vendredi 14 septembre 2018

Ma dévotion: portrait de l'artiste avec sa muse

Julia Kerninon: Henry James relu par Agatha Christie © D. Morvan


Ayant grandi ensemble dans les couloirs d'ambassade, Frank et Helen nouent une complicité qui leur permet d'envisager une vie commune loin de leurs familles détestées.
Franck ne sait que faire de sa vie, mais Helen a son idée. Qui, de l'artiste bientôt adulé ou de sa muse, mènera le jeu? C'est la question de cette histoire d'amitié amoureuse qui, de Rome à Amsterdam, raconte l'ascension d'un dilettante. Et le pur sacrifice de son amie, amante intermittente, servante, esclave, piédestal, femme-ascenseur, reine secrète.
"Aucun homme n'est un héros pour sa meilleure amie", résume Helen dans une formule qui condense le style de la romancière: lapidaire, scandé comme un slam, art où la nantaise Julia Kerninon a forgé son style de fines morsures et de punchlines acérées. Cette histoire chargée de haine et de vengeance frôle parfois les intensités d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui joue sur les non-dits de la vie créative, avivant les angles de ce roman délicieusement cruel.

L'art contemporain est un conte de Grimm


Julia Kerninon ravive la "peinture de milieu" en réunissant deux personnages typiques du roman naturaliste: celui du dilettante international, cynique, inhumain, et celui de la muse balzacienne. Le premier événement du livre est un crime d'inceste, qui provoque la fuite. Ce commencement semble sortir d'un conte de fées où Hélène/Peau d'âne (qui porte son prénom "comme un diadème trop pesant" et craint sa mère, "châtelaine médiévale") fuit les visées de ses frères monstrueux, en se donnant à son meilleur ami Frank. Tout bénéfice pour ce velléitaire qui cherche un but dans la vie. L'histoire contée a pour enjeu une vérité jamais dite, qu'il faudra cracher en pleine rue et en pleine face: "Tu es un vieil homme, aujourd’hui, Frank. Avec moi, il ne t’arrivait pas d’accident. Toujours ma prudence et toujours ton mépris. Si je ne t’avais pas accompagné plus de la moitié de ta vie, tu serais mort, voilà la vérité. Aucun homme, Frank, n’est un héros pour sa meilleure amie."

Le livre déroule en chapitres courts la vie de Frank et Helen: leur rencontre dans les ors de la villa Wolkonsky, "où Nikolaï Gogol avait écrit Les Âmes Mortes, et qui, à l’époque où nous y vivions, abritait l’ambassade romaine de Grande-Bretagne. Mon père était l’ambassadeur. Ton père était le premier conseiller. Et c’est là que tu m’avais dit cette première phrase, en levant une épaule en direction des doubles portes de votre salle à manger: – Toi aussi, tu détestes ta famille ? Oh, Frank – je m’en souviens comme de la première phrase sensée que j’ai entendue de toute ma vie."
Cette "haine sidérale" à l'égard de leur milieu ("leurs bons mots et leur mauvais coeur") va souder les deux amis. Lorsque Helen devient la proie de ses frères, le jeune couple obtient l'inscription dans un cours privé en Hollande. "Amsterdam: Tu n’avais pas de plan B, tu avais simplement prévu d’être un génie". Le plan A fonctionne, Frank Appledore devient un peintre célèbre, Helen découvre qu'elle en est amoureuse. La célébrité gâte le peintre mais non son talent. Il fait sienne la forte devise de Modigliani: Les gens n’existent que dans la mesure où je peux boire avec eux." Il adopte le mode de vie de sa nouvelle classe sociale. 
Helen? "J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait. (...) Moi, Helen, j’étais bel et bien arrivée la première dans ta vie, et pourtant j’étais destinée à errer des années avant que l’objet de mon amour ne me voie."

Cet objet sera un enfant. Pas celui d'Helen, et à peine celui de Frank qui ne le reconnaît pas. Le jeune garçon vient demander à Helen, "d’une voix minuscule : – Est-ce que tu es ma maman ?"
Comme dans les films à gros budget où l'on ne lésine pas sur les décors et les déplacements, nous voici maintenant en Normandie. Lorsque rien ne bouge dans les coeurs, on transporte les corps. Après Rome, Amsterdam, Boston, ce sont de merveilleuses retrouvailles dans une maison centenaire, cette fin heureuse à laquelle on ne rêvait plus: "Et puis ta peau, l’odeur de tes cheveux quand tu m’as soulevée pour me porter jusqu’au lit à bras-le-corps. C’était toi. C’était toi, Frank Appledore, mon meilleur ami, mon cœur. Il y avait presque vingt ans que nous n’avions pas fait l’amour ensemble, et c’était comme si le temps s’était arrêté." 
Helen aime aussi que dans le village on l'appelle madame Appledore. Comme pomme d'or, qui dans un conte de Grimm permet à une grenouille de devenir un beau jeune homme. Mais une fin comme dans les contes, cela ne fera jamais une fin à la Julia Kerninon.
On ne dévoilera pas la fin de l'histoire chargée de haine et de vengeance, frôlant parfois les intensités mélodramatiques d'un roman sentimental, mais toujours dans cette prose au scalpel qui avive les angles de ce roman cruel.
Daniel Morvan
Ed. du Rouergue, coll. La Brune, 304 p., 20 €.



jeudi 13 septembre 2018

Jean-Claude Pinson: souvenirs du triangle d'or



Jean-Claude Pinson est l'écrivain d'une fidélité à un événement: 1968 et ce qui l'a précédé et suivi. Paradoxe: cet engagement à vocation universelle, aspirant à révolutionner l'humain, s'est exercé dans un territoire restreint, la Loire-Atlantique (L.-A). D'ascendance paysanne, Jean-Claude Pinson s'affirme même comme "un pur produit L.-A." Il vient de "là": Ni pope, ni archevêque dans ses ancêtres, seulement des "bordiers et fermiers embourbés", tels les Cuif et Rimbaud dans la ferme des Ardennes: "À l'exception de ma grand-mère paternelle, issue d'une famille de restaurateurs nantais faillis, tous sont des paysans du Marais Breton".
Comme "troisième maillon d'une lignée d'indigènes des républiques qui se sont succédé depuis 1870", l'écrivain pourrait légitimement revendiquer ses ancrages et, au tournant de ses 70 ans, chanter les valeurs sacrées de l'ici et maintenant, comme une momie du local emmaillotée de citations de Gracq et Michon. Mais l'auteur corrige, se disant "Nantais, évasivement", davantage enfant des vases et alluvions de Loire, que cette Nantes prétentieuse où il entend "l'anagramme de néant" (on se souvient chez Balzac, dans Béatrix, du personnage de la vicomtesse entichée de sa ville, "se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes").
Le livre qu'il publie chez Joca Seria, intitulé "Là", se présente comme une "ego-géographie" inscrite dans un triangle d'or Nantes, Saint-Nazaire et Tharon-Plage.
Un livre tout en fragments, composé d'articles et de textes inédits, remontant le courant comme le saumon, vers son lieu de naissance en 1947 à Saint-Sébastien-sur-Loire. En mille sujets abordés, du rugby aux bruits des gares, de la pêche à pied au free jazz, il répond ainsi à ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur celui qui a théorisé la levée en masse d'une multitude de poètes, tout en restant discret sur l'origine de ses propres aspirations.
Balises d'une vie: La khâgne au lycée Louis le Grand, abdiquée pour l'existence de "moine-soldat" de la révolution prolétarienne. Le retour à Nantes en 1967, l'installation à Saint-Nazaire comme enseignant, pour rejoindre son épouse, dans l'enthousiasme militant pour cette ville "soviétiforme". L'agrégation à 37 ans, mais l'impossibilité de s'identifier à des racines, qu'elles soient de Nantes (ville "fort engraissée de la traite" dit Michelet) ou vendéennes (il ne se reconnaît pas dans le "fonds de commerce de l'hostilité à la république").
Le roman n'est pas son genre, il n'en caresse pas moins un projet de "vie de Jean Crémet" (1892-1973), révolutionnaire professionnel qui avait débuté à l'arsenal d'Indret, membre du gotha de la IIIe internationale et modèle d'un personnage de La Condition humaine, de Malraux. Un exemple pour le maoïste: "Nous rêvions de "zone des tempêtes", mais finalement ne parvînmes qu'à un peu d'activisme en Loire-Atlantique". Il rêvait de Crémet, il sera le contraire de Crémet.

Si loin de la Chine populaire, la Loire-Atlantique de Pinson est essentiellement sudiste, son Mississipi est la Loire, dont l'auteur aime le parfum sucré-salé, l'eau douce comme un "noir placenta" d'alluvions, et la mer "noyant de saumure océane la végétation assoupie sur les grèves". Fin des grands récits, deuil des illusions politiques, le lieu d'exercice de la poésie se trouve être ce qui nous semble le plus convoité par les pouvoirs, l'intime et le corps retravaillés dans la mémoire. Jolie page, parmi tant d'autres, que celle des "bousas", bouses de vaches séchées l'été dans les prés, chez la grand-mère Augustine, paysanne devenue garde-barrière, dans le Marais Breton: "L'été archivé dans les bousas libérant dans la cheminée l'enivrant parfum du pré fraîchement fauché où nous jouions avec un cerf-volant claquant au vent dans l'abondante lumière d'un soir de juillet, tandis que la grand-mère, assise sur un tabouret de bois à trois pieds, finit de traire Pâquerette, la benjamine des deux vaches".
L'autobiographie remonte le temps dans les traces familiales, par exemple les livrets militaires de sa famille. Celui de son aïeul maternel, Jean-Marie Gouy, survivant du carnage de Rossignol, en 1914, s'accompagne d'un carnet rapporté du camp de Wittenberg. Dans lequel figure un long poème de sa main. Ainsi, ce grand-père fut poète, s'étonne Jean-Claude Pinson, avant de prendre sa retraite dans une bourrine de Boin, loin de toute littérature.
Point de grand geste d'infraction dans ce livre, ni de culture de l'inattendu. Le texte file mezzo voce, sans mysticisme sauvage, son exotisme est populaire, il nous emmène souvent du côté des terrains de sport, gargottes et baraques foraines; il rend parfois une manière d'écho au dernier Chateaubriand retiré dans son jardin, avec son chat roux né au Vatican, à une portée de fusil d'un grand chemin. Pour témoigner d'une continuité généalogique, l'histoire des grands parents paternels: Louis Pinson, surréaliste sans le savoir, paysan de Nantes comme Aragon le fut de Paris, "maraîchin noiraud" et acrobate, et Suzanne, la grande blonde aux yeux bleus, qui reprochera à son mari son propre déclassement social, poussant la mésentente jusqu'à exiger la tombe à part. La fibre populaire de Jean-Claude Pinson le tient loin des décentrements vertigineux, des excentrismes romantiques, dans un sentiment orienté par la naïveté première, celle des déjeuners sur l'herbe, des lises de Loire et de ses vases saintes. L'histoire de l'aïeul poète vient conforter l'idée de "poétariat" chère à l'auteur, qui reprend le thème nietzschéen: "être poète de sa propre existence" - ce que fut, un temps, le grand-père rescapé?
Le corps, à nouveau, lorsque Jean-Claude Pinson enchaîne sans ambages sur son "histoire de prostate", dont la "très prosaïque fonction a besoin pour s'accomplir de sentir à proximité l'amicale présence du monde végétal". Les questions organiques ouvrent sur l'harmonie naturelle, sur "l'invisible remuement que fait le grand harmonium de la Nature".

Lorsqu'on laisse ce livre pour le reprendre, on saisit soudain ce qui fait qu'on aime y retourner: sans doute, "Là" se propose comme un dialogue constant avec les écrivains (Léopardi ou Vallès), les musiciens (Bach ou Shepp) tout en feuilletant l'histoire familiale, sauvée par une cassette audio retrouvée, un carnet de soldat, des images. Il constitue la Loire-Atlantique en objet autobiographique, et lui invente une héraldique colorée, "la tuile méridionale, le vert du bocage, le jaune ocre des marais en été, les bleu-vert changeants de la Loire". 
Avec lui, nous longeons le rivage de La Plaine-sur-Mer, partageons le bonheur des journées de lecture, le luxe pastoral, le plaisir aristocratique d'un plumage de huppe, la vie méditative d'une villégiature à la mer de pure tradition ouvrière: "La mer, magistrale infirmière de toutes les amertumes". 
S'il relève du genre de l'essai, c'est aussi une vie que le livre retrace, et le lecteur touche à chaque page, au détour d'un paragraphe sur Mallarmé, aux zones sensibles, à la perte, au deuil, au sentiment du temps. On aime que ce livre ne se laisse pas alourdir par ses ancres, ne brandisse pas son petit drapeau; qu'il ne geigne pas sur la poésie sans lecteurs, qu'il ne pleure pas sur la chute des utopies, mais au contraire qu'il propose de nouvelles raisons d'habiter en poète: "C'est vers un autre mode de vie qu'il faut se tourner; c'est un autre rapport à la Terre et aux lieux qu'il faut inventer - un rapport poétique, un rapport non prédateur. Et pour cela l'humanité a besoin de poètes (...) qu'ils aillent, armée d'instituteurs climato-activistes, hussards verts de la Terre, en tous lieux défendre et mettre en pratique le vieil et toujours jeune idéal pastoral propre à la poésie."

Daniel Morvan
Jean-Claude Pinson: Là. Joca Seria, 276 pages, 19,50€.  

mercredi 5 septembre 2018

Les Freaks de Staline: L'île aux troncs, de Michel Jullien


Michel Jullien a bâti son nouveau récit, L'île aux troncs (sélection prix Wepler 2018), sur un épisode peu connu de l'histoire de la seconde guerre mondiale, la déportation de soldats soviétiques mutilés, raflés avec tous les mendiants improductifs et expédiés à Valaam, "l'île aux troncs, l'île aux remords du pouvoir soviétique".
Note de lecture à lire sur le site de Pierre Campion:  Site de Pierre Campion: à la littérature



dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre

Et, ci-dessous, la note de lecture parue dans la revue EUROPE (numéro de janvier 2019):


L'île aux troncs, de Michel Jullien: Le mutilé russe est une personne

Il est des livres tendus comme des frondes, dès les premières lignes, où c'est le bruit même de l'histoire qui fait vibrer l'oreille. C'est le cas de L'île aux troncs, dernier ouvrage de Michel Jullien, dont le titre intrigue: quels troncs? L'image en bandeau de couverture vous renseigne, explicite: Dessin à la mine d'un homme épuisé, le visage raviné, accroché à sa béquille d'invalide, croulant de médailles. Au revers, vous apprenez qu'il s'agit d'un dessin de Gennady Dobrov, titré: I do not want a new war, 1974. Un mutilé de guerre. Un homme-tronc.
L'île aux troncs impose par la force des images un sujet aussi puissant qu'ignoré: l'existence, après 1945, d'une colonie de mutilés de guerre de l'Armée rouge sur l'île de Valaam, à l'extrême nord du lac Ladoga. Le texte qu'on va lire procède donc d'une quête documentaire dont Michel Jullien résume, dans un appendice, les difficultés. Il existe bien un livre de témoignages qui mentionne de façon sibylline "l'affaire de cette île carélienne de Valaam où, en 1950, pour ne pas gâcher le paysage des villes soviétiques, ont été déportés tous les samovary, les anciens soldats sans jambes et sans bras. Une grande partie de ces hommes-troncs sont morts pendant le premier hiver, dans des conditions sanitaires effroyables, sans électricité et sans chauffage." Peu de choses. Et l'on confondrait vite cette relégation insulaire des "samovars" (ainsi désignés par ressemblance avec l'ustensile traditionnel russe, sans guère de pieds) avec les purges et le goulag. Mais rien n'étaie la version d'une déportation planifiée des vétérans invalides.
Partant d'un tel flou documentaire, un écrivain peut-il raconter Valaam? Oui, s'il sait imaginer. La terrible perfection de l'injustice produit un renversement des valeurs où survivre est une provocation jetée à la face du pouvoir. Michel Jullien pouvait décrire les efforts de ses deux héros de manière purement objective. Mais lobjectivité, c'est le néant et la mort; le malheur ne parle pas. Un second point de vue s'imposait, qui puisse réfléchir l'événement. Non dans une distance intellectuelle ou une omniscience feinte, mais avec cette ironie constante qui porte le lecteur tout au long des 124 pages du texte, dans une prose de diamantaire, convertissant la boue et la souffrance décrites en une compassion heureuse. Comme si nous partagions à l'autre bout de la chaîne la même ambition de survivre que ces "hommes-ampoules" niés par le pouvoir même qui en avait fait des héros. Voici donc Piotr le nageur immobile (souvenir des cours de natation dans la Volga, avant d'être écourté par un hauban de pont) et Kotik l'unijambiste, comme sortis du tableau de Brueghel cité dans le texte, Les Mendiants, image et emblème de cette paire d'infortune - l'un dans le souvenir de bottes perdues, l'autre se berçant d'une "vie prochaine auprès d'une épouse".
Kotik, seul homme en pied dans les cahutes de Valaam, deviné dans une photographie de 1951: "trois estropiés l'entourent qui font les pendules, hissés sur leurs bras, le bassin en lévitation à une vingtaine de centimètres du sol grâce au concours des paumes et des poignets mis à l'équerre (...) Kotik au centre, beau comme un rayon, debout comme un pied de nez, harnaché à son chevalement de renfort, son étrier de bazar." Deux anti-héros, unis par dix ans d'amitié, une stricte identité d'aspiration tramée sur cette idée bizarre "qu'il est beaucoup plus simple de se mettre à la place d'une nation que d'une personne". Nation, parce qu'elle soude le binôme autour d'un idéal commun: "tout boire!" Tout boire, y compris les médailles, qu'ils ont déjà vendues à l'encan, lorsqu'ils mendiaient sur les trottoirs de Moscou:
"Alors il fallut s'y résoudre (...), brader le titre, la ferronnerie tocarde, leur oscar des boucheries de 42 pour quelques roubles et kopecks. Ainsi le prix d'une guerre inouïe venait d'être transmué en une poignée de saucisses, des pirojki froids, trois paquets de papirossi de calibre 7 - du gros gris - et six litres de samogon rectifié dans quoi entraient des exhausteurs d'alcool, le tout sacrifié à Natalia, l'icône, la morasse en papier journal (...)."
Si l’on tient à part le vaillant compagnon qui maintient au sol ces deux hommes, l’alcool, Natalia est le troisième personnage de ce roman russe, par qui les deux héros deviennent des personnes.  Leur soif, les deux estropiés vont la dédier à l'aviatrice Natalia Mekline (1922-2005). La photo découpée de l'héroïne de guerre, qui terrorisait les lignes allemandes depuis son biplan en toile Polikarpov, ils la portent sous l'aisselle et l'épinglent sur une vieille souche, sombrant dans l'adoration éthylique. Emerge ce projet fou, un périple en Ukraine pour rencontrer Natalia, en arrimant des patins au fauteuil roulant qu'ils viennent de mettre au point. Quitter Valaam et "parcourir au plus court les trente verstes du lac dur en allant tout droit, plein nord jusqu'aux berges de l'ancienne Finlande". Palabres et libations accouchent d'une tentative qui mute en un "ballet héloicoïdal" sur le lac gelé - "On aurait dit une télègue menée par un uhlan, un picador à ses trousses vêtu d'un kimono, deux jojos". On ne dévoile pas la fin de l'équipée lacustre, on salue seulement le retour des homoncules dérisoires dans la réalité névrotique de l'URSS stalinienne. Fin de partie pour l'utopie communiste. Piotr et Kotik en connaissent déjà l'envers, rêveurs d'épouse mystique en cet âge de plomb. Reste, dans l'oreille du lecteur, un persistant murmure humoristique, qui est la signature même de ce livre.

Daniel Morvan
Michel Jullien: L'île aux troncs. Editions Verdier, 124 pages, 14€.


Natalia Mekline, icône soviétique au centre du récit de Michel Jullien