mercredi 29 décembre 2021

Christian Prigent, l'écrivain qui déménage

Jérôme Fouquet


Le pape de l'avant-garde littéraire est plongé dans le dernier best-seller : le catalogue de Brico-Dépôt. Il lui fait aussi des infidélités avec Leroy-Merlin. Ici, à Saint-Brieuc, on dit qu'on va « au roi Merlin ». Il capte ce genre de choses, Christian Prigent. Même en plein déménagement, l'oreille enregistre. Un autre exemple : lorsqu'il cherchait une maison, dans sa ville natale, capitale des Côtes-d'Armor, un agent immobilier lui a fait visiter des demeures dans les « quartiers zuppés ». C'est le versant prolo de la vallée qu'il a choisi. « Rue des cheminots, ça fait CGT. Un copain me l'a dit. » Faire CGT ne le gêne pas le moins du monde. Vu que Christian est fils d'Édouard. Vous ne connaissez pas Édouard ? Un saint laïc ! Fils de petit paysan, agrégé de grammaire, intello communiste, catapulté par l'ascenseur social. Maire de Saint-Brieuc dans les sixties. « Mais si l'on se souvient encore de lui, c'est par la charité de son action municipale, oui, la charité. Il a passé sa vie à payer sa dette. Celle d'avoir été le seul de sa fratrie à sortir de sa condition. » Et de n'être plus de la classe « QuiPorteLesEspoirsDuMonde », la classe laborieuse, comme il l'écrit dans Demain je meurs, consacré à son père. Par un drôle de tourniquet, Christian Prigent atteint avec ce livre une audience élargie. Alors qu'il se replie sur ses bases briochines, jeune retraité, jeune marié (avec Vanda, comédienne), voilà que lui tombe dessus, à 62 ans, un prix littéraire joliment coté. Le prix Louis Guilloux. Guilloux est, avec Alfred Jarry, le grand homme de Saint-Brieuc. Auteur qu'on qualifie à tort de « populiste », copain de papa, qu'il aimait asticoter sur ses contradictions de communiste : Édouard Prigent était le stalinien de Guilloux. « Mais mon père n'était pas un sectaire. C'est lui qui m'a mis James Joyce dans les pattes. »
Allez, on visite la maison chamboulée. « Je n'imagine pas d'autre endroit où vivre. Le matériau de mes livres, il est ici. » Une maison où accrocher tous les tableaux. Où mettre tous les bouquins. Et il en a lu. « J'étais un garçon qui lit. Je savais Une saison en enfer par coeur. » Même pas cap'! Prigent rétorque illico : « J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. » Bien vu : Prigent, c'est oeil bleu, allure gamin, cheveu blanc sans attristement sur l'âge, portant bien le gris perle. La cervelle ? Pas style ronron pousse-café, plutôt rentre-dedans, sale réputation de barbare, agité du bocal et radical excentrique. « Après tout, si on fait de l'art, c'est parce qu'on l'est, excentrique. Quand elle s'efforce d'être inventive, la littérature est marginale. C'est le simple bon sens que de le reconnaître ! Mais l'artiste n'est jamais seul. Autour, il y a des relais. Professeurs, critiques, dont le rôle est de rendre consommable le bizarroïde. » Relais, il le fut aussi, en tant que prof de lettres, après sa prépa au lycée Chateaubriand de Rennes, à Fougères, Melun, au lycée français de Berlin, au Mans et La Ferté-Bernard en fin de parcours. Trajectoire littéraire ? Épique. Démarrage dans le style agit-prop bolchévique, période pro-chinoise. Les maos éclopés sont ramassés par une voiture-balai appelée : TXT, la revue. Légendaire. TXT, c'est le drapeau des jeunes teigneux de 1969 décidés à en finir avec la mièvrerie des slogans de 1968. Objectif : publier des livres « inassimilables aux produits pré-pensés qui encombrent les librairies ». Et rendre compte du chaos de la vraie vie, de l'espace du dedans comme du dehors, dans une langue pas de bois.
Prigent, c'est drôle et, mine de rien, prenant. Il faut s'accrocher : Le moteur du livre, une cellule de cinq syllabes, ne peine jamais. Pas du tout cuit, mieux vaut prévenir. Par exemple, la rencontre entre son père et sa mère, il l'écrit dans la langue de Tristan et Iseult. L'idée d'être lu par un peu plus de gens que d'habitude ? « Ça m'émeut, parce que je n'ai pas écrit pour être lu par beaucoup. » Faudra s'y faire.
Demain je meurs, éditions P.O.L., 382 pages, 19,50 €.
Vendredi 20 juillet à 20 h, Christian Prigent est l'invité du festival Écrivains en bord de mer (du 18 au 22 juillet, chapelle Sainte-Anne à La Baule. Rens. 02 40 69 51 94 ou www.ecrivainsenborddemer.fr)

Christian Prigent, dans sa nouvelle maison de Saint-Brieuc: « Je n'imagine pas d'autre endroit où vivre. Le matériau de mes livres, il est ici. »
Daniel MORVAN.
Photos : Jérôme FOUQUET.

mercredi 15 décembre 2021

318. L'espace du plus jamais

avec G.P.

J’aurai grand-chose à dire sur la campagne
la campagne n’est pas une illusion elle est le contraire
d’une illusion
habiter à la campagne ne procure pas un sentiment uniforme
et partagé de tous

ce sentiment peut prendre des formes opposées
dans un cas c’est le sentiment de l’espace qui domine
non par son immensité ni par la vastitude des plaines
c’est au contraire la sensation de clôture qui vous étreint
et que de champ en champ l’espace est une extension d’un foyer
soit  dans l’autre cas l’admiration des beautés de la nature
et l’émerveillement


dans le premier cas c’est l’ennui qui prédomine
et l’idée que cet espace n’est objet d’aucune curiosité
il a toujours été là et le sera
même si tout a commencé par l’arasement
d’une partie du paysage et qu’un bulldozer jaune
s’est chargé de faire place nette — mais non de ce
qui faisait la beauté du paysage ses vallées ses ruisseaux
et tout ce qui se trouvait dans les creux

dans le second cas l’euphorie est reine
et vivre à la campagne ressemble à l’image
que s’en font les gens des villes — une biche
allaite son faon dans un petit bois
amour victorieux triomphe dans tout l'univers
la course des chatons de saules sur la surface d’une rivière
le festin de clôture des moissons — faites place au dieu du cidre
le passage des oies sauvages et au matin
le salut des pastoureaux au soleil levant

rien ne ressembla totalement à l’une ou l’autre des deux formes
on ne fut jamais tout entier son village
tout entier une réserve de chansons populaires
tout entier un savoir sur les récoltes les châtaignes
les champignons le miel la pêche à la truite
et on ne fut jamais totalement ville
totalement quelque part totalement ici
on était le mouvement celui qui va de la librairie
à l’étable celui du survol
de la cinémathèque française au champ de choux
des six mille litres de lait par an à Honoré de Balzac
aussi n’y eut-il jamais
de méditation sur la fuite du temps de vision pastorale
d’étreinte élégiaque au départ de la campagne
pour la ville — la seule émotion vraie les larmes de mère
qui éprouvait les moments-seuils ceux où
le plus-jamais se fait connaître d’un coup
de stylet dans le coeur
mère possède un sens particulier pour cela
et vous le ressentez au même moment
Ce serait
la troisième forme de sentiment propre à la campagne
ni la vastitude d’un espace arasé sur lequel
il faudrait faire entendre l’air du froid de King Arthur
ni l’ancrage dans une musique pastorale illimitée
mais le mouvement
le mouvement comme condition même de soi
la campagne serait ce qui se quitte pour toujours
elle serait l’espace du plus-jamais

lundi 6 décembre 2021

308. Rhapsodie du soleil levant (en lisant les poètes de la dynastie des Song du Nord)

Éveil dans les bulles de la griserie des
matins incertains et comme
tombé de la manche d’un vêtement de danse
sous les pins
j’avais rêvé de voyager
dans les malles d’une troupe en tournée
jusqu’aux terminaisons les plus lointaines
de la province

être enseveli dans les soies pourpres
les brocarts bleus et m’étourdir
dans les tintements de perles
et les sequins d’un costume de scène

Ce sont les mêmes fils que le rêve retisse
sans fin pour former chaque nuit une image nouvelle
ce matin le ciel de la saint Nicolas
prit des couleurs citrouille et glycine
Le temps de voir surgir la couleur d’orange
et le lilas tourner au parme
Le fil de couleur s’est brisé

je n’ai maintenant rien
à chanter
ni la fin solitaire du roi des Lacs du sud
ni le voyage périlleux de la comédienne
mais la rhapsodie du soleil levant en automne
oui je la chanterai un jour

311. Chanson composée après avoir rêvé d’une ville d’eaux

Oui vous avez rêvé et décembre vous éveille
il vous surprend dans un demi-sommeil
ce sont rêves et repos de ville thermale
sorbets couleur de lune et paroles suaves
vous y seriez allé afin d’offrir
une langueur persistante au poème des flots
et de vous livrer à la chanson des matelots

Vous auriez choisi quelque planète modeste
à l’écart des villes et des grotesques
vous désiriez — non pas un lieu mais ces mots
ville d’eaux — quelles distances n’aurez-vous pas
parcourues pour trouver les beautés
d’un lac aux eaux glaciaires et d’une folie
qui vous poursuit et vous dicte des ballades
sur le temps qui fuit et le goût des fleurs
lorsque d’un torrent l’on se sent traversé

Vous auriez pensé en contemplant la voie lactée
qui chavire dans les hortensias
couleur d’ail perdu et coque rouillée
comme il est doux de s’accouder à une balustrade
et de s’éprouver mortel sous la lune citron pâle