Affichage des articles dont le libellé est littérature. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est littérature. Afficher tous les articles

mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


...

coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

...

 ...

(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



mardi 23 mars 2021

48. Le père


À Ingrid

Moi la délaissée
Puisque ne pouvant porter haut le nom du Père
Puisque de la même nature mouvante que les flots
que la mer le ciel et les nuages
Puisque n’étant pas mes frères bien qu’aussi frêles que moi
Minces coureurs de pistes
N’étant qu’une brindille diluable dans l’Untermensch
Fille non porteuse du patronyme de surhomme
Ce nom du père
Je le porterai sur toute la terre avec mon prénom Lorelei
Ou Elina ou Astrid ou Ingrid
Ce père Panzer j’enfouirai les svastikas
Qu’il était fier de découvrir sur une photo ancienne
de sa propre maison: demeure prédestinée au génie (lui)
puisque la Wehrmacht y avait déployé avant lui ses bannières à croix gammées
Et l’avait choisie comme siège de son état-major
De même qu’il y avait établi sa propre famille comme
le nid d’aigle de sa domination (à lui)
— Ce même père fier de montrer l’absolue identité entre
sa signature (à lui) et celle d’Adolf Hitler, comme désigné
par la graphologie
pour succéder à la tête du Reich millénaire —
Moi la délaissée je porterai très haut ce nom du père
Que j’aurai enfoui dans un puits de couleur
Je serai célèbre dans toute la terre
Pour mes portraits de femmes.

lundi 22 mars 2021

44. La cour


Je pense à Louise Labé quand je revois à cette cour
De ferme où vécut ma mère
ce n’était point
Courtoise antichambre que cette place bourbeuse
Où elle eut froid et chaud, fut d’humeur gaie ou plaintive.
Christiane rêva-t-elle comme la Lyonnaise élégiaque
(Poétesse de la Renaissance qu’on nomme la belle cordière,
        car fille et femme de cordier
De même que mère était fille et femme de fermier)
d’embellir ces flaques
Afin qu’elles fussent miroirs de vie heureuse?

Reine d’une société brillante
Au premier plan de cette coterie lyonnaise
Avec son amie Pernette du Guillet
Louise chantait odes et carmes
        à la façon de Dante et de Pindare
Mère le fit à ses poules et ses pintades
Fredonna charmes et succès de Tino
En cette cour fangeuse qu’elle traversait déhanchée
cloître fermier délimité par étable, fumier, silo.


Il était l’endroit le plus sale de la terre,
                    ce cloaque
Que j’eusse voulu galerie de glaces où elle pût
se voir sourire et mirer une belle robe.

Sale resta la cour il eût fallu goudronner mais je crois
que cela coûtait — Eh quoi? Il reste l’image vive
D’elle encore Ô rires Ô soupirs
De mère seule boîtant dans son corridor de terre
Pour aller traire à l’étable de même que Louise
Aimait abstraire ses tourments sur une table.
— Ô ses larmes aussi
Puissent-elles recouvrir nos mémoires d’un goudron
miséricordieux et lui offrir un décor plus heureux
Pour s’éteindre qu’une cour boueuse

dimanche 14 mars 2021

40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète

L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.

vendredi 12 mars 2021

39. 12/03/21 Fraisiers

Fraisiers repiqués sous la pluie retour de façons d’être
Qui remontent le cours du sang sur le tranchant de la houe
Et gestes qui reviennent dans les terminaisons nerveuses
Tes racines tes racines dit la vieille complainte
De l’ortie neuve et de la grande consoude
Qui fait résurgence dans ce poème trente neuf
Tout cela sent le paradis perdu bien perdu
Et même le gardien des propriétés sacrées des arômes
des fumiers — en voici le fantôme:
L’homme du tour des terres est en bout de sillon
Comme une rumeur de mer en angle de parcelle
Un bruit de sabot un rêveur dans les arbres
Lui, le saltimbanque à ses manchons de charrue attaché
— Et plus tard, aux modernes quadrisocs, tracteurs Someca Nuffield
— Offrant à toute dépense son inépuisable réserve
Et son rire bref aux promesses vaines:
La voix de mon père m’accompagne dès qu’un peu de terre
Se trouve sous mon pas, il est là qui lâche quelques syllabes
Ainsi qu’une voix dans les hêtres
De sa voix faite pour héler de versant à colline
Quand l’oeil mesure les pluies brèves de mars
Qu’il rallume la cigarette en coin comme dans les films avec Wayne
Et sort l’une de ses phrases Hollywood
Tu peux creuser plus profond que la bêche
Mais pas faucher plus large que la faux
Je m’imagine l’entendre en ce parler intérieur
Qui est parole des morts et pain perdu

mercredi 16 décembre 2020

Poètes de Bretagne: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

 

Georges Perros

« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg

Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Poésie en siège tracteur

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.


Daniel Morvan.
 

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros

jeudi 5 mars 2020

Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien



Attendait-on Michel Jullien autour d'une joliesse de canotage populaire? Non sans doute, mais à quelle histoire doit-on, alors, s'attendre sous un titre comme: "Intervalles de Loire"? Récit d'un périple d'amis au fil du fleuve altier, cet ouvrage vient après Denise au Ventoux (2017), Les Combarelles (2017), L'Île aux troncs (2018). Trois dégagements vers des confins, des sommets, des gouffres, montagne, grotte ou île de relégation. L'homme, ancien alpiniste, "escalade" aussi les fleuves.
À bord d'un esquif d'aluminium, descendant le fleuve à la rame avec ses deux amis d'enfance, il use de cette merveilleuse liberté de voguer ouverte à tout citoyen par la Révolution française, dans une sobriété toute démocratique: "À l'instant du départ, personne ne nous vit appareiller, aucun salut, pas de mouchoir agité depuis la grève, aucuns falbalas d'adieux. La barque se coula en silence à la Loire, mue par les premiers coups d'avirons, malhabile, des manoeuvres de rame empotées, de peu d'atout, sans tempo, comme tordues."
Comment cela s'est-il décidé? Les trois amis vont avoir cinquante ans. Au cours d'une partie de campagne, ils regardent couler la Loire, penchés sur le parapet du pont de Nevers: que peut-on faire d'original, l'an prochain, pour fêter ces dix lustres? Une idée, sans plus d'émotion que ça: descendre la Loire à la rame. 848 km de développé pour la partie praticable en barque, plus les zigzags et les fausses routes, "parcourus en vingt six jours, jamais de gîte, de plafond ou de camping", d'île en île, de pont en pont, et il y en a cent vingt-huit d'Andrézieux à Saint-Nazaire.

"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"



Si la mode du canotage est née au XIXe siècle comme forme populaire d'un loisir aristocratique, le livre qui rend compte de cette aventure n'est aucunement un charmant périple sur le mode mineur, une nouvelle de Maupassant, bouquet de jolies phrases et de choses vues. En s'en tenant à la vibration sensitive au phénomène du fleuve, en se concentrant sur ce que le corps peut dire de l'aventure, le livre déjoue les attentes en matière de fluidité et d'insouciance. Michel Jullien fait l'économie des figures imposées en conjuguant une écriture d'une haute singularité, confinant au dialecte personnel, à une aventure sensorielle où les personnages sont des silhouettes, et les événements, des beautés stylistiques.
Le traitement proposé est celui de fragments, des "varia de l'oeil" et autres pièces fluviales assemblées comme au hasard d'un carnet de croquis, dans un désordre voulu, avec des "entrées" à mots clefs, "renifler", atomique", "jusqu'à Mitchum" (pour évoquer La nuit du chasseur), "écarts du fleuve", "aperçus citadins"... Chacune de ces proses formant comme un psaume monodique du visible, que l'objet en soit noble ou trivial, pont, village au bord de l'eau, île, super U, centrale nucléaire, cimetière.
Scénarisé et dialogué, ce huis-clos flottant eût formé un cadre pour une comédie à la Jaoui-Bacri. L'auteur sait d'ailleurs manier l'humour, tant dans la manière de camper une scène (ainsi l'exercice de navigation sur gazon, très Buster Keaton) que dans l'art de l'image: "l'eau changée entre le vert, l'écru et une couleur salive, avec des ballots d'écume isolés, derviches, omelettes, espèce de neige à la mélancolie". Sans parler de "Nénette", nom de baptême bombé au pochoir de sorte qu'il soit "rendu en miroir, à la surface de l'eau", ainsi inscrite littérairement autant qu'au quartier maritime. La figure humaine s'élude pour que subsiste la chance d'être ému par le fleuve, non dans une fiction, mais plutôt dans la manière de donner à voir, par les traits, touches, nuances, images ("un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane", ou l'envol d'un banc d'oiseaux: "trois, dix se défroissent, ils jettent les bras au ciel dans un bruit de carton"). On aimerait y voir quelque chose de Rousseau, au moins pour "le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection"(1).

Jules Renard, auteur totémique de la narration, arrive par association d'idées à partir de Chitry, bourg de la Nièvre dont Jules fut maire, région où Jullien acheta sa maison de campagne. Jules Renard, convoqué à dessein: L'auteur du Journal n'est-t-il pas l'homme de l'effet de réel, d'une éloquence économe qui s'obtient par allègement plus que par addition, dans une sobriété calligraphique? Et Renard n'aurait pas désavoué cette esquisse d'une femme qui franchit un pont alors que passe la barque des trois amis, s'accoude, "les jambes croisées derrière, à la Doisneau", et salue, "révérence d'une main à l'idée d'une récréation nautique".

Épaules de rameurs, ombres au bivouac, le soir sur les îles: on ne les connaît pas, on les voit, le narrateur et ses deux amis, désignés comme "l'un et l'autre". Des signes ténus, un murmure minimal rendent la vie plus qu'un dialogue, une notation psychologique. La "signature sonore" de chacun lorsqu'il saisit les rames, sa manière de souquer. C'est au cours de la rotation des places que se précisent les personnalités, mais ce sont des fiches de postes. À moins qu'on veuille y déceler la subsistance d'une structure tripartite à la Dumézil: celui qui travaille, celui qui décide de la direction et celui qui prie (pour la sûreté de sa barre).
Le banc de proue, celui où le rameur peut se reposer et "ravoir ses mains" devant le fleuve à livre ouvert, mais la place est "la pire" car elle se paie de l'obligation de "voir deux fois", d'abord le panorama fluvial réel, et sa réplique de papier réunie dans un compendium de captures d'écran, le Navigator, bible du forçat.
Le banc de poupe, la barre, enfer du gaucher qui doit inverser les consignes émises par la vigie.
Et le poste central: "Le voici donc, le banc B - la guillotine". En matière de grand témoin, il n'y a que le Hugo du "Dernier jour du condamné" qui puisse comparaître et confirmer que le banc B est une vision du monde. La souffrance des mains et une position dos au fleuve retranchent ce prolétaire rêveur de la vision frontale. Le banc B est celui de l'évanescence des choses, puisque ce pont dont on parle dans son dos, quand il entre dans son champ de vision, "n'advient pas, il s'abolit". Ainsi, la sensation est un fait de structure.


"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"



Ce texte éclaté, on aimerait pouvoir le lire avec naïf lyrisme, comme on écoute du Smetana à la radio, mais il s'avère tachiste, pointilliste, coupeur de cheveux en quatre, impressionniste affronté à un fleuve aussi résistant, comme objet littéraire, qu'une montagne. À charge pour l'écrivain de rassembler toute la diversité des paysages et des choses vues pour les unifier, les homogénéiser et exercer sur elles les décantations de l'écriture, pour en extraire un sentiment singulier, par une fusion et une dissolution des perceptions, souvenirs de navigation sur l'Amazone, anticipations sur sa vie future, déconstruction des figures du voyage, dévoyage d'écriture dans un flux de conscience unique. On ne sait s'il est fait d'émerveillement ou d'ennui, ou d'un autre type d'émotion, mêlant rêverie et minutie, qui n'appartient qu'à Michel Jullien.
Sur ce chemin on suit la marche du style, non point la frappe d'une chute imparable, mais la cloche lointaine scandant l'office à la déesse mimésis, qui permet de rendre réel ce que l'on montre. Il est alors possible de saisir comment la rudesse du voyage favorise le papillonnage sensoriel, à l'image de cette Loire "encline aux lubies saturniennes" qui possède "très tôt l'allure des fleuves qui ont trop duré" et "brouille les directions en de vastes boires", fausses pistes parfois longues de dix-sept kilomètres en aval de Varades. C'est la Loire excessive, diverse, amazonienne, odorante, de sable ("un grand fleuve de sable quelquefois mouillé", dit Jules Renard) et de vase. Un excès auquel les navigateurs se joignent, pris par le cap à tenir, les obstacles à éviter, retranchés de la ville par les odeurs du banc de nage, dans une solitude vertigineuse, pascalienne: "plus bas que ce qu'un chien retient des apparats terrestres, nous glissons sur un plancher situé en deçà du monde".
Toute phrase serait citable mais sans reconstituer le texte, observons l'entrée de Nénette dans les pleines eaux, celles où la quille, dont la robe d'aluminium est découpée d'estafilades, atteint enfin des profondeurs dignes de son tirant d'eau, observons comment ce petit moment d'effusion est extrait des souvenirs pour devenir ce moment de lyrisme tenu: "Alors les ramées s'enchaînent sans qu'il nous faille descendre, il y a maintenant ce qu'il y aura pour longtemps, des champs, des saules, des rideaux de verdure coupés à l'enclave des fenaisons, les heures informes, des mottes de terre à hauteur du regard, un fleuve brou de noix, des bovillons rouquins stupéfaits de notre venue au sortir des méandres, des entailles de lumière poignardées aux arbres, des impressions physiques d'action et d'inaction, la réalité écrasante de nos fesses appliquées aux bancs, les grenouilles faisant fête au mois de juillet. Partout des pêcheurs sur la berge." L'image n'est risquée que dans le tumulte modéré de l'énumération, c'est du bouillonnement traversé d'angles aigus, et ces "entailles de lumière poignardées aux arbres", plus qu'une notation de peintre, sonnent comme un aveu de foi dans un coeur d'athée.
L'empire du fleuve abrite assez de divinités pour combler les soifs de l'homme, même si son émotion est tempérée d'une ironie protectrice. La tonalité est douce-amère, mais les couleurs flambent.
Plus d'une fois le lecteur a rendez-vous avec l'étrangeté. Cette expérience est offerte, dès le début, dans la vision des pêcheurs sur les rives, vides d'identité et "syndiqués d'eux-mêmes", figures de la neutralité ("L'attente les prive de visage, elle les absout"), et démultiplication du même faciès au fil de l'eau, et dans lequel on craint de reconnaître le masque de la mort qui pêche. Étranges aussi ces dialogues inaboutis, échangés au cours des permutations du trio dont deux seulement peuvent parler et se voir, par dessus l'épaule du barreur.
On se pose sur "une caillasse de fauteuil sur la rive", pour l'encas de midi, qui n'est pas réellement accostage, puisque "l'eau continue son verbiage alors que nous mastiquons devant, la pupille abrutie de son cours, le débit en optique" (le fleuve en vue?). Ou l'étape, l'équipée victime de disette, au centre Leclerc de Gien. "Nous nous séparons dès les premiers rayonnages avec chacun sa liste, un galurin chiffonné sur la tête, nos mitaines à bout de bras, des démarches inaptes, un côté Alain Bombard perdu dans une grande surface." Puis revenir à l'habitacle de survie, "se tasser dans notre amande d'aluminium, trois personnes dans quatre mètres carrés (...), s'en remettre à la coulée liquide, à la lisière du temps".
Autre rapprochement étrange à qui ne pratique pas l'alpinisme, l'alpe et le fleuve. On a bien comme riverain la sensation qu'un fleuve contient sa propre altitude, et Pierre-Henri Frangne (2) est là pour rappeler que le latin "altitudo" désigne à la fois "l'élévation d'une montagne, mais aussi la profondeur la plus basse d'un fleuve". En commun, les deux massifs proposent une certaine expérience du temps aux limites sans cesse repoussées, une absence de conclusion, une fugacité: "Que se passe-t-il? Je suis venu vérifier mon absence dans plus grand". Et au retour de tout cela, vérifier que cela est sans retour. Que des chocs, de l'âpreté de la confrontation, on ne ramène que peu de choses exactes, car l'ensemble écrase le détail: "une fois revenu, ces endroits baignent dans un défaut de mémoire, il ne reste que l'idée de montagne, l'opinion d'un fleuve, des amalgames." Mais cependant l'expérience est si forte d'avoir conquis les sommets alpins qu'elle revient à chaque fois que l'on se porte aux limites de l'espace, dans ces "ailleurs du monde" dont on ne ramène aucun échantillon.

Les ponts sont des êtres mythologiques dans cette navigation de moines irlandais, portant "moustaches d'écume à la Loire" et faisant les gros yeux de leurs arches. La recherche des îles fortunées, sans bouses de vache et sans trop de coassements, s'achève le soir autour d'un feu sur "un petit Sahara d'un hectare", content de retrouver entiers les compagnons aperçus de dos ou à demi-occultés, "palabres autour des braises", sans songer à lire ni aquareller. Le seul livre emporté, un Malaparte, sert d'allume-feu (autant dire qu'on y laisse la peau), et quelle réponse encore à qui pourrait croire que les mots auront, en toute fin, le dernier mot. À partir de Candes-Saint-Martin, la Loire navigable et balisée fait chômer la vigie. Moment choisi pour une étude comparative des conditions de marcheur et de rameur, unis par des vicissitudes telles que le roulage matinal de duvet. Le piéton bénéficie des rencontres, de la liberté de s'arrêter à tout instant, mais il est écarté du fleuve par des barbelés et des contournements en progressant vers l'estuaire. Paradoxe, "le marcheur manque de chemins" quand les navigateurs taillent la route comme s'il avaient un pass Navigo en poche. Point de tourisme urbain, mais une écoute des mutations, des multiples transitions du fleuve vers l'autre fleuve (ses intervalles), de l'eau douce à l'eau salée, du courant latéral au courant frontal, les vives eaux obligeant à mettre en panne jusqu'à l'étale. "Décidément la Loire aperçue depuis le pont de Nevers s'arrête à Ancenis, nous ramons sur un fleuve gagné des haut-le-coeur de la mer." Désenchantement des sommeils dans des bâches de chantier, et la vue d'une ville pimbêche, fille Goriot, ingrate envers son fleuve: "Nantes un peu autolâtre, comme si elle avait autre chose en tête, l'Erdre, son petit dernier." Et Michel Jullien se tourne vers un marcheur, Thierry Guidet, qui dans La Compagnie du fleuve, relevait: "Des villes se sont détournées du fleuve, aucune avec autant de sotte détermination en décidant de combler quelques uns de ses bras entre les deux guerres et, pour faire bonne mesure, de détourner l'Erdre et de la confiner dans un tunnel" (3).
Nantes où "la petite Nénette est rendue au pays des géants", pétrolier, cargos, le looping du pont de Cheviré, centrale thermique... Jusqu'aux "maisons enfantines" de Paimbœuf. Le marin qui cherche de l'oeil un café ne sait pas encore qu'il a déjà rendez-vous avec son propre futur, là, devant un café matinal, et que quelques années plus tard (d'un dégagement à un engagement) il rejoindra la communauté des Paimblotins, semblable à celle des lotophages de l'Odyssée, terre si hospitalière qu'elle prive les marins de toute envie de repartir. Le sortilège permet cependant de prolonger le voyage magique jusqu'au ciel, là où, affirme Michel Jullien, la Loire trouve son embouchure.

Daniel Morvan

Michel Jullien: Intervalles de Loire. Verdier 2020, 128 pages, 14€. 

Edition limitée illustrée par Dominique Leroy, 15 illustrations intérieures, une lithographie originale sous rabat, numérotée et signée des auteur et illustrateur. Pour souscrire, écrire par mail à lau.biaune@gmail.com


1: Jean-Jacques Rousseau: Les rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade.
2: Pierre-Henri Frangne a co-signé avec Michel Jullien un très bel ouvrage dont l'écrivain est aussi l'éditeur: Alpinisme et photographie (1860-1940), Les éditions de l'amateur, 2006.
3: Thierry Guidet: La compagnie du fleuve, joca seria, 2004, rééd. 2010.


Do Fournier: Portrait de Michel Jullien ©

samedi 7 décembre 2019

Pari Texas (Le bruit des tuiles, de Thomas Giraud)

Victor Considerant

Thomas Giraud aime les perdants. Jusqu'à créer une sorte de genre littéraire, l'histoire d'échec, comme il y a les success stories. Après La Ballade silencieuse de Jackson C. Franck, qui conte le destin de celui qui aurait pu être un autre Bob Dylan, voici celle de Victor Considerant, sans accent sur le "e". Comment faire échouer une grande idée? En tentant de la réaliser. Le livre en développe le mode d'emploi, sans jamais céder à la tentation de moquer l'utopiste, avec une tendresse certaine pour ce qu'il assume d'universel en poussant un peu plus loin le rêve de société idéale. En 1855, un ingénieur et polytechnicien français développe l'idée d'une communauté sur des terres près d'un village isolé du Texas, qu'il appellera Réunion. Il recrute des colons suisses et français, et donne des conférences où tout est embobiné de manière scientifique, à partir d'un petit ouvrage de sa main, constitué "d'extrapolations" à partir d'un séjour aux Etats-Unis, de "quelques souvenirs de bivouacs dans les Vosges transposés pour les besoins de la cause dans le Nouveau Monde, de quelques idées de Rousseau", le tout mixé avec les principes de Charles Fourier et un peu de mathématiques. Thomas Giraud démonte la mécanique mentale d'un penseur qui se laisse prendre à son jeu, conformément à ce que l'on croit savoir de l'utopie, construction littéraire et vertige d'une construction imaginaire avant d'être mise en oeuvre. Ainsi Considerant se découvre écrivain et orateur. Il sait brasser les mots, en choisir qui "ne doivent pas se mélanger au risque de tomber comme on tombe d'un cheval monté à plusieurs, comme ces tuiles qui tombent car mal posées sur des murs trop instables". D'où ce titre qui en évoque un autre, promenade littéraire dans un autre continent rêvé:"Tuiles intactes et jades brisés" (Philippe Picquier, 2003) de Lisa Bresner. Conscient de sa facilité à échafauder, Considerant bétonne. "Sa démonstration est bien préparée mais il se sait au nombre de ceux dont l'enthousiasme déborde enjolive mélange fait se chevaucher tournoyer s'empiler mots, idées et concepts et il ne voudrait pas qu'il y ait là quelques fondations instables pour ce grand projet. Il s'empêche et pour être tenu, ligoté presque par ses propres mots, sa démonstration, il a deux parties, deux sous-parties et à l'intérieur encore, deux autres sous-parties, des poupées russes emboîtées qu'il ouvre patiemment en prenant le temps de respirer longuement, une, deux, trois ou quatre respirations complètes entre chaque idée." Ainsi est démontée la mécanique de l'échec, qui commence par une obsession de la forme rugueuse, un certain perfectionnisme dans l'ânonnement, une diction de prédicateur: "perdre une consonne vous disqualifierait pour le grand projet de Reunion." Au bout de toutes ces envoûtantes conférences, il y a la réalité du monde meilleur prôné par le prophète: Le pari Texas se perd dans un désert asséché, des "terres vaines, inutiles, stériles et pouilleuses", au milieu desquelles il ne sait que répéter les vieux principes, "ne trouve rien d'autre que du vide à reformuler, de vieilles idées fades et collantes comme un vieux bonbon à ressasser". Le Moïse du Nouveau monde se révèle grand diseur et piètre faiseur, même s'il se fait aider par Leroux, un paysan plus pragmatique. Jusqu'au premier mort, Reunion est un western rêvé par des Français et des Suisses lecteurs de Proudhon et Babeuf, qui ont tout prévu sauf les sauterelles, après lesquelles tous les mots sont creux. Reste une belle histoire, qui suggère que l'échec n'annule pas les rêves des hommes, qui peuvent au moins en tirer de beaux livres.
Daniel Morvan


Thomas Giraud: Le bruit des tuiles. Éditions la contre allée, 280 pages, 18,50€

mercredi 13 novembre 2019

Vie de Brendan: le voyage fabuleux revisité comme une partition

Robin Troman


Dans son premier roman, le musicien Robin Troman revisite la légende du moine irlandais, rendu célèbre par ses "navigations aux îles fortunées". Cette version contemporaine ne prend pas pour héros le moine né à Clonfert (Irlande), mais un jeune breton né quelques siècles plus tard. 


En revisitant la vie du célèbre saint irlandais Brendan, dont il existe déjà plusieurs «vies» et « navigations », quel était votre projet?

A-t-on vraiment un projet ? Une histoire est là, il faut qu’elle sorte. Puis elle génère son langage et ses règles.
Il y a très longtemps, j’avais imaginé, avec le comédien et metteur en scène Michel de Maulne, un spectacle poétique et musical à partir de ces Vita Brendani médiévales. Ce projet n’a jamais vu l’ombre d’une réalisation. Deux décennies plus tard, en survolant la Manche, j’ai noté le canevas d’une navigation féérique, qui conduirait un équipage d’île en île à travers l’Atlantique Nord. J’ai oublié ces feuillets dans la poche du veston que je portais à l’époque, et quand je les ai retrouvés encore une dizaine d’années plus tard, j’ai commencé à rédiger La vie de Brendan.

Mais cette rédaction nouvelle n'est pas la copie contemporaine d'une histoire ancienne?
En effet, mon héros n’est pas le saint abbé de Clonfert, c’est un jeune breton qui vit plusieurs centaines d’années après lui. Oui, j’ai emprunté au Brendan du poète anglo-normand Benedeit (XIIe siècle) des noms, des rencontres, des paysages, et la forme générale du voyage ; mais tous ces éléments sont décalés, inversés, recomposés. Brendan refait, à son insu, quelque chose comme la navigation de son illustre homonyme. Comment situer alors mon texte par rapport aux Brendan historiques ? Disons que c’est un surgeon, qui a poussé un peu de travers, sur la vieille souche de ce corpus médiéval.

Quelles sont les sources imaginaires de ce roman?
Enfant, j’ai baigné dans un univers de contes et légendes. J’ai voulu en faire ce chaudron, comme l’indique la dédicace à mon père Morley Troman, c’est-à-dire une matrice d’où l’on peut renaître, comme dans toutes les mythologies. Les mythes ne sont pas des objets d’étude ou de décoration : ils sont vivants, actifs, réactifs même, ils peuvent nous aider à trouver un sens à ce qui nous arrive ici-bas. Il faut les vivre, les actualiser, les transfigurer.
Visibilia et invisibilia : ce sont pour moi les deux mots les plus importants du Credo. Comme Brendan le gnostique, l’hérétique (c’est à dire, étymologiquement, celui qui choisit) je crois qu’il est toujours possible de trouver et suivre le fil qui relie le visible à l’invisible. Je m’insurge contre les positivismes qui prétendent qu’il n’y a rien au-delà du relevé précis des lignes et des surfaces, et qui réduisent l’Etre à la Manifestation.
Alors j’ai greffé de l’irréel dans le réel, j’ai brouillé les pistes. Les personnages, les lieux et les évènements de « La vie de Brendan » oscillent, sur une ligne de crête, entre l’exactitude historique et géographique, et la plus pure invention. J’ai toujours eu une grande admiration pour les faussaires.

S'agit-il donc d'un roman initiatique, voire ésotérique?
Il sera catalogué comme tel, certainement. Entendons-nous alors sur le sens d’initiatique, qui n’est certes pas la délivrance de vérités supérieures mais seulement, comme le veut l’étymologie, le fait d'initier, de commencer. Roman poétique, oui, car prose et poésie sont fondamentalement la même chose, et que seule diffère la distance focale prise par l’auteur vis à vis de la langue : aussi existe-t-il mille étapes entre la prose et la poésie. Roman ésotérique, symbolique ? Ce sont des mots qui ont mauvaise presse, mais je les assume à condition de préciser qu’ésotérique désigne simplement ce qui est à l’intérieur, et que si le symbole génère à présent autant de malentendus, c’est parce que nous en avons perdu l’usage en le ramenant à la dualité du signe. Comme le souligne le peintre, poète et philosophe Pierre Dubrunquez, le lion n’est pas le signifiant du signifié soleil, mais le soleil lui-même, sous l’une de ses épiphanies. La rose peinte par le miniaturiste persan n’est pas l’image d’une rose ayant fleuri tel jour dans tel jardin : elle est cette rose dans un de ses multiples actes d’être.

Votre démarche d’auteur a-t-elle quelque rapport avec votre démarche de musicien s’attachant à faire vivre et revivre des pages souvent oubliées de la musique baroque?
Je crois d’abord que toute littérature est musique. C’est évident pour la poésie, mais c’est vrai aussi pour le roman, et un texte qui perd son oralité court le risque de se dessécher, de n’être plus qu’un cimetière de mots. J’entends les phrases, avant même de comprendre ce qu’elles expriment. Puis je m’approche, et je distingue les mots, les idées.
Le mot écrit est un mot de substitution. Le premier mot est vibration, déplacement d’air, physique, concret, qui se réfléchit de paroi à paroi dans une salle dallée de marbre, qui se clame dans un amphithéâtre à ciel ouvert, qui se chuchote à l’oreille.
Les mots gravés dans l’argile ou la pierre, tracés à la craie, au pinceau, imprimés sur une feuille de papier, tous renvoient à une phonè primitive.
Je préfère phonè à verbe. La phonè nous permet d’être à la racine commune du mot et de la note de musique, dans une strate profonde où la phrase parlée et la mélodie sont encore indissociées. Jean nous dit que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans cette phonè. Elle est la vibration initiale qui fait apparaître le monde.

C'est aussi ce qui définit votre démarche de musicien?
J’appartiens à ce courant de pratique musicale qu’il est convenu d’appeler, d’un terme inélégant et qui ne désigne qu’une partie de la réalité, interprétation historiquement informée. Cela veut dire que pour jouer les musiques des siècles passés, nous prenons en compte, directement et indirectement, toutes les informations dont nous disposons sur la facture, le diapason, l’accord des instruments, à travers les ouvrages théoriques et pratiques, ainsi que les disciplines associées comme la danse, la rhétorique, la liturgie etc…
Le but n’est pas, comme on le laisse croire, d’aboutir à une reconstitution historique, mais de mettre en avant cette vérité fondamentale et commune à tous les arts: que l’œuvre est le fruit d’une dialectique entre l’idée et le matériau, et que les caractéristiques de ce dernier modifient grandement (voire déterminent entièrement) l’idée initiale de l’artiste, comme une veine dure que le sculpteur rencontre dans le bois va infléchir la direction et la force de ses coups de ciseaux. Mépriser ou négliger le matériau – et j’entends matériau dans un sens très large – revient alors à défigurer l’œuvre.
Notre rapport à l’histoire est donc vivant, fécond. La rigueur, l’exactitude de nos informations n’ont de valeur que transmuées en plaisir, en émotion. En écrivant La vie de Brendan, je n’ai peut-être fait qu’appliquer à une fiction cette approche musicale. On ne saura jamais, au fond, comment sonnaient les œuvres de ces époques reculées, comment les gens les entendaient, ce qu’ils ressentaient, ni quelles pensées les visitaient au réveil et quel goût ils avaient le soir dans la bouche ; mais le travail vers cet objectif favorise l’éblouissement d’une page ou d’un moment musical, qui est toujours une grâce.

Ce texte est-il aussi pour vous une façon d’écrire le récit ou le mythe de vos origines? Auriez-vous écrit ce livre si vous n'étiez pas le fils de Shula et Morley Troman, parvenus en Bretagne, après s'être rencontrés dans un camp, au terme d’une longue "navigation" dans ce qu'on appelle les eaux mouvementées de l'histoire…
Ce ne fut pas toujours facile de porter cette double hérédité judaïque et britannique, surtout en essayant d’y incorporer une patrie choisie, la Bretagne ! J’ai souffert, à l’école, d’avoir des parents qui n’étaient français ni l’un ni l’autre, et qui surtout ne faisaient rien comme tout le monde. Passées les humiliations et frustrations de l’enfance, j’en ai conçu une certaine fierté. Moitié anglais, moitié français, disais-je pour faire simple, sans savoir alors qu’on n’est jamais moitié-moitié, mais entièrement l’un et entièrement l’autre. Je n’ai pas oublié non plus les leçons de mon professeur de philo, au lycée de Lannion, Emmanuel Nikkiprovetski, qui devant nos enthousiasmes d’adolescents avides de découvrir la racine, la clé de toutes choses, nous mettait en garde contre la problématique de l’origine, qui n’explique pas tout, disait-il. L’origine biologique, nationale ou sociétale, on s’en moque. C’est un piège pour nous fourrer encore dans des petites cases (furieuse passion de l’homme pour la classification !) Mais le mythe de l’origine, oui – plus fécond que celui de la fin – est intéressant.

Alors, Brendan correspond-il à ce mythe ? 
Pas tellement. On n’y trouve ni cette Mitteleuropa ni cette Olde England qui me hantent. Un jour, certainement, je donnerai corps non pas à un mythe, mais à un récit, un récit fondateur, celui, mille fois entendu dans mon enfance, du camp de prisonniers de Vittel où mes parents furent incarcérés. Le Camp. Toutes les histoires sur la vie de cette société fermée, microcosme reproduisant les tares aussi bien que les solidarités de la France occupée, monde en sursis qui fut l’endroit où la route de mon père, étudiant anglais capturé par les allemands à Jersey en 1940 puis déporté dans un stalag en Bavière et finalement nommé professeur de dessin et de littérature pour les prisonnières, croisa en 1943 celle de ma mère, Shulamith Przepiorka, née à Jaffa, fille d’émigrés juifs rattrapés par l’histoire (1). Et le dramatique épisode final des Polonais en transit, que mes parents, impuissants, virent repartir vers les chambres à gaz après avoir cru qu’ils en étaient sauvés. Les eaux mouvementées de l’histoire…

Recueilli par Daniel Morvan

Robin Troman: La vie de Brendan. Éditions le Moustier (Langoat), 2019. 204 pages, 17€

1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.


dimanche 29 septembre 2019

Blandine Rinkel: Postures et impostures




Blandine Rinkel dans l'univers du pseudonyme © D. Morvan


Débarquant à Paris pour ses études, Océane décide qu'elle ne s'appellera plus Océane mais Blandine. La raison? "Quand on est grande, blonde, et qu'on s'appelle Océane, on craint certains soirs de ne plus faire qu'un avec son propre cliché". Changer de prénom résoudrait un problème d'image de soi et un complexe de provinciale honteuse de ses origines. Cela devrait même lui ouvrir les portes de la bourgeoisie parisienne: "A cette époque, tu peux encore tout à fait te perdre toute la journée dans Paris, toile d'araignée, piège de soie qui te capture".
Remarquée pour L'abandon des prétentions (Fayard 2017), très beau portrait de sa mère, Blandine Rinkel analyse dans ce second roman les fasseyements de l'identité, le glissement dans l'univers risqué du pseudonyme. Cette histoire de mutation post-adolescente a pour arrière-plan un drame de la fascination: celle éprouvée par l'ex-Océane pour une amie-miroir, un coup de foudre d'amitié: Elia. La "métamorphose pour tous" n'est-elle pas un droit? Pour faire sa place dans le monde, ne faut-il pas essayer plusieurs versions de soi-même avant de pouvoir dire "je"? On se laisse porter par l'humour d'un portrait qui est l'autoportrait d'une romancière aux multiples talents. Derrière la blonde cérébrale qu'on découvrait il y a trois ans en pleine page du Monde, se cachait donc une lycéenne "perdue sur le grand échiquier des postures", et des impostures.

Daniel Morvan


Blandine Rinkel: le nom secret des choses, Fayard 2019. 298 pages, 19€

jeudi 7 mars 2019

Pourquoi j'ai écrit L'orgue du Sonnenberg



Entretien avec Marie-Hélène Prouteau à propos du roman L'orgue du Sonnenberg

Daniel Morvan, après avoir placé votre roman précédent dans une presqu’île radieuse, vous placez L’orgue du Sonnenberg dans un décor alpestre à la fois réaliste et qui tient du paysage de fantaisie, une abbaye de facture toute habsbourgeoise et un décor de lac et de sommets. A quoi correspondent les lieux dans ce roman ?

Le cadre du roman revêt les apparences d'un décor de fantaisie, comme la toile de fond d'un opéra baroque. C'est aussi une manière d'investir un délaissé de l'imaginaire, une zone libre loin des principaux théâtres d'opération. Le Sonnenberg entretient aussi quelque parenté avec le château de Manderley, décor de Rebecca. Et le nom Ashley sort tout droit de Ma cousine Rachel. La vérité? Le Sonnenberg, c'est l'enfer. Pour le décrire, il faut l'énergie des cimes, des glaciers. Il faut la magie de la montagne. Et une touche de roman populaire pour ne pas se sentir trop seul dans cet internat ultra-surveillé, comme l'étaient ceux des années soixante. Puisque l'année 1965 dont il est question, c'est encore notre présent.



Votre roman frappe par son foisonnement, il mêle les époques par de nombreuses échappées débridées : les sixties, la Carthage romaine, une histoire de facteur d’orgue exilé au 18e siècle, le 20e siècle et la construction de l’abri antiatomique du Sonnenberg. C’est son côté très romanesque, baroque même. Comment se construit votre livre ou s’est construit ? D’où partez-vous ?



D'un orgue, d'une fascination pour celui des instruments qui, entre tous, semble parler tout seul, de loin. Un orgue réel, sauvé des lisiers, et devenu un instrument légendaire au cœur de la Bretagne, pour lequel les plus grands organistes font le voyage: Gustav Leonhardt, Karl Richter, Scott Ross... C'est aussi un orgue mythique, une bête faramineuse qui vient remettre les pendules à l'heure et rappeler que nous sommes tout cela, la peur atomique, les jeux du cirque, Bob Dylan et la musique de Buxtehude, Bach et Telemann. Ashley absorbe tout, comme l'Aleph de Borgès, cet objet métaphysique permettant de tout percevoir. Il est le monde tel qu'il apparaît dans toutes ses virtualités à un adolescent sous chape. La superposition des couches temporelles tient au fait que tout personnage est un noeud de cultures et d'histoires, qu'il aimerait défaire pour se sentir libre. Yves Bescond, éditeur de ce livre, m'a suggéré de dépayser une histoire qu'il trouvait trop ancrée dans le local: J'ai cherché, au hasard, et le Sonnenberg est sorti du Robert des noms propres. Il suffisait de suivre ce nom et de construire la Suisse autour de lui. Une Suisse qui m'est chère, puisque mes deux enfants y poursuivent leurs études musicales et que, par ailleurs, Jean-Luc Godard y vit.



Pouvez-vous nous parler de cet orgue "qui joue tout seul"? Quel lien entre celui qui semble être le personnage principal et la finalité du récit ? N’a-t-il pas un rôle d’initiateur dans ce roman d’apprentissage insolite ?



Oui, l'orgue est un instrument complexe, presque un être vivant, organique. On penche ici, à travers les images, du côté des poupées articulées de Hans Bellmer, des automates terrifiants de Hoffmann, dotés d'inquiétante étrangeté. L'orgue finit par être la Peur faite machine. Ashley est un monstre, un orgue-loup, une figure du dieu Baal, divinité de la terre, dans lequel Émilien projette ses hantises d'adolescent. Toutes ces images de mutation, de métamorphose nocturne et de pulsion lycanthropique ont un rapport avec les élans de l'adolescence, Ashley me semble être l'adolescence même, dans son aspiration à s'arracher aux fixités adultes. 


Le protagoniste Emilien Jargnoux est en effet un adolescent timide et gêné par son bégaiement. Il se réfugie dans les rêves, pour fuir le réel et ce père boucher qui a pour lui des visées de réussite sociale. Est-il représentatif de cet âge adolescent, de son énergie, de ses fantasmes?



La construction d'un monde de rêve est peut-être aussi la réponse à l'enfermement et aux prosaïsmes d'un monde sous contrôle, qui fait bégayer Émilien. Le réel qu'on n'a pas élaboré en rêve est une tombe précoce. Emilien se refuse à un avenir de garçon boucher, il mange sa langue. Il prépare son évasion mentale, cherche des armes dans les livres, il tente de se construire un langage. L'orgue Ashley, soudain volubile après des années de mutisme, apparaît aussi comme un allié: c'est la vie qui cogne de l'autre côté du mur. Ils communiquent comme des prisonniers, par sons codés. Emilien s'éprouve comme enfant qui ne parle pas encore vraiment avec ses propres mots, mais tente malgré tout d'adhérer au rôle imposé par son père - "j'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets" dit Sartre. Les sons de l'orgue jouent alors le rôle d'appel, au sens religieux du terme, comme on dit qu'une vocation vous appelle: Dieu ou la littérature, qu'importe.



D’un roman à l’autre, l’on retrouve chez vous l’idée d’une petite communauté  autarcique comme dans Lucia Antonia funambule. Pouvez-vous nous parler de celle du pensionnat Saint-Magloire ?



Cette communauté possède un modèle: la cellule paysanne. Celle dans laquelle naît et grandit un enfant des années soixante, transvasé d'un monde clos à l'autre (famille, internat). Certes, cela fait très "île aux fous". Roman pastoral, antiquité idéale, préciosité, théâtralité, artifice, cruauté sadienne, style alambiqué, goût des masques, défaut de réalité, appétence pour le grotesque, robinsonnade, j'accepte tout, je plaide coupable! Et je saurai, s'il le faut, prouver la réalité de tout ce que j'avance.

L'orgue est une utopie


L’imaginaire de l’abbaye telle qu’on la trouve dans le Nom de la rose et dans les burgs et le romantisme allemands se mêle à l’imagerie des romans gothiques et fantastiques. Mais détourné sur un mode drolatique, onirique. On n’y croit pas vraiment à cet orgue qui joue tout seul. Y a-t-il chez vous dans l’écriture un côté jeu, fabulation ?

L'écriture est la continuation du jeu enfantin par d'autres moyens. L'orgue est une idée, une transcendance, un ferment de révolution dans l'abbaye. La littérature populaire constitue l'étoffe de ce "personnage". Auprès des fantômes tirés à quatre épingles de Henry James, des fictions métaphysiques de J.L. Borgès, Ashley n'est-il pas cousin d'une certaine Plymouth Fury 1958 qui, sous le prénom de Christine, apparaît chez Stephen King? Ashley est aussi cousin breton de l'orgue que Louise Michel aimait jouer, et de celui de l'Harmonie de l'utopiste Charles Fourier. L'orgue met le corps entier en mouvement et "arrache l'enfant à ses ennuis et ses disgrâces, dans un essor intégral des facultés et des attractions de l'âme", écrit Fourier... Peut-on mieux dire?



Ce roman met à nouveau en scène des jeunes filles fantaisistes, qui dansent dans le « corridor des images » derrière des masques en plâtre. On retrouve la place des exercices d’un corps funambule. A quoi correspond chez vous cet émerveillement pour la musique et la danse ?

Pourtant cette histoire semblait devoir pencher totalement vers la figure paternelle et ses silences. Le livre est dédié à mes deux disparus, père et ami -- Hervé et Luc. Mais la funambule apparaît à nouveau à travers ces tableaux vivants que je projette comme sur une scène. L'orgue du Sonnenberg devait être un roman du masculin, et les personnages les plus hauts en couleur (les plus "intéressants"?) sont ceux des "méchants", les abbés noirs: le trouble préfet irlandais Furic'h, et le camarade nietzschéen Boxberg. Moins captivante sans doute, plus idéale, la funambule revient comme un thème obsédant, figure de l'éternelle jeunesse dans cette "khâgne de province" (pour reprendre l'expression de Pierre Campion). Elle revient comme la Lola de Jacques Demy. A propos de cette insistance malgré soi des thèmes et mythes personnels, songeons encore à l'anecdote où Michel Legrand révèle à Jacques Demy ce qu'il ne sait pas encore à propos de son propre projet: "Mais ton histoire, mon cher ami, ce n'est rien d'autre qu'une comédie musicale". L'histoire en question, excusez du peu, c'est Les parapluies de Cherbourg. Quelque chose de très audacieux. Il a osé la mièvrerie apparente, tellement détestée des adulateurs de John Wayne et Clint Eastwood, pour mieux parler de son temps. Le langage en est certes emprunté au conte, à la comédie américaine, mais "au bout du conte" c'est une histoire universelle qui s'est imposée à Demy. On peut donc ignorer le sens de ce qu'on a écrit. Et dans cette présence de la funambule, je vois maintenant la rémanence d'un thème qui est bien plus qu'un "motif qui court dans le tapis" mais un deuil devenu figure.

Sans doute, mais derrière ces parades qui rappellent la musique baroque, où est l'engagement de l'écrivain? Où est le réel dans tout ceci?

On s'engage dans la conscience des histoires qui nous traversent, en s'en rendant maître. Parler de l'engagement sans le porter comme un boulet, ce serait aussi parler du possible "devenir révolutionnaire" d’Émilien Jargnoux, fils de boucher, bègue, liseur, et "écrivain pour sa marraine". Au début du livre, Emilien fait ouvertement du remplissage, du copié-collé de ses rédactions de cinquième. Puis le monde et Ashley répondent à ses attentes, et ce qu'il a tant espéré, les orages désirés se lèvent. La musique fait de lui un être parlant, capable de nommer ce qu'il ne voit pas. Elle est l'utopie. Elle est l'intensité de la vie rêvée. Tout cela est en effet baroque, en tant que mise en scène de la démesure. Mais l'engagement est aussi dans l'arrière-plan des histoires. Ainsi celle du personnage de Sylvie jetée au couvent. Il semble venir d'un conte du dix-huitième siècle? Il m'a été racontée par une voisine nantaise. Elle avait réellement vécu cela, être jetée au couvent après avoir été raflée à treize ans dans les rues par la police, pour subir des brimades jusqu'à sa majorité, comme d'autres jeunes prolétaires. On peut dire que c'est de la littérature gratuite, on peut aussi imaginer en Sylvie, la captive du Sonnenberg, une soeur de la prolétaire cloîtrée aux soeurs blanches de Nantes.



Cette parade fantasque peut faire songer au cinéma, un art auquel vous avez déjà touché quand vous étiez étudiant à l'ENS de Saint-Cloud. Est-ce que cela pourrait donner matière à un film ?

Le cinéma qui m'intéressait, à une époque, était celui de Flaherty, de Dziga Vertov, de Huillet et Straub. Aucun rapport avec le réalisme magique: C'était un cinéma du réel injecté dans une fiction. Un film d'études assez âpre a d'ailleurs été tourné avec quelques camarades animés du même goût de l'image, comme leur parcours l'a ensuite confirmé. C'était une tentative d'essai sur la mort de la paysannerie, sous le titre L'Assolement. On y voit un paysan réel devenir au fil des images comme un personnage, un héros tragique qui descend aux enfers du productivisme. Le film est monté dans l'ordre du tournage, et l'on voit comment nous nous approprions peu à peu l'outil caméra, jusqu'à la séquence finale sur le petit paysan prolétarisé, Paul Laudrein. Certaines séquences de ce film quasi perdu gardent une valeur au regard de la destruction des campagnes. L'onirisme du Sonnenberg participe de la caméra autant que du stylo. Pour la rime, il appellerait le style Cronenberg, mais c'est à Dario Argento que je demanderais des leçons s'il fallait tourner ce film imaginaire, avec une dimension opératique forte. Il y aurait des mouvements de caméra subjective, au long du corridor des images. Oui, on se déplacerait comme à l'intérieur d'un organisme vivant, et les héros du film seraient pris par les sons, absorbés par leur interprétation. Toutes les images conduiraient Émilien et Vivia Perpetua vers les sons, ils seraient les chemins de leur liberté. 



Recueilli par Marie-Hélène Prouteau, avec l'autorisation du site Le capital des mots, et modifié pour le présent site



Entretien pour "Le capital des mots"

L'orgue du Sonnenberg, éditions Diabase
176 pages ; 18 x 12 cm ; broché
ISBN 978-2-37203-023-6
EAN 9782372030236
Aux bien aimés à Nantes et sur les plateformes chapitre.com et lelibraire.com

Prochaines rencontres:

La Gède aux Livres à Batz sur Mer, samedi 6 juillet à 18h

30e festival du livre en Bretagne, CARHAIX les 26-27 octobre 2019

Rencontre au théâtre de LA RUCHE (NANTES), jeudi 14 novembre 2019


Festival du livre de Guérande les 23 et 24 novembre 2019