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mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


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coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

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(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



dimanche 19 août 2018

19 août 1955, Nantes. « J'ai vu Jean Rigollet tomber »


Claude Arteaud, militant CGT, était dans la manifestation le 19 août 1955



Le 19 août 1955, un jeune maçon était tué par balle lors d'une manifestation des métallos nantais. Claude Arteaud était à quelques mètres de Jean Rigollet quand il est tombé. Cet article est paru en août 2005.

Nous avions rendez-vous au monument aux morts, devant la mairie de Couëron. « J'ai eu peur de vous rater avec tout ce monde, je ne savais pas qu'il y avait un mariage. Suivez-moi, c'est le break Skoda. » Triskell et drapeau basque collés sur la vitre arrière. Sa maison s'appelle « Les heures claires ». Celles dont on va parler ne le furent pas.
Un monument au mort, ce n'est pas ce que demande Claude Arteaud. Juste une plaque pour le tué du 19 août 1955, Jean Rigollet, frappé d'une balle lors d'une charge policière contre une manifestation ouvrière à Nantes. Et sans Claude Arteaud, ex-représentant des encyclopédies Tout l'univers, ex-marchand de vins corses, ex-ajusteur des Chantiers de Bretagne, l'image de ce garçon agonisant au sol n'aurait jamais été développée.
Claude Arteaud n'a pas seulement vu tomber le jeune maçon. Il a sauvé l'image, permis qu'elle soit développée et transmise à l'hebdomadaire La vie ouvrière, puis diffusée dans le monde entier.
« Il faut dire que nous étions en situation de guerre. La castagne à tours de bras. Les gardes mobiles, on leur tirait des boulons au lance-pierres. S'il y a eu des blessés côté ouvriers, il y en a eu aussi côté CRS. Pendant le lock-out de l'usine, les gardes mobiles occupaient nos vestiaires. Ils avaient chié dedans et déchiré nos bleus. Je me souviens qu'on se réunissait dans un bar, «Le Rescapé». Un jour, un CRS éméché, en civil, est venu fanfaronner en disant qu'il dormait là-bas, dans nos vestiaires. Tu vas nous expliquer ça, qu'on lui dit... On l'a coincé dans une arrière-cour. On ne l'a plus jamais revu. »
Viviane, l'épouse de Claude, confirme. « On regardait les gars passer des balcons des Galeries Lafayette et on chantait avec eux : Ohé, ohé métallo/C'est nos quarante balles qu'il nous faut. Mais ils étaient à bout et ça faisait peur quand ils descendaient la rue. »

Exfiltrer la journaliste

Le vendredi 19 août, vers 19 h 30, les manifestants occupent toute la largeur du cours des 50 Otages. Comme d'habitude, Claude Arteaud est en première ligne, mince et nerveux, un vrai physique de rocker. On le voit sur une photo de meeting, quelques jours avant, aux côtés de son « p'tit pote » Jean Kuffer, drôlement sapé, on dirait en dimanche. « Que non, on mettait ce qu'on pouvait, c'est les cognes qui avaient nos bleus ! »
Claude, carte CGT n°3795 (septembre 1953), habitant rue Kervegan, a déjà fait ses preuves comme représentant des jeunes ouvriers. Il a fêté ses vingt ans le 11 mars 1955. En face, les CRS ne sont pas bien vieux non plus.
Sous la pression, les gardes mobiles perdent les pédales. Un CRS est encerclé par les manifestants, une arme crépite. « Je n'étais pas plus loin que d'ici à la télé. Ne croyez pas qu'il est tombé tout de suite. Jean Rigollet a glissé tout doucement, comme un pantin désarticulé. Je n'ai pas vu tirer. Ce n'était pas un coup de feu isolé, mais une rafale. Une balle lui est entrée par le cou. J'ai entendu : Assassins ! Assassins ! Il a glissé, plein de sang. Et puis on a entendu les CRS crier : il faut récupérer la journaliste ! » Elle, c'est Rosyne Moreno, reporter de La vie ouvrière, qui vient de faire la photo.
« Un copain me dit : tu connais le quartier, il faut que tu prennes Rosyne et tu l'emmènes à la Poste. On me l'a remise. À partir de là, je n'ai eu que ça en tête. » Exfiltrer la journaliste avec son boîtier contenant la photographie du maçon de Sainte-Lumine-de-Coutais, gisant dans son sang. Juste après cette image, les CRS vont charger, emporter le corps et prendre Rosyne Moreno en chasse.
« Je l'ai drivée les flics aux fesses, pas questions de discutailler, jusqu'à la Poste, où des copains nous ont mis à l'abri. J'ai dit : comment vous allez faire pour la photo ? T'inquiète, me dit un copain, on va travailler par bélino. Je ne connaissais pas cet appareil à transmettre les photos par téléphone. Après, dans l'escalier, je me suis effondré. Je n'avais jamais vu de copain mort. Le lundi, l'article et la photo paraissaient à la une de La vie ouvrière. »

À l'encre rouge

Le journal de la CGT (numéro 573, semaine du 23 au 19 août 1955) titrait ainsi : « Pour eux, la vie d'un ouvrier maçon vaut moins qu'un billet de banque. »

Et la photo. De Jean Rigollet jeune homme, il n'existera que deux clichés : son portrait sous le calot militaire, beau regard grave, et cette atroce image cadrée en plongée d'un corps dont le bras droit est soulevé par une autre main, d'une tête et d'un buste éclaboussés de sang, et tout cela raconte autre chose qu'une balle perdue. Des patrons reprochèrent ensuite aux métallos d'avoir tué l'image de Nantes... Une légende, la lutte des classes ?
Les silences sont imperceptibles, parce que les souvenirs masquent les larmes, et Claude a encore mille choses à raconter : sa mise à l'index par les patrons nantais, son parcours de métallo tricard, «marqué à l'encre rouge », condamné à vendre des encyclopédies, du pinard frelaté ou des Simca 1000, avant d'être repéré comme ancien de 1955 et de chercher fortune ailleurs. Il parle aussi des femmes. De celle qui déposa un bébé sur le bureau du préfet avec ses mots : « Maintenant, occupez-vous de le nourrir. »
De temps en temps il y a comme un sanglot étouffé, on revoit le maçon de Sainte-Lumine, son corps récupéré par les pieds, à ce qu'on dit, une dame aurait vu ça de son balcon. Un corps traîné par les pieds, a-t-on prétendu, dans des chants de victoire. Et dans ce corps-là, « c'est l'histoire, la jeunesse, c'est nos vingt ans qu'on nous a bouffé. »


Daniel MORVAN.


QUOTIDIEN OUEST-FRANCE
‎mardi‎ ‎30‎ ‎août‎ ‎2005
1208 mots
Daniel Morvan

mercredi 4 avril 2018

Judith Brouste, Didier da Silva: lectures parallèles

L'extraordinaire combat de Giap, raconté dans
L'enfance future

Le terrible Heinrich von Kleist, mort très jeune en 1811 ©DR






L'idée de réunir dans une même chronique deux livres aussi différents que Toutes les pierres et L'enfance future est-elle saugrenue? A vrai dire, le seul fait qu'ils ont été lus à la suite est un peu court pour justifier l'exercice. Difficile pourtant de séparer ces deux livres. 
Ils entretiennent l'un comme l'autre un rapport très particulier à l'Histoire, fondé sur l'écart et la distance spatio-temporelle: dans L'enfance future, Judith Brouste raconte l'histoire d'une fillette malade et maltraitée. Son père médecin lui lit Crime et chatiment le soir pour l'endormir, entre deux souvenirs d'Indochine. Et, à douze mille kilomètres de distance des événements, la guerre coloniale de la France, menée par De Lattre dans le Haut-Tonkin, vient envahir cette enfance. Le lecteur peine à distinguer qui est qui dans cet univers provincial des années 1950, les parents sont désignés par un prénom ou un nom, la narratrice s'exprime à la première personne mais existe aussi à la troisième personne et sous un autre prénom (Catherine, la petite) que celui de l'auteur. Et c'est pourtant dans ce parallèle entre l'histoire individuelle d'une fillette et cet "écroulement de l'Occident" qu'est Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, qui fait que les deux recherches de vérité s'éclairent mutuellement. L'obscurité première de ce roman éprouvant est aussi à la mesure de son exigence de vérité.

Mahler et Granados, ou l'ironie du sort


A l'opposé de cette histoire de terreur, Didier da Silva développe avec un plaisir d'esthète les vies parallèles de deux poètes séparés par mille ans d'histoire, mais que de secrètes affinités lient pourtant: le romantique Heinrich von Kleist, mort jeune en 1811, et le nomade Li Baï, grand poète qui vécut dans la Chine du VIIIe siècle, traversant les turbulences de la dynastie Tang. Des plaisirs subtils de l'écart, du rapprochement de réalités situés à des points opposés de la galaxie... Dans ce texte euphorique et habile, le lecteur court après une clef, une résolution musicale qui ferait apparaître le secret commun à ces deux destins - échecs littéraires, goût du vagabondage et des alcools. L'écart spatio-temporel entre Allemagne et Chine, romantisme et poésie chinoise, ne se résout pas par magie scénaristique. Le lecteur est invité à construire lui-même la cohérence de cet assemblage, à capter les jeux de contrastes, à participer jusqu'au bout aux "joies du montage alterné", jeu préféré de Didier da Silva. Avec pour principe directeur l'idée un peu risquée que c'est du même homme générique que l'on parle, qu'il soit écrivain cyclothymique et suicidaire ou poète buveur, marchant "vers un avenir incertain". 
"Mon point de vue préféré est celui de Sirius", soutient l'auteur. Il complique encore son montage parallèle en faisant surgir deux autres personnages chargés d'assurer les intermèdes: les musiciens Enrique Granados et Gustav Mahler, que tout oppose: le génie dompteur des grandes masses orchestrales, et le petit maître pianistique. La camarde a fixé à tous deux une mort étonnante, avec pour Mahler une sorte de scoop dans ce final ornithologique dont nous ignorions tout. 
Ces compositions biographiques se déploient comme de grands paravents: derrière les deux vies de Kleist et Li Baï, narrées sur un mode solennel, avec un long développement consacré au suicide romantique, les vies parallèles de Granados et Mahler (celui-ci relié à Li Baï par son travail sur la poésie chinoise dans ses ultimes travaux symphoniques) nous font entendre les accents mineurs de l'ironie du sort.

Daniel Morvan

Didier da Silva: Toutes les pierres. Éditions de l'Arbre Vengeur, 314 pages, 18€.

Judith Brouste: L'enfance future. Gallimard. 160 pages, 15€.

dimanche 23 avril 2017

Jan Karski, celui qu'on n'a pas cru

Jan Karski, la vérité inaudible de l'Holocauste
DIMANCHE OUEST-FRANCE
dimanche 4 avril 2010
441 mots
Daniel Morvan

Récit. Dicté en 1944 à une traductrice, Mon témoignage devant le monde bouleversa le public américain,
qui en fit un best-seller. Retraduit en français, ce témoignage a gardé toute sa force.
Le terme de héros semble presque faible pour décrire Jan Karski, émissaire de la Pologne auprès des Alliés. « Il vous est arrivé au cours de cette guerre, lui dira un ministre britannique, tout ce qui peut arriver à un homme sauf une chose : les Allemands n'ont pas réussi à vous tuer. »
Un parcours à la James Bond. Une odyssée à travers la noirceur du siècle, écrite d'une plume vive, parfois drôle, à l'exemple de ces mots que lui adresse l'un de ses libérateurs après son évasion : « Mes félicitations pour ton divorce d'avec la Gestapo. Je parie que ce mariage, tu n'y tenais pas trop, hein ? »
En octobre 1942, les nazis ont déjà tué 300 000 Juifs à Varsovie. La résistance polonaise invite le diplomate Karski à parcourir le ghetto, afin qu'il puisse témoigner. Dans son roman Jan Karski (2009), Yannick Haenel imaginait la rencontre entre le président américain et l'Émissaire polonais. Il campait un Roosevelt scandaleusement indifférent. Ceci au nom d'une version selon laquelle l'Amérique aurait volontairement laissé faire les nazis.
Mais rien, dans les mémoires du messager polonais, ne le corrobore. Karski a été écouté par Roosevelt, mais n'a pas été entendu. Dans une séquence inédite du film Shoah (de Claude Lanzmann), Karski esquisse une explication: « L'extermination des juifs était incompréhensible aussi pour moi. L'humanité qui n'avait pas vu de ses propres yeux ces horreurs ne pouvait pas les concevoir. »
La vérité de Karski était-elle si inouïe qu'elle fut inaudible? Comme en témoignent ces mots adressés à Karski par un magistrat américain : « Je ne dis pas que vous êtes un menteur, je dis que je ne vous crois pas. »
Jan Karski (1914-2000), messager de la Pologne, alerta le monde sur la destruction du peuple juif quand il était encore temps de l'arrêter.
Daniel Morvan.
Mon témoignage devant le monde, Robert Laffont, 432 pages, 22 €

samedi 22 avril 2017

Raymond Aubrac: Si vous allez en prison, un conseil: apprenez des poèmes



Raymond Aubrac, en compagnie de sa fille Élisabeth Helfer-Aubrac à la cérémonie du 66e anniversaire des fusillades de Nantes et Châteaubriant.



Le comité du souvenir des fusillés organisait le 19 octobre 2007 une veillée du souvenir devant le monument aux 50 Otages de Nantes. La présence de Raymond Aubrac a donné un relief particulier à la cérémonie.
« Les cérémonies en hommage aux fusillés d'octobre 1941 se tiennent alors que le président de la République  instrumentalise la mémoire de Guy Môquet. » Ces mots de Joël Busson, président du Comité départemental du souvenir des fusillés de Châteaubriant et Nantes, disent assez la dimension politique de la cérémonie. La présence d'écoliers, pour une évocation de la Résistance, ajoutait à la charge émotionnelle de cette veillée. Celle de Raymond Aubrac en faisait un événement.
Jean-Marc Ayrault s'est inscrit dans la fidélité à l'héritage de Lucie Aubrac, l'infatigable pédagogue de la Résistance. Les enfants présents étaient donc les grands destinataires du message. On s'attendait à ce qu'il commente la décision, par Nicolas Sarkozy, de faire lire la dernière lettre de Guy Môquet, le plus jeune des 48 fusillés. 
Selon Raymond Aubrac, cette lettre « n'aura qu'une valeur émotive si elle n'est pas restituée dans le contexte historique. Guy Môquet était un jeune résistant communiste qui n'est pas mort pour la France par nationalisme, comme voudrait le faire entendre Nicolas Sarkozy. Guy Môquet, comme bien d'autres de ses jeunes camarades, est mort pour la défense de la patrie, la défense de l'héritage du Front populaire et pour avoir combattu le fascisme. Ils se sont engagés non seulement pour la France mais pour le monde entier. »

Un jour, on m'a lu ma condamnation à mort

Raymond Aubrac (il avait alors 94 ans) a écouté et observé, assis auprès de sa fille Élisabeth Helfer-Aubrac. Un peu plus tard, l'ancien résistant se réchauffe en avalant un grog et en tirant sur sa pipe. La lettre de Guy Môquet, faut-il la lire dans les lycées ? « M. Sarkozy a lancé une idée qu'il fallait reprendre au bond, sans exclure qu'il y ait une arrière-pensée politique. Il ne fait que son métier de chef d'État. Le respect dû à Guy Môquet dépasse la durée d'un mandat. Lire cette lettre, c'est positif. Il faut aussi l'expliquer : c'est l'histoire d'un jeune garçon qui voit son père arrêté, et décide de continuer le boulot. C'est exactement ce qu'on entend dans La Marseillaise : « Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n'y seront plus. »

Pour Raymond Aubrac, la vraie question est : a-t-on le droit de publier les dernières lettres de condamnés ? Et il se souvient de sa propre captivité, en 1943 à Lyon. « Un jour, on m'a lu ma condamnation à mort. Et j'ai, parmi mille choses, pensé à écrire une dernière lettre. À qui écrire ? Qui lira cette lettre ? Je n'ai pas eu à l'écrire, Lucie m'a évadé. Dans des circonstances extraordinaires. » Que l'on connaît par le livre de Lucie Aubrac et le film de Claude Berri. Écrire en prison ? On fusillait pour cela. « Un jour, le feldwebel a réuni les prisonniers devant un cadavre : il avait été surpris à correspondre. Ils ont confisqué tous les crayons. J'avais planqué une mine de graphite. Avec, j'ai écrit le dernier vers d'un poème sur la porte du cachot. Si vous allez en prison, un conseil: apprenez des poèmes. »
Élisabeth : « Je me souviens qu'à la maison, nous avions un recueil de lettres de condamnés. Maman nous laissait tout juste ouvrir ce recueil. »
La lettre de Guy Môquet appartient-elle à ce corpus de textes que l'on ouvre religieusement, en famille ?
Raymond Aubrac confirme : « La lettre de Guy Môquet est un texte sacré. »

Daniel MORVAN.
samedi 20 octobre 2007



mercredi 18 janvier 2017

Le 5 août 1944 à Ancenis, ils étaient enfants et virent la mort de près


La réédition un livre sur la libération d’Ancenis était, en janvier 2017, l’occasion de réunir les habitants d'Ancenis autour des derniers témoins d'une journée folle et meurtrière, où cinq Anceniens furent tués: le 5 août 1944.

Pierre Marin, avec sa fille Annick et son épouse Marie-Thérèse

Pierre Marin avait 17 ans: les deux morts, dans la laiterie


C’est le premier témoin capital de cette journée tragique où trois panzers allemands, lancés à toute blinde sur la N23, fondent sur Ancenis. Ils rejoignent leur base, à Liré. Et tirent sur tout ce qui porte uniforme, arme ou botte militaire. Une route sanglante au cours de laquelle ils se heurtent à une patrouille américaine envoyée en reconnaissance, et qui se termine sous les obus de la chasse alliée.
Une réunion à Saint-Géréon a permis d’entendre Pierre Marin: J’avais perdu six de mes parents dans le bombardement de Nantes, où les miens s’étaient rendus pour faire les courses de la rentrée scolaire au couloir du Sans-pareil, rue du Calvaire. Ils sont allés se faire tuer à Nantes. Le 5 août 1944, les Américains sont arrivés en reconnaissance pour tester la ville, et la déclarer libérée. Le premier char américain est arrivé là où le premier char allemand était arrivé en 1940, place Francis-Robert. Beaucoup d’Allemands étaient stationnés au sud de la Loire. Je vis un attroupement autour de soldats allemands de l’organisation Todt, des hommes sans armes du génie (mur de l’Atlantique). Puis des tirs, provenant d’un char allemand. Et ce fut une envolée de moineaux. Je me suis caché derrière la ferme du père Trichard, à la croix de Mission (Saint-Géréon). J’ai vu un gendarme tomber sous les balles, j’ai continué à fuir.
Je voulais rejoindre ma grand-mère sur l’île Coton. Mais les Allemands avaient la même idée, franchir la Loire, et j’ai fait demi-tour vers la ferme Trichard. C’est le grand-père qui m’a ouvert la porte de la laiterie. J’ai vu là les deux gendarmes morts. Puis c’est le trou noir, je n’ai plus aucun souvenir. Après la perte de ma famille, je suis resté traumatisé des années durant. Je fus pupille de la nation, souffrant de mille misères : tuberculose, otites, traumatisme. J’ai été recueilli dans cet état à l’hospice de Blain. C’est dans cette commune que j’ai rencontré ma femme Marie-Thérèse, et j’y ai construit ma vie avec elle.

Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse

Annick Burgaud, 10 ans, toujours hantée


J’étais une petite fille alors, cette belle journée d’août très chaude. Un appel de la poste d’Oudon avait prévenu Ancenis : trois chars allemands font route sur vous, ne restez pas dehors. J’étais là quand ils sont arrivés par Saint-Géréon, à la Croix de Mission. Ils ont mitraillé deux gendarmes armés, Jean-Yves Cevaër, un Finistérien, et Eugène Guiheux, de Messac. Les deux hommes ont été amenés au café Amédée. Je me rappelle ce pauvre homme, c’était Eugène Guiheux, baignant dans son sang. Cette image ne m’a jamais quitté, j’en pleure encore : le visage défait de l’homme, son regard fixe, sa gorge ensanglantée et les cris d’effroi de l’assistance. Quand la sauvagerie s’abat de cette façon, ça vous dépasse. Tout est devenu gris devant mes yeux, on m’a arrachée de là, pour ne pas que je fasse des cauchemars. Mais cette image continue de me hanter.

Marcel Pleurmeau a vu tomber Marcel Braud


La route mortelle des trois chars allemands se poursuit. Anne-Marie Berthelot, 29 ans, de Mésanger, était venue à la gendarmerie pour se renseigner sur son père, contraint de conduire des soldats vers Angers dans sa carriole à cheval. Elle sort de la gendarmerie, encadrée par les fonctionnaires en armes, au moment où passe un panzer, qui fait feu. Les gendarmes étaient visés, c’est elle qui tombe. Elle sera la première victime civile. Elle est transportée à l’hôpital d’Ancenis, où se trouve son mari blessé. Il n’apprend la vérité que le lendemain.
Au Puits-Ferré, tombe la quatrième victime: Marcel Vételé, 29 ans, chef d’équipe sur la voie ferrée, ciblé parce qu’il portait un brassard et un revolver.
Les chars débouchent ensuite rue Clemenceau où se trouvent les blindés américains. L’industriel Marcel Braud (il a fondé ce qui deviendra l’entreprise Manitou) sort de chez lui. Un témoin, Marcel Pleurmeau, se souvient.
Ce jour-là, âgé de 11 ans, près du passage à niveau, caché derrière un pilier, je vois les chars allemands qui descendent de la rue Clemenceau. Derrière moi, sur la place Francis-Robert, les Anceniens acclament déjà les Américains. Puis j’aperçois sur le trottoir, devant l’ancienne sous-préfecture, Marcel Braud sortant de chez lui avec un fusil. Une rafale est tirée sur lui, il s’effondre au sol. Un soldat allemand sort du char et l’achève: il sera la cinquième victime de cette traversée mortelle d’Ancenis.
"Je n'ai jamais manqué de fer"
Le blindé allemand poursuit sa route. Jacques Gradara était là, lui aussi. Mitraillé par le char parce qu’il portait des bottes allemandes (provenant d’une caserne) et blessé par la même salve : on lui a ensuite enlevé plusieurs fragments de balles, mais je n’ai jamais manqué de fer, dit-il avec humour.
Puis ce sera la fuite des blindés, harcelés par la chasse alliée. Les équipages abandonnent leurs chars sous un chêne au village de la Chênaie, et disparaissent. Les panzers sont pilonnés et constituent, après la Libération, un but de promenade dominiciale. Criblé d’éclats, le vieux chêne a fini par mourir.

Daniel MORVAN.



 
 

mardi 28 juin 2016

Musée d'histoire de Nantes: Des histoires intimes pour raconter les guerres



Le musée d’histoire de Nantes a ouvert quatre nouvelles salles consacrées aux périodes les plus sombres du XXe siècle.
« Ces salles sont toutes nouvelles? s’étonne Sébastien, 26 ans. C’est pourtant une étape indispensable pour comprendre l’histoire de Nantes. » Le Nantais fait découvrir la ville à son amie Ségolène, venue de Paris. Que s’est-il passé à Nantes pendant l’Occupation ? Comment les Nantais ont-ils vécu cette époque ? Grâce aux objets, les histoires touchantes des habitants durant les deux guerres se dévoilent sous nos yeux. Quand l’intime raconte la guerre, à travers ses vestiges: les effets militaires du paludier Pierre-Marie Legars, de Batz-sur-Mer. Des lettres d’amour envoyées depuis le front des Ardennes. Les coquetiers réalisés à partir de douilles d’obus.


Pour ne pas oublier


D’une guerre à l’autre, en passant par l’espoir, le Front populaire, les congés payés et le pacifisme. Cela commence par une chanson, diffusée dans l’escalier: Tout va très bien madame la marquise. A mesure que vous descendez, une voix vous glace: c’est Adolf Hitler, dans un discours de 1933.
Le groupe Collaboration de Nantes et ses 997 militants sera le plus influent de France en 1942. « J’ai été très frappé par cette lettre dénonçant le fait qu’« une juive prend la place d’une Française à la distillerie de Saint-Sébastien », avoue Sébastien. Ça résonne péniblement avec l’actualité. »
Douloureux aussi, ce témoignage de Victor Pérahia, arrêté à Saint-Nazaire en juillet 1942, à l’âge de 9 ans. « Ce jour-là, mon père m’a pris dans ses bras. Je me rappelle qu’il m’a regardé profondément, pensant que ce serait peut-être la dernière fois. Ce fut le cas. »


F. Dubray

Le château des ducs de Bretagne est visité par 1,4 million de visiteurs. le musée d’histoire de Nantes s’y trouve: 240 000 entrées annuelles, ce qui le place parmi les plus grands sites régionaux français. Quelle que soit sa durée, cette visite vous éprouve. Vous allez revivre la traite négrière. Vous étonner de la présence d’une domestique noire derrière une grande bourgeoise de la ville, sur un tableau. Vous émouvoir devant deux tranches de pain noir conservées par une mère de famille, pour que sa fille s’en souvienne plus tard, avec ce mot : « le pain que nous mangeons en avril 1942 ».
« En réalisant ces nouvelles salles, explique Bertrand Guillet, directeur du musée, nous nous sommes toujours posé la même question : où, dans ces années sombres, est la lumière ? » Elle s’est glissée dans les objets du quotidien. Une chocolatière artisanale, une bassine à confiture réalisée avec des chutes. Elle est aussi dans la présence de Justes, ceux qui mirent leur vie en danger pour sauver des juifs. Ils furent sept dans la région nantaise. Ils étaient cette lumière, qui nous guide à travers le siècle.


Musée d’histoire de Nantes, au château des ducs de Bretagne. Du lundi au dimanche, de 10 h à 19 h. Tarifs : de 5 à 8 € ; gratuit pour les moins de 18 ans. Réservation sur www.chateaunantes.fr ou au 0 811 464 644.