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jeudi 13 février 2020

Auguste Chauvin, métallo nantais fusillé en 1943


Jean Chauvin, fils d'Auguste Chauvin, le métallo, devant sa maison de Nantes, pour le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la résistance
« Dites leur que le nom des Chauvin est sans tache, et que je suis mort comme un Communard qui n'a pas voulu baisser la tête devant la bestialité fasciste. » 
Ses lèvres tremblent un peu.
Pourtant, Jean Chauvin a l'habitude. Il n'a jamais connu Auguste Chauvin, son père. Mais il a été élevé dans sa vénération.

« Les lettres de mon père faisaient partie de la stratégie éducative de maman, nous explique-t-il ensuite, après avoir surmonté l'émotion. Si je faisais une bêtise, elle me disait : qu'est-ce que ton père aurait pensé ? »
Mais quand on est le fils d'Auguste Chauvin, métallo des Batignolles fusillé à 33 ans, le 13 février 1943, et qu'on entend un comédien dire ses lettres à haute voix, devant sa maison, on pleure. Et même quand on n'est pas le fils. « C'est une belle mort que de tomber sous les balles de nos ennemis » : il parlait comme un héros ordinaire. Et son héroïsme, il l'a écrit à sa femme, de sa prison nantaise, sur du papier à cigarettes. Des phrases plus belles que celles des poètes. Des expressions non émoussées : « Si vous retrouvez ma tombe et qu'il s'y trouve une croix, arrachez-la » : ça voulait dire quelque chose, être un communiste des FTP. Ça voulait parfois dire fusillé. Ça voudrait dire, plus tard, l'honneur de la France «sauvé par la classe ouvrière », selon Mauriac. Mais aussi par des aristos de droite comme Honoré d'Estienne d'Orves, qui créa à Nantes le réseau Nemrod. Et put établir, depuis Chantenay, le 25 décembre 1940, la première liaison radio avec la France libre.
Tous ces souvenirs, ils sont là, à Chantenay comme ailleurs. Attac 44 a voulu les raviver en 2004 autour de l'anniversaire du programme social du Comité national de la Résistance. Parce qu'on les oublie. Les lettres de Chauvin n'ont été publiées qu'en 2003. « Les traces de la Résistance sont partout, explique Luc Douillard, membre d'Attac. Ce sont des gens qui se sont battus pour la liberté, les droits économiques et sociaux. Les Résistants ne se sont pas contentés de vouloir libérer le pays, ils ont aussi préparé un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste. Au moment où l'on attaque le socle des conquêtes sociales de la Libération, nous voulons rappeler son héritage. »

Aubrac et Tillion

Cet appel au souvenir a été lancé par un groupe de vétérans des forces de la France Libre : Lucie et Raymond Aubrac, Jean-Pierre Vernant, Lise London, Maurice Kriegel-Valrimont, Germaine Tillion... Tous appellent les Français à célébrer l'anniversaire d'un programme adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944, et qui jette les bases de la Constitution et de la législation sociale de notre pays. On y trouve la Sécurité sociale, les retraites, le droit à une culture et une éducation de qualité, la liberté de la presse, le droit de correspondre sans être espionné, la liberté d'aller et venir, les lois sociales ouvrières et agricoles, la liberté syndicale... Un programme peu célébré pourtant. Autour d'Attac, une centaine de personnes ont suivi cinq comédiens, encore ébranlés par la mort accidentelle du metteur en scène Michel Liard : « Chantenay, terre de résistance », proclamait une banderole. « Alphonse Braud, instituteur, déporté politique mort à Auschwitz en 1942. » Voilà ce que dit la plaque sur l'ancienne école Gutenberg. Arrêté par la police dans sa classe, ce militant communiste avait rassuré ses élèves avant de partir. Des enfants font pleuvoir des pétales de roses sur la plaque. Le cortège descend vers le boulevard de l'Égalité. Diffusée par haut-parleur, une voix sépulcrale dit les lettres de Guy Môquet et fait résonner la rue.
1, rue du Bois-Haligan, c'est là qu'Honoré d'Estienne d'Orves créa son réseau. L'occasion pour les comédiens de raviver le souvenir de cette figure lumineuse, à travers les témoignages des femmes communistes avec qui il fut enfermé. En remontant la rue, nous nous trouvons chez Auguste Chauvin, l'un des 42 fusillés de 1943. En poursuivant notre route vers la caisse locale d'assurance maladie, rue des Girondins, Jean Chauvin nous confie encore : « C'est parce que j'ai écrit un livre sur mon père que je peux aujourd'hui parler de lui. Je l'ai désidéalisé, j'ai découvert un jeune homme ordinaire. » Qui avait des rêves extraordinaires : liberté, égalité, fraternité.

Daniel MORVAN.
Samedi 20 mars 2004, 820 mots
L'association Attac 44 (Association pour une taxe sur les transactions pour l'Aide aux citoyens) invitait en mars 2004 les Nantais à célébrer le 60e anniversaire du programme social du Conseil national de la Résistance. A Chantenay, quartier ouvrier à l'ouest de Nantes.

mercredi 17 juillet 2019

Vaché n’est pas mort (dialogue radiophonique)


L’avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes. 
André Breton, Jacques Vaché (Les pas perdus).
 



Uchronie (1)

La littérature aime à reconstruire sa propre histoire. A imaginer des morts qui ne seraient pas morts. C’est le cas de Jacques Vaché, dont le suicide permet à André Breton de fonder le mouvement artistique majeur du 20e siècle: le surréalisme.

Que serait-il arrivé, monsieur X. (1), si Jacques Vaché n’était pas mort ?

Il serait mort tout de même. Mais dans sa mort, il devient quelqu’un d’autre. Ce que je vais vous dire, après avoir levé un préalable éthique : L’idée d’une réversibilité du suicide menace le précieux commerce que nous entretenons avec nos morts à nous, qui seuls comptent. Cette *imagination de la mort* est peut-être ce que la vie a de plus beau. Les morts doivent rester morts, et nous, nous devons souffrir.

Eh bien, c’est dit. Alors, si Vaché ne s’était pas suicidé ?


Pourquoi faire appel à la mort pour imaginer des possibles ? Il n’y a que ceux qui se croient un seul être d’un bloc, lâché sur le mini bobsleigh du parc de Procé, qui rêvent aux sorties de route. Tous les autres les vivent. Jacques Vaché a d’ailleurs répondu à votre question, dans une lettre à André Breton : « Vous me croirez disparu, mort et un jour – tout arrive – vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a couru. Seuls quelques livres, - bien peu, dites – soigneusement enfermés à l’étage supérieur attesteront que quelque chose s’est passé. » Qu’ajouter à cela ?

Vaché se voit survivre en vacher : un peu court, tout de même. Peut-on imaginer autre chose qu’un simple jeu de mots ?

Admettons : Jacques Vaché n’est pas mort le lundi 6 janvier 1919 à l’hôtel de France à Nantes. Il ne sera pas étendu nu, en compagnie d’un ami. Il n’aura pas absorbé l’opium qu’on utilisait en médecine pour les amputations, pour s’amputer du monde. Il aura survécu à cette surdose qui semble annoncer d’autres morts qui nous fascinent, parce qu’elles sont des morts dans des hôtels, Dylan Thomas, Jimi Hendrix, Marco Pantani, Jim Morrison, Janis Joplin, Cesare Pavese. Mourir dans un hôtel est une mort d’artiste, parce que l’hôtel est la maison de l’artiste. La mort de Vaché est bien différente de celles-là. Vaché n’est pas mort, il a été assassiné.

Un nom?

Mais nous le connaissons tous: André Breton. Il a fourni l’opium. Son mobile ? Jacques Vaché vivant, il n’aurait pu fonder le surréalisme. Dans une nouvelle de Borgès, Judas assassine le Christ pour fonder le christianisme. Vaché fut le Christ de Breton. Vous vous souvenez qu’il était l’infirmier du grand mirliton roux. Il détenait la clef de la boîte à pharmacie de l’hôpital auxiliaire 103 bis, à Nantes. Il disposait des remèdes. L’opium à partir duquel l’on composait les anesthésiques.
Vaché survivant à l’overdose ? Imaginer Vaché au milieu de ses bovins, notable rangé, improbable président d’une académie de basse-Loire, auteur (comme il dit) d’une "réussite dans l’épicerie", me semble impossible. Vaché a été liquidé aux opiacés par celui qui a compris son génie, au nom d’un pacte qui fait de lui-même l’apôtre de ce qu’il a tué : André Breton. La preuve que Breton a cherché son Messie est qu’il l’a trouvé deux fois. La répétition prouve l’intention.

Double déicide ?

Jacques Vaché, et Arthur Cravan, lui aussi suicidé : vous ne la trouvez pas suspecte, cette affection qui se pose préférentiellement sur des suicidés ? On ne fonde d’église que sur des sacrifiés, qui ont placé le refus de l’ordre dans leur propre vie, sans négociation possible ; je pense également à Nadja, celle qui marche la tête haute. Breton eut aussi des aînés, comme Apollinaire, qui énonce en 1917, la cervelle à l’air, l’idée claire du surréalisme, mise en pratique, au même moment, par Tzara et sa bande. Un aîné vous annonce et vous enfante ; un suicidé vous fait entrer dans la grande scène sacrificielle. Vous ne pourrez plus ensuite réapparaître parmi les vivants comme un simple mortel.
Cravan eût été une option. Nous aurions eu le mythe du boxeur sublime et sanctifié. Mais Breton n’eut pas la maîtrise du suicide de Cravan ; au contraire il contrôla totalement et pharmaceutiquement Vaché. Il avait reçu sa parole énigmatique, qui ne consiste qu’en quelques lettres et des pitreries comme de surgir dans un théâtre en brandissant une arme chargée. Vaché lui-même ignore la portée de tout cela, c’est un cancre qui ne veut pas grandir.  Breton, lui, veut s'élever. Il veut fonder. Il se veut pape du bizarre. Il lui faut créer un mythe. Il tue son dieu.

Comment cela s’est-il passé ?

Il suffit de lire Breton, qui avoue tout : il rencontre Vaché à Nantes en 1916. Il est interne au centre de neurologie de la rue Marie-Anne du Boccage, et soigne Jacques Vaché, interprète auxiliaire, en traitement pour une blessure du mollet. Nous entrons avec Breton dans l’espace de la pure fascination: « Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. »
Inutile d’en dire plus : Breton est révélé à lui-même par ce patient qui dessine des petits princes, une sorte de Saint-Exupéry en négatif, qui moque en lui le « pohète » mallarméen – celui que Breton serait resté sans cette rencontre. Breton le dit dans ces lignes magnifiques, qui justement répondent à votre question sur les possibles : « Sans lui j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. » Vocation implique appel, désignation par un doigt divin ; Vaché permet à Breton d’identifier ce que recouvrait l’idée fausse de la vocation : l’idée géniale d’une vocation qui ne se reconnaît aucune  transcendance.

Dites-moi maintenant ce qui serait arrivé si André Breton avait dû hériter d’un Jacques Vaché vivant?

La présence insurpassable de Vaché alité, André Breton devra la rayer afin de se l’enfoncer profondément dans le cœur, et d’en pouvoir exhiber les stigmates. Ces deux hommes de *l’arrière* vont conclure un pacte de suicide. C’est, répétons-le, Breton qui détient les fioles, le chloroforme que l’on ne dispense qu’avec parcimonie, et le royal opium.

Sur quelles preuves appuyez-vous cette hypothèse d’un pacte suicidaire ?

Sur la chronologie des lettres et des rencontres. Reprenons. Le 6 janvier 1919, chambre 4 du Grand Hôtel de France, Vaché meurt après avoir absorbé quarante grammes d’opium. Son compagnon échappe de justesse à la mort.
Breton a quitté Nantes en mai 1916. Il dit n’avoir revu Vaché que « cinq ou six fois ». Notamment le 23 juin 1917, alors qu’il se trouve est en traitement à l’hôpital de la Pitié, à Paris. Ils doivent se retrouver à la première des *Mamelles de Tirésias* d’Apollinaire. Breton : « Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. »
Ils se revoient encore la même année 1917, à l’occasion d’une permission de l’interprète Vaché, sur les bords du canal de l’Ourcq. Vaché ne parvient pas à s’imaginer un avenir sous une autre forme que dérisoire. L’idée de vivre le fait rire. Jusqu’à la « fameuse lettre du 14 novembre 1918, que tous mes amis, dit Breton, savent par cœur ». Une lettre où Vaché revient à nouveau, amèrement, sur l’emploi de sa vie : « Je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être à a manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite)… » Et encore : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou mineur, ou sonneur. » Avant la clôture testamentaire : « Tout ça finira par un incendie, je vous le dis, ou dans un salon, richesse faite. – Well. »

A partir de cette dernière rencontre avec Breton, Vaché a donc décidé d’en finir ? « Tout ça finira par un incendie » : Tout est déjà écrit, à partir de ce moment ?

Voyez comme l’idée d’une survie de Vaché est improbable. Quelques semaines seulement nous séparent du 6 janvier 1919. La prédiction de « l’incendie » suit de très près la dernière rencontre avec Breton, sur les rives du canal.
Et Breton de conclure (dans ses souvenirs) par une provocation : « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. »
Il sait que ni Vaché ni son ami ne sont des fumeurs expérimentés, l’opium se pratiquant dans des clandés de troisième sous-sol, à la Simenon, fréquentés par des Américains. Vaché a choisi de finir la nuit à l’hôtel avec des camarades de bordée. Ils ne disposent pas de la panoplie du bon opiomane ; ils beurrent des cigarettes blondes avec l’opium qu’ils ont préalablement chauffé, puis l’avalent. Si l’opium est là, c’est pour un tout autre usage que récréatif. D’ailleurs les premiers compagnons, américains, de cette orgie, ont rapidement fui, effarés.

Sait-on d’où venait cet opium ? Est-il prouvé qu’il avait été donné par André Breton ?

L’enquête de police se concentra très précisément sur votre question. Sa provenance n’a jamais été élucidée. La presse locale reprend fidèlement le rapport de police qui consigne le témoignage du père : « M. V… père a déclaré qu’il avait bien vu dans la chambre de son fils le pot en faïence (contenant l’opium), recouvert et ficelé, trouvé à l’hôtel de France, mais qu’il n’y avait pas pris garde, car il avait toujours pensé que c’était un pot de confiture que son fils avait rapporté d’Aix-la-Chapelle, où il était avec son régiment avant de venir en permission. M. V… a ajouté qu’il n’avait jamais eu d’opium chez lui et qu’il ignorait, dès lors, comment son fils avait pu se le procurer. »
Je pense que l’on peut croire M. Vaché père. Et je conçois mal que Vaché ait pu se procurer l’opium dans sa caserne, mais plutôt à Paris, étape de son voyage de permission vers Nantes. M. V… aurait dû se souvenir que son fils avait à Paris un ami infirmier, qu’il rencontra pour la dernière fois sur les bords du canal de l’Ourcq. A l’abri des regards, André Breton a glissé les boulettes d’opium dans la poche de son ami.

Je reviens maintenant à notre question première, si vous voulez bien. Si Vaché avait survécu à cette nuit d’opium ? Quelles en sont les conséquences, petites ou grandes, pour l’histoire de l’art, et donc pour l’histoire ?

Sans la mort de Vaché, Breton ne peut devenir le prophète de l’insurrection qui vient. Comme la publication des *Lettres de guerre* est l’un des premiers textes de Breton, on voit bien que l’affrontement entre les dadaïstes et le clan Breton est la lutte entre deux versions, girondine et montagnarde, de l’avant-garde européenne : Jacques Vaché et Tristan Tzara, Nantes et Zurich. Vaché est l’âme du surréalisme. Ayant survécu, il n’aura pas été sanctifié par Breton, Breton ne se sera pas proclamé chef, et sera resté ce qu’il était, un « pohète » à l’ancienne, un rimailleur. Ne cherchez pas les possibles ailleurs que dans le possible.

De quelles avant-gardes parlez-vous ?

Celle de Vaché consiste dans « l’umour », qui est une sensation de l’inutilité théâtrale de tout. Elle est dandy, jarryesque et désinvolte. Elle n’a pas d’avenir. Il n’en restera qu’un nom qui flamboie au fronton du XXe siècle. L’œuvre de Vaché, c’est son nom. L’avant-garde de Dada est plus combative, plus féconde et plus théâtrale. Elle a conçu un programme, qui consiste à rompre avec le monde ancien, ses conventions et son esthétique (qui ont accouché d’un monstre, la guerre mondiale) en transgressant les formes admises, en favorisant le désordre, le hasard, le merveilleux, bref, tout ce qui échappe aux intentions humaines. Ils avaient raison.
 Et c’est déjà le programme d’Apollinaire, mais Apollinaire est mort. Dada est un laboratoire central. Breton resté simple mortel par la survie de Vaché, la tendance Tzara ne rencontre aucune opposition et triomphe. Dès lors, le scénario est classique. Comme il faut bien qu’une contestation soit absorbée par les « seigneurs de la guerre », ceux-ci (Jacques Rivière et André Gide, patrons de la Nouvelle Revue Française) vont organiser le triomphe, et donc la mort, du dadaïsme. L’outsider Tzara devient chef de la NRF et décroche le Nobel, avec un ouvrage dont on prétend que Gide a été le « nègre ». Il domine toute la scène littéraire. Ecoeurés, Sartre et Beauvoir s’exileront en Chine et deviendront les conseillers politiques de Mao. Ils feront partie de la « bande des quatre », qu’ils portent à six. Beauvoir organise des décapitations publiques dans les stades, Sartre devient l’eunuque du Prince. Ils se suicideront en prison, avec la veuve sanglante. C’est un scénario possible, mais il y en a d’autres.

L’autre scénario, ce serait l’ascension parisienne de Vaché ?  Et du coup, les deux leaders historiques de l’avant-garde, Vaché et Tzara, sont sur le ring ?

C’est possible. Jacques Vaché n’est donc pas devenu marchand de veaux à Guerlesquin, mais journaliste. J’imagine cette atrocité : Un Vaché pétainiste sanctionnant les livres novateurs pour plaire à ses chefs. Sauvé par un médecin américain qui aura su lui administrer les tonicardiaques appropriés, il fait carrière et culmine dans la rubrique littéro-hippique. Echappe-t-il à ce destin ? Oui, car il se fait remarquer pour ses billets dans *Le phare de la Loire*. Il monte rapidement à Paris et devient critique à la NRF : c’est le petit protégé d’André Gide.

Mais ne venez-vous pas de dire que Tristan Tzara occupait déjà la place de patron de la NRF ?

Cela s’appelle une rivalité de pouvoir. Ici, grande bifurcation historique : ou Vaché s’allie avec Tzara (pour devenir son lieutenant et flinguer tout ce qui est moderne), ou il l’affronte. Je préfère qu’il l’affronte.
Ce qui s’est passé est d’ailleurs inouï, lorsqu’on songe que Vaché, suicidé, serait devenu l’icône du surréalisme. En 1920, Gide commence à critiquer Dada et Tzara dans la NRF. C’est le scénario inverse du précédent : Gide préfère Vaché. Il y a donc un homme en trop. Les flingues sont posés sur la table. Pour allumer l’incendie, notre Jacquot de Nantes publie un brûlot : *Contre Dada*, où Tzara est qualifié de « juif cosmopolite » (il répète ce qu’il a entendu dans la bouche de Gide). *Dada nous pompe*, proclame-t-il dans un autre pamphlet. En effet, Dada nous pompe l’air. Il commence à ressembler au Comité de salut public. Aragon, qui deviendra un chanteur respecté, et parolier de Suzy Solidor (je vous renvoie au bel ouvrage de Nathalie Piégay-Gros, Aragon et la chanson, Textuel 2007) appelle de ses vœux la Terreur. Quoi qu’il ait transgressé, à combien de lois qu’il ait contrevenu, Vaché est désormais du côté de l’ordre. Le chef de file de la réaction. Il prépare « un joli coup de grisou ». Il en a tant parlé qu’il doit passer à l’acte. Cela se passe en décembre 1920. Le samedi 21, si mes souvenirs sont bons…

Le 21 décembre 1920 ? Par exemple ! C’est le jour de la mort d’Hippolyte Rouby, ancien sénateur républicain de Corrèze, auteur de *L’hystérie de Sainte-Thérèse *!

Vous allez me demander : et si Hippolyte Rouby n’était pas mort ? Non, s’il vous plaît : ne déviez pas. Le 21 décembre 1920, donc, a lieu le vernissage d’une exposition de Picabia (*Jésus-Christ rastaquouère*). Jacques Vaché décharge deux revolvers dans la poitrine de Tristan Tzara, qui décède. Suivent la prison, les regrets, la réhabilitation. Je suis souvent allé le voir à la Santé, il était revenu au dessin. On vient de republier la version illustrée de ses Lettres de prison. Son chef d’œuvre, de l’avis général. Si vous voulez vous le procurer, il vient de reparaître en collection Quarto, avec l’intégrale de ses romans policiers. Des romans « marqués d’ironie désenchantée », selon la préface de Philippe Djian, qui se proclame son héritier. Dans cette édition, on trouve aussi les Lettres de guerre. Elles ne sont citées qu’en annexe, avec les excuses de l’éditeur, navré de leur pauvreté. Si vous lisez l’index, vous trouverez tout le monde, de Jacques Abeille à Michel Zimbacca, sauf André Breton. Aux oubliettes.

L’uchronie est plus cruelle encore que le destin ! Mais justement : Qu’est devenu André Breton ?

Eh bien, la leçon de l’époque ne lui a pas profité. Il affectera le mépris pour Tzara, mais un mépris stérile qui l’empêche de tenter le putsch littéraire. Il n’est pas assis sur les épaules de Vaché. Il ne prend pas le pouvoir. En s’appuyant sur le prestige de Vaché l’embastillé, Gide instaure la dictature millénaire de la NRF.

Breton n’écrira donc pas, avec Philippe Soupault, l’ouvrage fondateur, Les champs magnétiques? Pas de : « Prisonnier des bulles d’air nous sommes des animaux perpétuels » (2) ?

Soupault est également absent de l’index du surréalisme. Et Breton va exprimer autrement son goût pour les « petits objets inimaginables, sans âge, jamais rêvés » qu’il aime trouver chez une héroïne de Paul Morand. Hors la pourpre cardinalice, un seul métier possible pour André Breton : les antiquités. On se souvient peut-être d’un Dédé la brocante qui, entre Locronan et Nantes, vantait avec un talent remarqué la beauté des jouets mécaniques cassés, des orgues à vapeur, des corsets à ramage, des bénitiers de faïence, des peintures idiotes et des toiles de saltimbanques. Il s’était associé avec un ami de boisson que j’ai bien connu, Yves Tanguy. Tous les deux, ils avaient le chic pour dénicher les trucs les plus bizarres. Des tas d’artistes allaient se fournir chez eux, Arman, César, Tinguely, Villeglé, Hains. On n’oubliera pas la citation imparable de Niki de Saint-Phalle : « Nulle beauté plus convulsive que cette statue spontanée que j’ai découverte dans le bric-à-brac de Breton et Tanguy, à Ploumilliau, association hallucinante d’une vierge romaine et d’un arbre à cames, vouée à être jetée aux ronces. »

Mais alors, il ne peut avoir rencontré Julien Gracq dans un hôtel de Nantes, la veille de la guerre ?

Je vous vois venir, sautillant à cloche-pied de la tête de Vaché à celle de Breton, puis celle de Gracq, pour affirmer qu’en survivant, Vaché a aussi tué Gracq. Eh bien non, ou plutôt oui. Le jour où il aurait pu rencontrer Gracq, Breton était occupé à fourguer les lettres de Vaché à un de ses collègues de la place Viarmes. Je me souviens du tableau, j’y étais : scène pathétique que ce trafic de lettres cédées pour le prix d’une caisse de gros-plant, au pied de la statue de Charrette. Elles furent retrouvées par miracle chez une confiturière de Chantenay, une dame Lhomeau, je crois bien, qui avait connu la sœur de Vaché à la pension des Dames Blanches. Vous savez, le bagne de filles, du côté de la rue de Gigant, à Nantes. Gracq n’a pas reçu de Breton la lettre d’éloges qui l’a lancé dans le monde des lettres, après la publication d’*Au château d’Argol.* N’ayant pas été adoubé par Breton, Gracq n’a pas existé en tant qu’écrivain. De lui, on gardera le souvenir d’un *hermétique mineur* du XXe siècle français. Je crois que Gracq s’est ensuite fait connaître pour d’autres raisons.

Je vous vois venir, moi aussi : c’est bien lui qui a assassiné Staline après la signature du pacte germano-soviétique ?

Mon uchronie s’appuie, comme pour Breton, sur le plus vraisemblable : Gracq, sous le nom de Louis Poirier, se fera connaître comme ayant été le coach de Ulf Andersson, que battit Gary Kasparov en 1979, alors qu’il n’avait que 16 ans.

Dites-moi, ce n’est pas bien glorieux. Et si Ulf Andersson avait Gagné ?

Vous souvenez-vous que Kasparov est l’auteur d’un ouvrage de stratégie ?

Dont le titre est…

*Et le fou devint roi*. Eh bien, le fou serait devenu roi. Kasparov aurait, de toute évidence, pris la tête du mouvement anti-corruption qui empêcha l’accession de Wladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie.

C’est curieux, j’ai toujours cru que M. Poirier était devenu professeur de géographie.

Beaucoup le croient, en effet.

Daniel Morvan

1. : Cette entretien imaginaire est parue dans la revue PLACE PUBLIQUE, dont le directeur Thierry Guidet avait consacré un numéro entier aux "uchronies". Avec mes remerciements à Patrick Pesnot, dont l’émission « Rendez-vous avec X », qui était diffusée chaque samedi sur France Inter, a inspiré ce dialogue.
2: Incipit des Champs magnétiques.

dimanche 29 octobre 2017

Katia la bobo, René le prolo


Katia, fille d'ingénieur, et René, fils d'un chauffeur des charbonnages : deux habitants du bas Chantenay, où les générations se côtoient dans l'harmonie.



« Chantenay la rouge » fêtait en 2004 le centenaire de sa mairie. Sa construction fut le dernier acte d'indépendance d'une commune longtemps considérée comme mal famée. Passant outre cette mauvaise réputation, une nouvelle génération de « bobos » aime vivre à Chantenay, et cohabite harmonieusement avec sa population d'origine ouvrière.

Ici à Chantenay, on n'y va pas au brise-glace pour causer. Il y a toujours un moment où le cadre, la prof, le journaleux, la théâtreuse, sont bien contents d'avoir un voisin comme René pour bricoler un lavabo. Ici, on ne cohabite pas, on débarque avec la clef à molette et on repart avec trois invitations à l'apéro, un projet de fête de rue, un point complet sur la situation des intermittents et une initiation à la plomberie. Pour la mixité sociale, ne cherchez pas : Katia la bobo et René le prolo sont tombés dedans.

Réussir, c'était devenir ouvrier

C'est un peu tôt pour le rosé, mais on peut commencer par juste le regarder. Katia vient encore de tout chambouler chez elle. Un établi relooké a fait le tour du salon. L'établi retapé, avec sa mâchoire de serrage reconvertie en porte-bibelot : l'objet boboïque type. Ça fait sourire René, lui qui a connu cette rue Garibaldi au temps où « les soeurs Oblates, au couvent voisin, la descendaient pour amener leurs vaches paître dans le champ à côté ».
Katia écarquille les yeux : c'était il y a combien de siècles ? Moins que ça fillette, puisque René est né en 1939. Sa mère, une orpheline de Bannalec, avait été placée dans une ferme. Son père, chauffeur aux charbonnages. « Ceux qui habitaient ici étaient tous manoeuvres, ils n'avaient pas de métier. Réussir, c'était devenir ouvrier. »
Katia, c'est autre chose. Née en 1970, papa ingénieur à Indret. Fac de science éco, chargée d'insertion puis coach d'artistes. Pas une cinglée de l'ascension à tout prix. « J'ai découvert Chantenay en allant aux concerts de l'Olympic. Une copine m'a dit, quand je lui ai annoncé que j'achetais à Chantenay : vous allez en baver, dans ce quartier ouvrier moche. »

Un seigneur du froid

Caricature qui ressemble peu à René, sorti du rang grâce à ses études de chaudronnerie, et devenu chef de chantier de montage frigorifique en Afrique du nord. Le seigneur du froid est toujours revenu à Chantenay. Il y a son « château » (une maisonnette avec jardin et volière de perruches, écran plasma géant) et son épouse, Nicole, qu'il a rencontrée alors qu'elle sortait d'un pensionnat religieux nantais, façon Magdalena Sisters.
Katia ne capte pas forcément tout quand René parle de l'octroi de la Croix-Bonneau, ancienne barrière d'origine féodale. Mais dès que le baroudeur attaque sur les souvenirs, Katia voit défiler le film en scope noir et blanc. « Avec les fumées de charbon, des engrais, Chantenay, c'était Liverpool. Épais comme ça de vélos à l'entrée des bistrots. On achetait tous les produits en vrac, en amenant son bidon ou sa bouteille. La marchande de sardines passait dans la rue avec sa trompette. On allait pique-niquer aux Dervallières, ou alors exceptionnellement, on prenait le train en bois pour passer la journée au Cellier. Sinon, on ne quittait pas le quartier : le ciné à l'Olympic, au Vox, le bal popu au salon Gutenberg, le bal breton du Cordon Bleu, le Bon accueil de la mère Postollec, avec le poêle et l'accordéon. Il y avait le look chantenaysien, on se faisait faire nos pantalons chez les tailleurs des quais, un tissu bleu avec deux poches sur le devant et le bas évasé, on pouvait pas nous confondre avec les bourges de Commerce. Et pour la castagne, il y avait ceux des Ponts. On allait les chercher et on se mettait sur la gueule. Quand j'y réfléchis, c'est pas si vieux. »
René en Marlon Brando sur les quais de Chantenay, avec son pantalon bleu. « Ça doit faire drôle tous ces changements, dit Katia. C'est vrai que les bords de Loire, quand il fait gris, c'est glauque : il faut aimer. Mais ici, tu te crois à la campagne. Sans rire. »


Daniel MORVAN.

1: Bobo: Bourgeois-bohème, catégorie sociale hybride disposant de l'aisance bourgeoise mais attachée aux valeurs d'une « contre-culture ». Quartier massivement gentrifié, Chantenay est devenue « le » quartier bobo à l'ouest de Nantes.

QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎samedi‎ ‎4‎ ‎septembre‎ ‎2004
835 mots
Daniel Morvan

vendredi 9 juin 2017

Le Dieu des boulistes nantais joue droit sur des lignes courbes









« La voilà qui prend le biberon ! » Dans le langage des boulistes, cela signifie qu'une grosse boule est restée collée à la petite.
Et si vous ne voulez pas « être Fanny », vous avez intérêt de savoir « chalouper » (faire naviguer sa boule entre les « rives »), quitte à « remonter du bois » (ramener les boules vers le centre).
Bref, la boule nantaise, c'est du billard, subtil et sympa comme la pétanque. Avec une touche de mystère qui n'existe nulle part ailleurs. Sauf peut-être dans la boule de fort, qui a elle aussi un terrain à bords relevés, sur un profil en courbe.
Car dans ce sport, rien n'est droit. Comme dit le proverbe, Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Dieu, et le bouliste.

Avant, c'était Nord contre Sud

Claude Pennaguer a appris à jouer à 16 ans, ici même, au café Jean-Macé, place du même nom. Un fief où le patron, Patrick, est lui-même pratiquant. Son épouse Pascale est trésorière de l'Amicale.
Tout se joue en arrière-salle. Une piste couverte depuis 1934 avec, à gauche (entre les deux, un mur invisible, infranchissable), des tables où l'on tape le carton.
« Avant, la boule, c'était Nord-Sud, chacun avait ses propres concours. Maintenant, quand il y a un concours à La Montagne (44) ou à la Colinière, tout le monde y va. On ne cultive plus l'esprit de clan comme autrefois. »

Toute une peuplade de Bretons

La boule nantaise est un jeu enraciné dans les quartiers ouvriers.
Le Jean-Macé est l'un des fiefs. Était. « Dans le quartier derrière, explique Claude, il y avait toute une peuplade de Bretons. Ici, les gars d'Amieux, de Dubigeon, de Carnaux et de toutes les entreprises du bas-Chantenay remontaient après le travail, posaient leurs vélos devant les cafés et venaient jouer en buvant une chopine ou deux. Et le dimanche, on venait avec son casse-croûte, en famille. Les hommes pouvaient jouer à partir de 10 h du matin, jusqu'au soir. »
Les origines du jeu ? Pour Claude, il ne faut sûrement pas chercher du côté des bateaux négriers. En revanche, la pratique des boules au fond des péniches de sable est une explication possible. « Ils jouaient dans les cales, sur le sable. C'est le début du jeu. »

J'ai testé la boule nantaise

On essaye ? Mettons-nous dans la peau d'un bas-breton fraîchement débarqué.
Sa première idée : trouver un boulot et une piste de boules.
On peut jouer jusqu'à six joueurs, pour des parties qui peuvent durer deux heures. D'abord, assurer la prise en main de la lourde sphère.
« Tombée par terre, la boule est morte. » Et là, vous êtes bon pour la Fanny.
On se cale en bout de terrain, un pied contre le « talon », cette glissière qui évite les sorties de piste. La boule de 2 kg ne se jette pas. Elle se pousse. On joue droit, ou l'on joue les bandes. Dans une équipe de trois, le premier pointe, le second tire, fait le ménage. Le capitaine engrange. « Faut y aller doucement, surtout si le terrain colle. »
C'est, pour tout dire, un jeu d'imagination. Les trajectoires infiniment capricieuses ne se prévoient pas, elles se rêvent. « Certains exagèrent, posent la boule, vont voir, extrapolent. Ceux-là, on les devine tout de suite. »
Il n'existe pas deux aires identiques. La plus grande, la plus jacobine, celle de la Convention (15 mètres sur 5) vient de disparaître avec le café qui l'abritait.
Celle de Procé, la plus courue, est l'une des plus grandes. Et celle de Jean-Macé, la plus petite, la sportive, l'ouvrière, l'anarcho-syndicale. Elle a ses dévers que seul un druide de La Feuillée saurait déceler.
« Avant les concours, on refait l'enrobé, le coulis. Et pendant douze jours le terrain est la disposition des autres amicales, qui viennent étudier les trajectoires. »
Ils savent trop ce qui attend le bouliste novice : à lui d'embrasser la Fanny, pudiquement cachée dans son petit tabernacle. Avant de payer la tournée générale.

Daniel MORVAN.

Les boulodromes nantais. Le Bon Laboureur, rue des Pavillons. l'ADFR, 23, rue du port-Guichard (Route de Paris). Jean-Macé, 51, bd de la Liberté. La Colinière, 144, bd de Doulon. La Durantière, 46, rue J.-B. Marcet. Bowling, 3, bd G.-Lauriol. Lorrain, 86 bis, rue Appart (Zola). Procé, 144, bd de la Fraternité. La Montagne, 58 rue de la Paix.

‎samedi‎ ‎8‎ ‎mars‎ ‎2008
966 mots
Daniel Morvan

Nantes accueille aujourd'hui la Confédération des jeux et sports bretons. La boule nantaise, mixte depuis 2000, est pratiquée par un millier d'aficionados.

dimanche 23 avril 2017

L'ancienne poissonnerie dit: chalut les artistes !


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
vendredi 21 avril 2017
654 mots
Daniel Morvan

Un lieu d'arts va voir le jour dans un ancien commerce du quartier Chantenay. Une manière de faire du neuf avec du vieux, pour le bonheur de ce quartier nantais bien à l'ouest.
Le projet
Chalut les artistes, Neptune rouvre la boutique ! Au-dessus de la vitrine aveugle, un poisson en tôle rouillée. Emblème peu riant d'un commerce fermé depuis des poissons-lunes. Enseigne devant laquelle tout Chantenay est passé : qui pour prendre son C1 ou n°10 (place Macé), qui pour écouter Dominique A période « La Fossette » à l'Olympic. Autant dire que cette Chantenay la rouge où tout ferme attend un peu de rose dans sa vie. Un peintre poète à la Jacques Demy pour rêver un peu.
La poissonnerie ne rit plus depuis 1972. Date avancée par René, mémoire de Chantenay la rouge. Depuis, silence d'aquarium pour poissons solubles et aloses dépressives. Cherchant un atelier, quelques Picassos de Chantenay ont eu la curiosité de pousser la grille. Grille murée, lieu clos. Mais un lieu, c'est fait pour nager, non ?
Un étal de faïence
C'est l'un de ces petits commerces d'autrefois que l'on visite avec au coeur un effroi abyssal. Une fois le seuil franchi, miracle : un étal orné de poissons et crustacés de faïence, comme la friture d'or des rois d'Égypte dans la crypte de Ramsès. La déesse des sardines avait, en secret, décoré la boutique. Un korrigan des landes, dit-on, a coulé une chape de béton dans la nuit.
Tout le monde s'y est mis, pioche à l'épaule et crayon à l'oreille, pour donner un coup de neuf. Pinceau d'une main, truelle dans l'autre. Les dieux de la métamorphose ont pour nom Kat et Louise, Gladys et Pascal, Erwan, Claire, Bruno. Six artistes et un lutin bricoleur réinvestissent le 24, boulevard de la Liberté pour en faire un atelier tous âges.
On ne ramène rien à la maison !
Ici, autour de l'ancien étal, l'atelier des peintres. Gladys pourra y peindre, Pascal et Bruno se feront des toiles. En bas, un grand espace pour les enfants du quartier. « Les enfants et tout le monde, assure Kat, l'animatrice à bretelles, aux yeux plissés qui rient du désir de créer et de partager. Le seul principe, c'est que les enfants ne ramènent pas les dessins aux parents, pour être complètement libres de s'exprimer. » Et, présume-t-on, même principe pour les adultes : on ne montrera rien à personne, sauf consentement des enfants.
Ils présentaient ce nouveau lieu un certain vendredi de grand vent. Il y avait de la résurrection dans la blouse rouge à pois de Gladys, qui filait un coup de fil à avril. Roger Dimanche, peintre à fresque du bas Chantenay, allait peindre des murènes sur cette vitrine murée.
Pour l'instant, on cause plaque de plâtre, on espère une vitrine. L'atelier devrait ouvrir ses portes en se greffant à une fête de rue voisine, celle de la Tannerie, le 10 juin prochain. « Cette poissonnerie, elle veut dire quelque chose, ça parle aux gens du quartier, s'anime Bruno, le peintre guévariste de la rue Garibaldi. Lui redonner une vitrine et revoir les étals en faïence, ça va être magique. Remonte tes bretelles, on va se marrer à la Poisonnerie ! »
Samedi 10 juin, ouverture de La poissonne rit, atelier d'arts, 24, boulevard de la Liberté, à Nantes. Contact : kat.lecointe@laposte.net
Daniel MORVAN.

Le prof nantais avec ses élèves et Jacques Chirac aux funérailles de Lucie Aubrac

Jacques Chirac dans la cour des Invalides
Lucie Aubrac est morte le 14 mars 2007, à l'âge de 94 ans, à l'hôpital suisse d'Issy-les-Moulineaux. Ses obsèques avec les honneurs militaires ont eu lieu aux Invalides le 21 mars en présence du chef de l'État, du premier ministre Dominique de Villepin, de plusieurs ministres et candidats de l'élection présidentielle de 2007. Étaient également là quelques élèves de lycée professionnel venus de Nantes avec leur professeur Luc Douillard. 

Ils ont entre 17 et 18 ans. 21 élèves de BEP finition, sept plâtriers et quatorze peintres. Luc Douillard, leur professeur de lettres du Lycée professionnel Michelet, à Nantes, aime bien les défis. « Tenter le déclic. Parier qu'en 24 heures, ils seront capables de s'intéresser à leur Histoire. »
Luc Douillard a pour consœur Élisabeth Elfer-Aubrac, fille de Lucie. C'est lui qui a rédigé en 2004 l'appel national (signé par les Aubrac) à défendre « le socle des conquêtes sociales de la Libération ». Deux bonnes raisons pour embarquer ses élèves, grâce au soutien des Pays de la Loire, à l'hommage des Invalides. «C'est une action de guerre contre l'ignorance, dit-il. Les jeunes souffrent d'un manque de personnes à admirer.»





Seuls lycéens de France, à cinq mètres de Jacques Chirac


Sur place, la surprise : pas d'autres lycéens. « Très impressionnant, dit Mélanie. Se dire qu'on est là, à cinq mètres du Président Jacques Chirac, et que visiblement nous sommes les seuls scolaires... » Et même les seuls de France ! Mélanie est peintre et se destine à peindre des trompe-l'oeil. La longue silhouette du chef de l'État s'avance sur les pavés glissants des Invalides : ce n'est pas un trompe-l'oeil. « Si vous voyez des gens âgés avec des médailles, leur a dit leur prof, une étincelle dans le regard, ce seront des résistants. Les plus jeunes auront 80 ans. Allez leur parler, ils seront heureux. »



Avec leur professeur Luc Douillard, les élèves du lycée professionnel Michelet (Nantes) rencontrent des amies de Lucie Aubrac, aux Invalides
Le cercueil de Lucie Aubrac quitte la cour. Le chant des partisans résonne encore dans l'air glacial. Les lycéens, transfigurés par la solennité de l'événement, font cercle autour des anciens résistants. Ils écoutent, affamés de paroles. « Vous l'avez connue, Lucie Aubrac ?», demande Mélanie. « Oui, répond Claude, j'ai enseigné dans le même lycée qu'elle à Rome. Elle ne se contentait jamais de parler, elle agissait. Et toujours en première ligne contre l'injustice dans les conseils de classe. »

Maxime interroge le Breton Gabriel de Tournemine : « Quel âge aviez-vous à l'époque ? - 17 ans en 1940. La Résistance, c'était un grand western. Faut jamais lâcher, les garçons, ni dans votre vie ni dans vos études. »

Silencieuse, Mélanie boit les paroles. Capte des bouts de destins qui viennent d'entrer dans sa vie. «Oui, j'ai envie d'approfondir l'histoire de ces résistants. Ils nous ont promis de venir nous voir. »
Pari gagné, monsieur le professeur. Et chapeau, Luc Douillard.

Daniel MORVAN


Les derniers combats de Lucie Aubrac


Lucie Aubrac à Nantes, en mars 2005 pour la remise de la légion d'honneur à son gendre, Jean-Pierre Helfer, directeur d'Audencia, entourée de sa famille dont sa fille Élisabeth Helfer-Aubrac (3e en haut en partant de gauche).


Élisabeth Helfer-Aubrac enseignait au lycée Michelet de Nantes. Pour notre consoeur Isabelle Labarre, elle témoignait en mars 2007 des derniers combats menés par sa mère: "Que ce soit auprès des sans-papiers, des enfants handicapés, des mal logés, ma mère a signé toutes les pétitions qu'il fallait. Sans aucune honte, elle se servait de son nom pour faire entendre une cause, toujours avec un souci de grande honnêteté et fidèle au seul credo de mes parents : le programme du Conseil national de la résistance. Son mot d'ordre, c'était de rester vigilant face aux injustices, au racisme, à l'homophobie. Dans ses dernières interrogations, elle parlait des élections présidentielles. Elle n'a jamais adhéré à un parti depuis la Libération mais en tant que femme de gauche et engagée pour les droits des femmes, elle était sensible à ce qu'une femme, plus jeune, soit candidate... Son dernier déplacement, c'était en octobre dernier, un hommage aux jeunes juifs déportés à Mont-de-Marsan. Nous n'étions pas fiers de la voir partir, déjà grabataire. Depuis quinze ans, elle avait perdu la vue. Mais c'était elle..., une battante jusqu'au bout !
De quelle façon, interroge Isabelle Labarre, cet esprit de résistance a-t-il traversé la vie de famille ?
Avec la guerre, nous avons été élevés de façon chaotique, mon frère, ma soeur et moi. Mais avec cette idée que la justice prime sur tout. On n'avait pas de croyance religieuse, on croyait en l'Homme. Le confort était accessoire : le quotidien, la maison, ça passait après les actions de nos parents. Mon père, Raymond, plus intellectuel. Ma mère, médiatique et efficace. Je ne l'ai jamais vu baisser les bras, elle avait toujours l'intelligence de rebondir devant les difficultés.

La robe de déportée de Gisèle va au musée






‎mercredi‎ ‎7‎ ‎mai‎ ‎2008
661 mots
Daniel Morvan

Plusieurs objets viennent d'être donnés au Musée d'histoire de Nantes : drapeau nazi, affiches. Et la robe de déportée d'une résistante, Gisèle Giraudeau.

De quel tissu cette robe est-elle faite ? Gisèle ne le sait pas. « Un tissu indéfinissable. » Cette robe fut pour elle comme une seconde peau, depuis son arrivée au camp de Ravensbrück en mai 1944 jusqu'à sa libération le 7 mai 1945.
« Je l'ai portée sous la neige, sous la pluie, sous la glace, quand il faisait moins 20 °C. » C'est l'un des objets qui viennent d'être donnés par des Résistants au Musée d'histoire de Nantes. Souriante, Gisèle Giraudeau dissimule son émotion. Répond aux questions les plus ingénues : « Alors, c'est vrai que cette robe, quand tu l'as enlevée, tu as mis un jogging allemand ? »

« Encore mettable, cette robe »

En effet, lorsque son camp fut libéré, Gisèle reçut comme ses camarades des vêtements propres, des survêtements. « Celles qui voulaient ont jeté leur robe. Moi je suis rentrée avec la mienne sous le bras. J'ai dit à maman : « Mets-la à bouillir ». Elle est habitée par des petites bêtes. Elle l'a bouillie et rebouillie. Et je l'ai gardée sous plastique. Elle est encore mettable. Si je puis dire. »
Cette robe sur les genoux, Gisèle raconte. La robe est un souvenir de l'horreur mais aussi de la survie. « Je l'ai fait voir aux enfants. La laisser au musée, c'est donner quelque chose de moi-même. Elle représente tant d'heures d'angoisse, de froid, de faim, de peur, d'attente que ça me serre encore le coeur d'en parler. J'ai dit à mes enfants : cette robe, vous la connaissez tous. C'est mon devoir de la remettre dans un musée où elle sera racontée. »
Gisèle Fraud (son nom de jeune fille) était membre du réseau Front national de lutte pour la libération et l'indépendance de la France. Elle fut arrêtée le 3 avril 1944, aux Assurances sociales de Nantes, où elle travaillait. « Une amie de mon groupe a été torturée et elle a dû lâcher des noms, dont le mien. Mais c'était surtout mon frère, Joseph Fraud, qui était recherché. »
Gisèle retrouvera son frère en 1945. Tous deux feront l'expérience identique : « Au bout d'un moment on n'avait plus envie de nous entendre et on a gardé ça pour nous. Quinze ans sans en parler. »

Amoureux d'une jolie blonde

L'histoire a un épilogue que raconte Jean-Claude, fils d'une amie de déportation de Gisèle. « Ma mère soutenait la petite Gisèle, au début, et ensuite c'était l'inverse. J'ai toujours le gobelet de ma mère, où elle avait gravé le prénom de ses enfants, pour s'en souvenir, parce que dans sa détresse il lui arrivait de les oublier. Et puis un jour, moi, fils de déportée, j'ai vu un jour débarquer un train allemand à La Baule. C'était dans le cadre du rapprochement franco-allemand. Une jolie blonde est descendue du train. C'était Elke. Je suis tombé amoureux. Son père était un soldat de la Wehrmacht. Forcément, ça n'a pas été simple à organiser comme mariage. »
Il paraît que le beurre blanc a largement facilité les choses.
Daniel MORVAN.

Gisèle Giraudeau donne sa robe d'internée du camp de Zwodau au Musée d'histoire de Nantes (château des Ducs de Bretagne).

samedi 22 avril 2017

Le Crucifié de Nantes


"Moi, c'est les clous"



‎samedi‎ ‎19‎ ‎décembre‎ ‎2015
603 mots


Une sculpture d'un Christ en croix espagnol du XVIe siècle est de retour à la cathédrale de Nantes après cinq ans de restauration.


Je suis un fils du peuple. Observez-moi : je suis presque nu. J'ai mal. Je suis le Christ. De quel bois suis-je fait? d'aucun. Mon corps et mon sang sont de plâtre et de vermillon.
Pour s'en apercevoir, il a fallu me descendre de la croix, avec mes quatre clous. Nul larron pour me distraire : cent ans de solitude passés au pilier central de la cathédrale. Dieu attaché à sa tige. Solitude brisée par des femmes de l'art qui vinrent laver mes plaies. Ausculté comme un corps périssable, rare et fragile. Façonné et dressé dans le beau XVIe siècle.
Mon corps lustré brille. Il n'est pas de bois. Il contraste avec le pagne (le périzonium) qui ceint mes reins. Ma tête cassée repose sur l'épaule droite. Mon corps est maigre, plat et ruisselle de sang.
On a repeint mes stigmates lorsqu'ils s'effaçaient. Depuis que je suis né, dans le murmure des oraisons, de pieuses femmes, des jeunes gens viennent gratter mes plaies. Pour recueillir le sang du Christ tel qu'il a été peint, ruisselant de mon flanc. Ces marques de grattage resteront sur ma peau : parfois une trace d'ongle en dit plus sur la foi qu'un traité de théologie.
 
La science a décidé de m'écorcer du bois. Après être mort je fus un malade. Analyses sanguines, scan crânien et corporel. Ma chair n'est pas de maïs malaxé, comme le sont les Christ mexicains, mes cousins présumés. Je suis d'un mélange de plâtre, de chaux, de fibres végétales et de déjections gâché à l'eau chaude. Je suis creux, mais vivant. À la balance de la croix, le ressuscité de plâtre et de bouses accuse ses 28 kg. Plus pesant que les poids coq de la semaine sainte, qui processionnent léger à Taxco ou Patzcuaro.

Je ne suis même pas un malingre de Burgos, comme on l'a cru. Mais je fus façonné comme si je l'étais, par quelque sculpteur français qui voulait tenter quelque chose. Une expérience qui n'a pas abouti : statue en mortier, pas un métier d'avenir dans une Renaissance qui ne croyait qu'au marbre et au bois. Je suis seul sur ma croix, seul de mon espèce, plâtre et chaux. Me réparer a coûté 35 000 €, payés par l'État laïque de France. Jean-Paul James, évêque de Nantes, se souvient devant moi de la conversion de sainte Thérèse. Thérèse fut bouleversée par un Christ flagellé et ligoté de chanvre. Moi, c'est les clous. Je bouleverse autrement. On m'a réparé comme un corps brisé. Mais on ne répare pas le Christ. On panse ses plaies et on le remonte vite là-haut, où il vous parle de vos souffrances. »

Daniel MORVAN.

Les 11 dénoncent le « massacre » des Cordeliers




‎jeudi‎ ‎6‎ ‎janvier‎ ‎2011
662 mots
Daniel Morvan
Trois chapelles espagnoles du XVIIe siècle remaniées, rue des Cordeliers : onze experts dénoncent une atteinte au patrimoine, voire un massacre, dans le secteur sauvegardé nantais.

Forum Nantes patrimoine ? C'est l'association qui a fait éclater l'affaire « de l'îlot Lambert ». Un scandale patrimonial majeur. Elle fait exploser aujourd'hui une deuxième bombe : l'affaire des Cordeliers.
Cette association a été lancée en 2008 par onze professionnels et universitaires nantais. On y trouve Nicolas Faucherre, Gilles Bienvenu, Jean-François Caraës ou encore Philippe Le Pichon.
À l'époque, « Les Onze » s'étaient émus qu'aucune fouille en profondeur n'ait été réalisée au coeur du Bouffay, avant la démolition d'une partie de l'enceinte antique pour la construction d'un immeuble. En pleine campagne des municipales 2008, l'affaire avait provoqué la création de la Direction du patrimoine et de l'archéologie.
L'association remonte sur son destrier pour dénoncer des atteintes à trois chapelles d'un couvent, rue des Cordeliers. À deux pas de la mairie de Nantes.
« Accablant »
Nantes a conservé la majeure partie d'un grand couvent mendiant, édifié du XIIIe au XVIe siècle. Ouvrant sur la rue des Cordeliers (autrefois nef du couvent), trois chapelles à voûtes d'ogives subsistent.
Elles furent construites par des familles de marchands espagnols dans le courant du XVIe siècle : traces exceptionnelles du lien commercial et culturel entre Espagne et Bretagne. « Traces uniques en Bretagne », affirme même l'un des experts.
Les voûtes d'ogive de ces trois chapelles sont aujourd'hui « absorbées dans un bâtiment qui les nie, et les sculptures de façade vont être enduites, dénonce l'association. L'État et la ville se renvoient la responsabilité de cette situation. »
Le résultat, en voie d'achèvement, « est accablant, fulmine Forum Nantes Patrimoine : les voûtes sont recoupées par des dalles de béton ancrées dans les nervures. Les grands arcs des chapelles, dont une belle baie festonnée, sont déjà grillagés. »
Grillages dont la fonction est de faire adhérer le crépi de façade, « qui va occulter cette relation magique entre l'espace publ 8ic d'aujourd'hui et l'espace sacré d'hier ».
Par compensation, la rue des Cordeliers, autrefois la nef du couvent, serait ravalée en « desserte arrière d'un bâtiment exhibitionniste, tout l'effort étant porté sur une façade de spectacle, à l'opposé, sur la place Dumoustier ».
« Le curetage de Sainte-Croix »
Pour les onze experts, les Cordeliers ne sont pas un cas isolé. La « purge des friches monastiques » serait pratique courante à Nantes. L'association pointe également les fouilles du château des Ducs de Bretagne. Ou « le curetage tout récent du presbytère Sainte-Croix, au coeur du Bouffay, pour l'ouverture d'un centre culturel diocésain. Ses strates historiques ont été anéanties sans aucune observation préalable ».
Une pratique ancienne et constante, note l'association : « Des 17 églises présentes intra muros à la Révolution, seules les nefs de la cathédrale et de Sainte-Croix ont subsisté ».
Pour l'association, cette « affaire des Cordeliers » pose une nouvelle fois « le problème du rôle de relais que peuvent et doivent assumer les collectivités territoriales, désormais seul rempart des citoyens face au désengagement de l'État ».
Mais Julien Gracq ne disait-il pas que Nantes s'est construite « sans fixation excessive dans ses souvenirs » ?

L'une des trois chapelles du couvent des Cordeliers.

Daniel MORVAN.

2005: Les Chantelle, femmes du monde jusqu'au bout

Lucette et Annie Guyomarc'h : les deux cousines ont partagé trente ans de lutte. « Les femmes, quand elles se battent, c'est jusqu'au bout. »

Les Chantelle racontent leurs trente ans à la pointe du combat

Ouest-France ‎mercredi‎ ‎9‎ ‎mars‎ ‎2005
821 mots
Daniel Morvan
Le combat « des filles de Chantelle » a marqué l'histoire ouvrière de la région nantaise. Hier, comme chaque année depuis 1994, les dernières salariées de l'usine de soutiens-gorges fêtaient la journée de la femme. Trente ans à la pointe du combat.
« Je vous emmène où ? Chez Chantelle, à Couëron ? Sacrées femmes ! Jamais elles ne se sont laissé démonter. » En écoutant le chauffeur du taxi, le jeune cadre des soutiens-gorges Chantelle prend la mesure de la popularité des salariées. Même s'il n'en saisit pas vraiment l'origine : « Je ne comprends pas, l'entendra-t-on dire ensuite, qu'on fasse autant de bruit pour vingt-huit filles. »
Bien sûr, quand on fabrique des soutiens-gorges, le monde n'est que douceur féminine et délocalisation. Mais ces vingt-huit filles, monsieur, c'est l'honneur de votre entreprise.

Prêtes à tout

Grèves totales, occupations d'usine : avant de devenir le cauchemar de leurs patrons, les Chantelle étaient des petites couturières des années Sylvie Vartan.
Pour une fille, la liberté, c'était d'avoir du travail. « J'avais suivi les cours de l'école de couture de Basse-Indre, raconte Lucette Guyomarc'h, 35 ans de boîte. Ma mère avait huit enfants à caser. J'étais chez les religieuses, et je ne voulais plus aller à l'école. Je suis devenue mécanicienne à 16 ans et demi, après avoir passé les tests chronométrés. »
Même parcours pour Annie Guyomarc'h, sa cousine : apprentie coiffeuse, elle se fait embaucher à la coupe en 1968. « Je me marie en 1971, j'ai mon fils en 1972 et, dans la foulée, je monte le syndicat CGT. On était cégétiste de famille, mon père me soutenait. On ne parlait pas de la condition des femmes, la question était de se défendre pour pas se faire bouffer. C'est des rapaces. On n'a rien sans rien. On était prêtes à tout. »
Derrière la féminité exaltée par voie d'affiche, le public découvre l'empoignade sociale format 95 D. Les affiches sexy, Annie n'a rien contre : après « Chantelle aime les seins », le slogan « Chantelle habille les femmes du monde » fait chanter les imaginations et le cash-flow. Elles, c'est pour le bifteck qu'elles se battent. Et question bagarre, il y a du monde au balcon : en 1981, elles n'hésitent pas à séquestrer leur directeur. Assises sur le bureau, Code du travail en main, quel vertige pour un homme seul.
Leur tube à elles n'est pas une petite musique aux airs compassés. Ce que chantent les Chantelle c'est « Le chiffon rouge », de Michel Fugain
C'est ça qui leur met les larmes aux yeux, aux Chantelle. « On avait fini par monter une chorale, quand on montait à Paris pour mettre le bazar au Salon de la lingerie. » Et les forces de l'ordre, ce n'est pas avec des effets de bretelles qu'elles les neutralisent. « Vous croyez qu'ils se gênent parce qu'on est des femmes ? On piquait les cognes avec des aiguilles à coudre pour les écarter. »

Quand Annie a bloqué un boulevard

Les Chantelle, joli nom pour des battantes devenues symboles des luttes. Un symbole, ça n'empêche pas une société de se délocaliser en Thaïlande. Mais quand même. « On a marqué les mémoires. Les femmes, quand elles se battent, c'est jusqu'au bout. »
Dans le local syndical, d'autres femmes sont venues nous rejoindre, d'une bouche à l'autre, les souvenirs passent. La fois où elles sont montées à Paris, où elles ont été parquées devant un théâtre qui donnait La peste de Camus. Quand Annie a fait son malaise et qu'elles ont bloqué le boulevard jusqu'à son retour des urgences. Quand elles ont défendu la « contredame » qui avait une hernie discale et le coeur à gauche. Quand elles fêtaient Noël à l'atelier, avec l'aide des paysans, des voisins de Frigécrème et Waterman. Quand elles balançaient les soutifs à la figure des CRS. Quand, pendant la grève de 1994, la longueur du conflit faisait craquer les maris et les ménages.
« La fermeture de l'usine de Saint-Herblain, ça été comme un deuil. » Elles avaient une dernière fois chanté « Le chiffon rouge » dans la rue des Filles-de-Chantelle. C'était un 8 mars, journée de la femme. Et la femme pleurait. Elle pleurait l'usine, les copines, l'âpreté des luttes. La femme Chantelle pleurait et chantait, en vraie femme du monde.


Daniel MORVAN.

Ce soir, l'héritage de José Arribas est en jeu (2005)


Arribas, inventeur d'un jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon


Le papier du maintien (le mien) en ligue 1


José Arribas, l'entraîneur légendaire des années 1960, fut l'artisan d'un style de jeu révolutionnaire grâce auquel Nantes resta, pendant 42 ans, dans l'élite de L1. Ce soir, c'est tout l'héritage des Canaris qui est en jeu.

Juillet 1937. Personne n'en veut, de ce rafiot. Bordeaux et La Pallice l'ont refoulé. Nantes accepte ce bateau de réfugiés espagnols. On dit que c'est ainsi, sous les habits de la misère, cherchant du pain et de l'eau, que la gloire future fait son entrée dans une ville. Elle a pour nom José Arribas, fils de combattant républicain, réfugié du Pays basque que Franco vient d'envahir.

Nantes ne sait pas que cet enfant sera son roi. Et le gosse court sur pattes non plus. Il a 16 ans, et avec sa soeur, il fuit la soldatesque franquiste. Ils meurent de faim tous les deux. Ils sont accueillis au Champ de Mars de Nantes. « Je n'avais pas vu un morceau de pain depuis six mois, dira-t-il. On nous a donné des brioches et des fruits. Je me croyais au paradis. » 
Sous ses yeux, un terrain vague. Qui n'attend que lui pour devenir le futur stade Marcel-Saupin. L'arène, le chaudron.
Donnez-lui une brioche et quelques fruits, voilà ce que vous rend le petit basque espagnol : treize ans de bonheur. Quelque chose qui dut ressembler à la furia francese sur le pont de Lodi, Pierrot le fou multiplié par onze.
« Papa monnayait son talent, éclaire aujourd'hui José Arribas, l'un des trois fils de José Arribas. Il joua comme inter au Mans, il entraînait aussi le club de Noyant-sur-Sarthe, où il tenait un café.»

Et c'est ce bistrotier surnommé « Bilbao » qui ose se proposer comme entraîneur au FC Nantes. À Nantes, on caresse le cuir et la gloire, sans l'atteindre. Jean Clerfeuille, le président du club, l'a bien claire en effet, pour capter le signe du destin dans une lettre bien brossée d'Arribas. Bluffé par le culot de cet entraîneur de patelin. « Un peu comme un type au bout du rouleau qui achète un billet de loterie. »
Banco. À Nantes, Arribas applique les méthodes de Noyant : confiance accordée aux jeunes, plaisir du jeu collectif. Il y ajoute la mobilité perpétuelle, la brillance improvisatrice, la chatoyance aérienne qui définiront bientôt le « jeu à la nantaise ».

Jouer sans ballon

Le club accède à l'élite en 1963, et décroche le titre de champion de France en 1965 et 1966. Grâce à ce jeu alchimique, visionnaire, qui consiste à jouer sans ballon, avec tout l'espace libre devant, dans lequel l'attaquant sait imaginer non pas une, mais plusieurs figures. Se projeter en vingt, cent espaces de jeu imaginaires afin d'en faire advenir un réel, celui où la balle perfore les lignes.
Le joueur devient un virtuose des possibles, comme le musicien de free jazz : « Le joueur nantais ne peut exister sans son voisin, explique José, le fils. On disait que le jeu nantais ne s'exportait pas, car il aurait fallu exporter les paires de joueurs. Le jeu à la nantaise, c'est anticiper plutôt qu'affronter, éviter les duels. Si tu n'as pas le ballon, tu dois être concerné par celui qui l'a, et lui proposer plusieurs solutions. Pareil pour la défense : les premiers attaquants sont les défenseurs. On anticipe, on intercepte, on relance vite pour surprendre l'adversaire, idéalement on marque sans qu'il ait pu toucher la balle. On ne peut pas jouer tout un match comme ça, l'adversaire a trouvé les parades, mais certains clubs, comme le Real Madrid, ont su jouer ainsi dans leurs meilleures années. »
Survolté par ce vent d'anarchie qui fait table rase du style d'antan, le stade Marcel-Saupin devient une sorte de cage de Faraday, un cyclotron où les équipes adverses entrent tétanisées, comme si le canari avait avalé un cobra.
« Gondet, ton but ! » hurle le stade, mantra rituel pour réclamer au « Vautour » son tir foudroyant à chaque match (36 buts pour la saison 1966).
Jusqu'en 1976, Arribas et ses Canaris connaîtront des hauts et des bas, mais jamais le football n'aura été aussi près des étoiles.


Daniel Morvan

‎samedi‎ ‎28‎ ‎mai‎ ‎2005, 746 mots