou de la littérature dominante, militante, et faisait l'éloge d'une lecture secrète. Pour cette raison, il avait refusé l'édition de ses livres en format poche.
« C'était un roi. C'était le dernier des Mohicans, résume l'écrivain Pierre Michon. Le dernier des contemplatifs. Il avait écrit ceci, qui me trotte dans la tête : Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler. »
Ce regard a disparu, à 97 ans. « Il n'a pas bouleversé la littérature mais il a laissé des choses parfaites, comme Alain-Fournier, comme Gérard de Nerval », dit encore Pierre Michon.
Que reste-t-il de lui ? Un nom. L'un des plus beaux. Julien Gracq, pseudonyme de Louis Poirier, professeur agrégé d'histoire et géographie à Nantes, Quimper, Paris qui à 27 ans publie son premier ouvrage, Au château d'Argol. À compte d'auteur, chez José Corti, après avoir été refusé par Gallimard. Il restera fidèle à cette petite maison jusqu'à son dernier livre, Entretiens, en 2002.
Son premier roman, Au château d'Argol, a lieu dans une Bretagne mystique et arthurienne. Le rivage des Syrtes évoque Venise et la Libye, Un balcon en forêt a pour cadre les Ardennes. « Je ne suis pas du tout un écrivain régionaliste, je suis un écrivain français. Ma région est la langue française. »
On se souvient aussi d'un jeu de mots de Raymond Queneau, président du prix Goncourt, qui annonce en 1951 : « Le prix Goncourt est attribué à Julien Green pour Les ravages de Sartre ». À farceur, farceur et demi : Julien Gracq, auteur des Rivage des Syrtes, fait scandale en refusant le Goncourt. Ainsi, il écartait les mirages de la célébrité et de l'importance accidentelle.
On le rattache à André Breton, qu'il a rencontré en 1939 à Nantes. Héritier de Chateaubriand, Gracq est aussi un compagnon des surréalistes : La Nadja d'André Breton est sa vraie muse. Mais peut-on oublier Sur les falaises de marbre, de Ernst Jünger, son grand ami, mort à 102 ans en 1998 ? Et peut-on omettre Jules Verne, qu'il appelait « mon primitif à moi » ?
Julien Gracq excellait dans les cahiers, carnets, notes, impressions de voyages. Son écriture est une ligne droite partant des romantiques allemands et traversant le surréalisme, l'a conduit vers une pratique du fragment.
Il était peut-être l'écrivain français le plus visité, alors qu'il avait choisi le retrait. Les plus grands ont poussé la porte de sa maison, à Saint-Florent-Le-Vieil, au bord de la Loire.
Retiré ? « La Loire ne retire pas les hommes, elle les réfléchit », corrige l'écrivain nantais Michel Chaillou, admirateur de Gracq. Il était accueillant. Assis à contre-jour, il servait volontiers le muscadet maison et commentait le dernier match de foot à la télévision.
Toujours rebelle, il s'étonnait de la place démesurée de Paris dans le monde des lettres. « Lorsqu'on vit à Saint-Florent, on passe pour un marginal. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les écrivains vivent loin des centres médiatiques et cela ne les gêne pas. »
Les heures blanches et vides de la Loire alimentaient ses rêveries. Mais il se refusait pourtant à être le "Giono de l'Anjou". L'esprit des lieux, il le capte souverainement, en grand écrivain de la Nature. « Saint-Florent et la Loire, disait-il, j'y suis habitué comme un vieux vêtement. »
Mais Julien Gracq n'est pas l'auteur d'un seul paysage. Combien de lecteurs ont arpenté les landes d'Argol, cherchant une clef dans son absence de château, les lagunes de Venise, les marais de Guérande, les rues de Nantes, avant de comprendre qu'il avait tout inventé ?

Daniel MORVAN.

mercredi 4 avril 2018

Judith Brouste, Didier da Silva: lectures parallèles

L'extraordinaire combat de Giap, raconté dans
L'enfance future

Le terrible Heinrich von Kleist, mort très jeune en 1811 ©DR






L'idée de réunir dans une même chronique deux livres aussi différents que Toutes les pierres et L'enfance future est-elle saugrenue? A vrai dire, le seul fait qu'ils ont été lus à la suite est un peu court pour justifier l'exercice. Difficile pourtant de séparer ces deux livres. 
Ils entretiennent l'un comme l'autre un rapport très particulier à l'Histoire, fondé sur l'écart et la distance spatio-temporelle: dans L'enfance future, Judith Brouste raconte l'histoire d'une fillette malade et maltraitée. Son père médecin lui lit Crime et chatiment le soir pour l'endormir, entre deux souvenirs d'Indochine. Et, à douze mille kilomètres de distance des événements, la guerre coloniale de la France, menée par De Lattre dans le Haut-Tonkin, vient envahir cette enfance. Le lecteur peine à distinguer qui est qui dans cet univers provincial des années 1950, les parents sont désignés par un prénom ou un nom, la narratrice s'exprime à la première personne mais existe aussi à la troisième personne et sous un autre prénom (Catherine, la petite) que celui de l'auteur. Et c'est pourtant dans ce parallèle entre l'histoire individuelle d'une fillette et cet "écroulement de l'Occident" qu'est Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, qui fait que les deux recherches de vérité s'éclairent mutuellement. L'obscurité première de ce roman éprouvant est aussi à la mesure de son exigence de vérité.

Mahler et Granados, ou l'ironie du sort


A l'opposé de cette histoire de terreur, Didier da Silva développe avec un plaisir d'esthète les vies parallèles de deux poètes séparés par mille ans d'histoire, mais que de secrètes affinités lient pourtant: le romantique Heinrich von Kleist, mort jeune en 1811, et le nomade Li Baï, grand poète qui vécut dans la Chine du VIIIe siècle, traversant les turbulences de la dynastie Tang. Des plaisirs subtils de l'écart, du rapprochement de réalités situés à des points opposés de la galaxie... Dans ce texte euphorique et habile, le lecteur court après une clef, une résolution musicale qui ferait apparaître le secret commun à ces deux destins - échecs littéraires, goût du vagabondage et des alcools. L'écart spatio-temporel entre Allemagne et Chine, romantisme et poésie chinoise, ne se résout pas par magie scénaristique. Le lecteur est invité à construire lui-même la cohérence de cet assemblage, à capter les jeux de contrastes, à participer jusqu'au bout aux "joies du montage alterné", jeu préféré de Didier da Silva. Avec pour principe directeur l'idée un peu risquée que c'est du même homme générique que l'on parle, qu'il soit écrivain cyclothymique et suicidaire ou poète buveur, marchant "vers un avenir incertain". 
"Mon point de vue préféré est celui de Sirius", soutient l'auteur. Il complique encore son montage parallèle en faisant surgir deux autres personnages chargés d'assurer les intermèdes: les musiciens Enrique Granados et Gustav Mahler, que tout oppose: le génie dompteur des grandes masses orchestrales, et le petit maître pianistique. La camarde a fixé à tous deux une mort étonnante, avec pour Mahler une sorte de scoop dans ce final ornithologique dont nous ignorions tout. 
Ces compositions biographiques se déploient comme de grands paravents: derrière les deux vies de Kleist et Li Baï, narrées sur un mode solennel, avec un long développement consacré au suicide romantique, les vies parallèles de Granados et Mahler (celui-ci relié à Li Baï par son travail sur la poésie chinoise dans ses ultimes travaux symphoniques) nous font entendre les accents mineurs de l'ironie du sort.

Daniel Morvan

Didier da Silva: Toutes les pierres. Éditions de l'Arbre Vengeur, 314 pages, 18€.

Judith Brouste: L'enfance future. Gallimard. 160 pages, 15€.

lundi 2 avril 2018

Anne Brégeaut expose ses visions cosmiques

Parfois la nuit, 2020, peinture vinylique sur toile, 200 x 120 cm



Anne Brégeaut expose cet automne 2021 à la biennale d'Issy, sur le thème: Chimères artistiques: figurer le cosmos. 

Nous l'avions rencontrée pour la première fois en 1999. Elle présentait la primeur de son travail à la Galerie de l'école des beaux-arts de Nantes. 



Anne Brégeaut... en 1999 à Nantes


Pendant son post-diplôme, Anne Brégeaut avait semé sur son passage des mouchoirs de papier sur lesquels étaient inscrites, par gaufrage, des questions aussi importantes que : Et si mon amour pour Bashung n'était pas réciproque ? ou C'est déjà pas gai d'être triste. 
A mi-chemin entre Glen Baxter et Droopy, Anne Brégeaut n'avait rien d'une ironiste endurcie ou d'une dadaïste de choc.

Par le biais d'un journal intime, nous allions des illusions à la découverte de la solitude, par petits chocs répétés, défaites, découverte des lois de la compétition amoureuse. Du journal intime au conceptuel: Dès la première année, j'utilisais les mots comme support, c'est la base de mon travail. J'ai commencé par des journaux intimes, avec des dessins et des phrases. Petit à petit, j'ai gagné de la distance. 
Et la personne d'Anne Brégeaut est devenue le personnage de ses oeuvres. Devant ses oeuvres, nous sommes dans le presque rien. Sur un mur, deux chaises peintes, vides. Au-dessus, les phrases : Et qu'est-ce qui se passe entre vous ? Rien, et c'est déjà assez compliqué. 
Sur un autre mur, elle poursuit les images des passagers de sa vie, de ceux qu'elle croise ou quitte, à travers des polaroïds. 

Il s'agit de portraits à développement instantané où, à la place d'un visage, on trouve une formule, un portrait verbal. Armelle, elle a de grands yeux, immenses même, d'ailleurs, c'est pas une fille, c'est une paire d'yeux. 

Vincent, c'est un rêve qui dit qu'il vous aime et qui s'en va. 
Ou encore: Franck. Franck, j'ai dû oublier. 
Chaque texte, qui rappelle les intertitres émaillant les films muets, sonne comme le début d'une nouvelle qu'il nous appartient de poursuivre. 
J'aime beaucoup le haïku, qui dit beaucoup en peu de mots, et je n'ai pas envie de tout dire. C'est vrai que je ne suis pas trop tendre avec les autres dans ces phrases, mais c'est quand même bien moi. 
Anne Brégeaut utilise les éléments et les mots de sa vie de jeune femme, ramenant l'art conceptuel à un théâtre intime, mis en scène avec ce qu'il faut d'ironie, ce qu'il faut de sincérité.


Anne Brégeaut... en 2021 à Issy

Vingt ans après, l'artiste se prête à une actualisation de son portrait. "Je développe un univers intime onirique et fantasmatique très imagé et coloré. Des rapprochements incongrus ou absurdes viennent contaminer un monde au premier regard joyeux, sentimental et presque enfantin le rendant tour à tour inquiétant, ambigu ou fragile. Mon travail est du côté d’une peinture non démonstrative et il privilégie notre attention à la vulnérabilité des choses ainsi que celle de notre propre regard."  
Elle participe à la biennale d'Issy, qui prend ses quartiers au musée de la carte à jouer, sur le thème: Chimères artistiques, figurer le cosmos. 


CHIMERES ARTISTIQUES, FIGURER LE COSMOS. au Musée de la carte à jouer, 16 rue Auguste Gervais, Issy Les Moulineaux.
 Du 15 Septembre au 7 Novembre 2021
From 16 September to 7 November 2021
https://www.biennaledissy.com/



Anne Brégeaut est née à Clermont-Ferrand. Après son passage à Nantes, où elle a été l'élève de Patrick Reynaud, elle s'est installée à Montreuil.

dimanche 1 avril 2018

Quai de la Fosse, au gros calibre



L'histoire commence un peu comme Les Tontons flingueurs, et elle se continue comme A la recherche du temps perdu. On reprend les mêmes seize ans après, à peine changés, à part la coloration pour les filles. Comme dans les romans de Proust, les demi-mondaines et les noceurs, les anciennes reines de la Nuit et ses marquis rangés des voitures défilent à la barre des témoins. Une histoire de filles, une gifle, peut-être un honneur à laver. Et au petit matin, un tueur qui défouraille au gros calibre dans un club de la Fosse.

Fusillade dans le noir

Ça se passe après 5 h du matin, allée de l'île Gloriette. Deux hommes et deux femmes dînent à une table. À une table voisine, une femme, N., tenancière d'un bar du quai de la Fosse, en compagnie de trois hommes, dont M***.
Le courant passe mal entre les deux tables, à cause d'une querelle sentimentale qui a éclaté deux jours avant. Un revolver à barillet sort d'une ceinture. Premier coup de feu dans le plafond. Extinction des spots lumineux. Trois autres coups de feu dans le noir.
L'un atteint A***, qui reçoit une balle dans l'épaule. Deux autres frappent E***. Une balle dans la jambe, une autre dans la gorge. Mortelle. Magnum 357 ou P38, on ne sait pas, l'arme a disparu.
E, qui travaille dans un bar de nuit, est mort à 24 ans le 17 avril 1992. Ayant pris la fuite pour l'Espagne après les faits, M***, né à Istanbul en 196*, avait été jugé par contumace.
Son extradition par la Belgique permet de le juger en personne.

« Je n'ai tué personne »

Tresses juvéniles, blouson de jean, la brune A. se souvient de cette fin de nuit embrumée, en compagnie d'Eugenio et Tony et d'une autre hôtesse de bar, L. Ce bar était l'étape obligée du circuit des noctambules.
L., aujourd'hui brocanteuse et blonde, se rappelle « un monsieur qui s'est levé précipitamment, a tendu son bras et a tiré ». En 1992, elle distingue le tueur de ses deux compagnons, l'un grisonnant, l'autre de forte corpulence. Le reconnaît-elle aujourd'hui dans le box, ce troisième homme ? « C'est un monsieur qui a l'air gentil. Je reconnais tout de même un certain regard et le même hâle de peau. »
Maigre, émacié, l'accusé l'était déjà en 1992. Pouvait-on le confondre avec les deux amis plutôt carrés que l'on voit sur les photos d'époque ? C'est bien la question. « Je n'ai tué personne, soutient l'accusé, qui précise : A aucun moment je ne portais une arme. »
Dans les auditions de 1992, un autre reconnaît « formellement le turc qui se trouvait avec N. et qui a tiré. » Antonio est lui aussi formel, et semble « bien placé » pour l'être : Il était dans la ligne de mire du calibre. La seconde balle lui avait traversé l'épaule pour frapper son ami à la mâchoire.

Daniel MORVAN.

‎vendredi‎ ‎13‎ ‎juin‎ ‎2008
610 mots