jeudi 9 octobre 2025

A quoi rêvent les martyrs: revue de presse

 Une fresque historique aussi passionnante que nécessaire (Jean-Claude Pinson, octobre 2025)


Passionnante, parce que Daniel Morvan, se tenant en équilibre sur cette arête ténue où tentent de cohabiter histoire « vraie » et fiction, parvient à conférer un souffle proprement épique à un récit qui est aussi une méditation sur ce que fut la réalité d’une guerre (la Seconde guerre mondiale née de la « bête immonde » du nazisme) et aussi sur la résistance héroïque qu’elle suscita.
Nécessaire, parce qu’elle ne peut pas manquer d’entrer en forte résonance avec les menaces qui noircissent toujours davantage le ciel européen. On aimerait sans doute que ne puisse revenir cet « âge des camps » (l’expression est de l’auteur) que fut le siècle vingtième ; son fantôme pourtant nous hante plus que jamais.
Poète de vers (on n’a pas oublié le très beau Quitter la terre), Daniel Morvan est aussi poète d’histoires, c’est-à-dire romancier. Avec ce dernier livre, il s’affirme en outre comme un remarquable poète d’Histoire – celle avec sa grande hache. Le livre en effet brosse un vaste tableau de la Seconde Guerre mondiale à travers une histoire où se croisent la « chevalerie ailée » de trois aviateurs anglais, les femmes qui les recueillent et les aident au péril de leurs vies (ce sera Ravensbrück) et les jeunes résistants de la première heure (Gilbert Brustlein abattant, le 20 octobre 1941, le commandant de la Wehrmacht à Nantes, Karl Hotzn, et parvenant à échapper à la.
J’ai cru naguère pouvoir déceler, dans l’art du roman qui est celui de Daniel Morvan, une forme de funambulisme. Une façon de se tenir sur le fil de la phrase et d’y funambuler. De tenir serré le fil d’une périlleuse narration, conduisant le récit à l’écart des chemins balisés, ceux du roman standard grevé de sociologue tel qu’aujourd’hui on le voit pratiqué aussi bien que de ceux du roman historique classique.
Périlleuse parce que le récit chemine sur la crête (« entre l’être et le néant, la fiction »). Attachement méticuleux aux faits d’un côté, « esprit aérien » de l’autre, la fiction historique doit conjoindre en effet deux exigences pas toujours facilement compatibles : le scrupule requis de l’historien puisant dans les archives (pour ce faire, Daniel Morvan a pris conseil auprès d’un homme de métier, Didier Guivarc’h) et l’élan de l’imagination nécessaire, non seulement au souffle du récit, mais à la perpétuation de la mémoire des martyrs quand ceux-ci ont disparu et ne peuvent plus témoigner (« Quand les témoins ont disparu qui pour témoigner d’eux ? Qui pourrait aujourd’hui rassembler les souvenirs qu’une survivante a semés dans ses rêves lorsque ceux-ci l’emportaient sur l’autre rive, où dorment les justes, les enfants et les fusillés ? Nul ne sait à quoi rêvent les martyrs, il nous reste à le rêver nous-mêmes. »).
De ce point de vue particulièrement réussis sont les chapitres qui narrent, d’une part la « grande évasion » des prisonniers de guerre du camp Luft III de Sagan, le 24 mars 1944, et d’autre part ceux où il est question de l’errance et le martyre, à travers l’Allemagne bombardée, des femmes prisonnières finalement conduites à Ravensbrück.
Si l’auteur y use de ce qu’il nomme son « quota d’invention », jamais il ne se départit du souci d’exactitude historienne. Et cela passe d’abord par toute une musique de la phrase, toujours, jusque dans ses méandres les plus rêveurs, très finement articulée, en même temps que riche en harmoniques (« Le monde immense floconne derrière les barbelés, à portée de main, et la neige, la belle neige de Pologne, n’est-elle pas à elle seule un appel de la liberté ? »).
Jean-Claude Pinson (8 octobre 2025)
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"une fiction vraie, traversée de souffle et de ferveur, un texte qui réchauffe l’âme autant qu’il interroge la conscience" (Patrick Corneau: Le lorgnon mélancolique, novembre 2025)


Dans la nuit du 29 septembre 1941, un bombardier britannique, touché par la DCA à Saint-Nazaire, amerrit en catastrophe dans une baie bretonne. Trois aviateurs sont recueillis par Marie de Saint-Laurent, mère d’une grande famille réfugiée dans son manoir. Ce geste d’hospitalité, accompli dans la peur et la nuit, va bouleverser des vies et devenir le noyau d’un réseau d’évasion. De ce fait réel, Daniel Morvan tire, avec À quoi rêvent les martyrs, un roman de mémoire, de courage et d’espérance, nourri du témoignage de Maguy, fille centenaire de Marie de Saint-Laurent déportée et décédée en novembre 1944 au camp de concentration de Ravensbrück.
Le livre s’ouvre sur un acte de bonté simple – un geste presque anodin – et s’élargit en une fresque humaine où se croisent résistants, civils, captifs et anonymes, tous pris dans le vent noir de l’Histoire. L’auteur suit leurs traces, des campagnes bretonnes jusqu’à la carrière des fusillés de Châteaubriant, du Stalag Luft III à l’enfer de Ravensbrück. Ce parcours, tissé de douleur et d’espoir, n’est pas une reconstitution héroïque, encore moins un livre de “résilience” : c’est une plongée dans la conscience de ceux que la guerre a réduits au silence.
Daniel Morvan, écrivain discret et d’une impeccable probité s’efforce « d’accorder les libertés de la fiction à l’exigence des faits ». Autrement dit, il ne cherche pas l’effet ni le pathos ; il prête voix aux absents. Ses martyrs ne sont pas des statues, mais des êtres de chair, traversés de peur, de doute, d’un irrépressible désir de vivre. À travers leurs rêves (majoritairement brisés par Hitler), leurs gestes, leurs minuscules résistances, se révèle la persistance du cœur humain dans la tourmente. Il suffit d’un détail – une main qui tremble, une chanson fredonnée, une lettre jamais envoyée – pour que tout un monde perdu s’anime. L’écriture, tantôt ciselée comme un épitaphe, tantôt fluide et presque onirique, épouse la fragilité des voix qu’elle ressuscite. On pense à Giono pour la sobriété, à Yourcenar pour la compassion lucide ; la prose se fait prière, le silence devient réponse.
Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Daniel Morvan transforme la mémoire en acte de transmission. À mesure que s’effacent les témoins de la Seconde Guerre mondiale, son roman agit comme une veilleuse et peut-être un signal : il maintient la flamme des gestes simples, ces héroïsmes du quotidien que l’Histoire oublie – ou, ce qui est plus préoccupant, actes que les générations nouvelles méconnaissent ou indiffèrent. Dans un monde saturé d’images et de vacarme, Daniel Morvan rend à la parole son poids de gravité et de bonté. Sous le voile du récit, il y a cette question qui brûle : à quoi rêvent ceux qui se sacrifient ? Et la réponse, pudique et lumineuse, est celle-ci : ils rêvent aux mêmes choses que leurs frères humains – un peu de paix, un peu d’amour, un peu d’avenir.
À quoi rêvent les martyrs n’est pas un livre triste, mais un livre habité. Il montre que même au bord de la mort, la vie cherche encore à se dire et la dignité à se maintenir. C’est une méditation sur le don, la perte et la fidélité ; un hommage vibrant à celles et ceux qui ont cru, jusqu’à la fin, que l’humanité pouvait se tenir debout. Daniel Morvan ne livre pas un simple roman historique : il signe une « fiction vraie », traversée de souffle et de ferveur, un texte qui réchauffe l’âme autant qu’il interroge la conscience.
Dans un siècle chaotique où les martyrs se comptent encore par milliers, ce livre profondément humaniste (mot hélas bien galvaudé) résonne comme un rappel : derrière chaque nom gravé, il y a une vie, un rêve, une lumière. Du début à la fin, on ne lâche pas ce récit haletant – on le referme bouleversé, avec le sentiment d’avoir touché, l’espace de quelques pages, au mystère de ce qui fait tenir les hommes debout face à la barbarie. Et si la question du titre demeure sans réponse, c’est qu’elle nous est retournée : à quoi rêvons-nous, nous autres, quand tout vacille ?
Un livre “édifiant” au bon sens du mot, un livre grave et nécessaire, un livre à mille lieux des futilités de la rentrée littéraire, un livre à offrir (surtout aux jeunes lecteurs), à relire, à garder près de soi comme une flamme.

mardi 7 octobre 2025

A quoi rêvent les martyrs: premières rencontres en librairie





La critique de Patrick Corneau dans le blog "Le lorgnon mélancolique" (novembre 2025)

Dans la nuit du 29 septembre 1941, un bombardier britannique, touché par la DCA à Saint-Nazaire, amerrit en catastrophe dans une baie bretonne. Trois aviateurs sont recueillis par Marie de Saint-Laurent, mère d’une grande famille réfugiée dans son manoir. Ce geste d’hospitalité, accompli dans la peur et la nuit, va bouleverser des vies et devenir le noyau d’un réseau d’évasion. De ce fait réel, Daniel Morvan tire, avec À quoi rêvent les martyrs, un roman de mémoire, de courage et d’espérance, nourri du témoignage de Maguy, fille centenaire de Marie de Saint-Laurent déportée et décédée en novembre 1944 au camp de concentration de Ravensbrück.
Le livre s’ouvre sur un acte de bonté simple – un geste presque anodin – et s’élargit en une fresque humaine où se croisent résistants, civils, captifs et anonymes, tous pris dans le vent noir de l’Histoire. L’auteur suit leurs traces, des campagnes bretonnes jusqu’à la carrière des fusillés de Châteaubriant, du Stalag Luft III à l’enfer de Ravensbrück. Ce parcours, tissé de douleur et d’espoir, n’est pas une reconstitution héroïque, encore moins un livre de “résilience” : c’est une plongée dans la conscience de ceux que la guerre a réduits au silence.
Daniel Morvan, écrivain discret et d’une impeccable probité s’efforce « d’accorder les libertés de la fiction à l’exigence des faits ». Autrement dit, il ne cherche pas l’effet ni le pathos ; il prête voix aux absents. Ses martyrs ne sont pas des statues, mais des êtres de chair, traversés de peur, de doute, d’un irrépressible désir de vivre. À travers leurs rêves (majoritairement brisés par Hitler), leurs gestes, leurs minuscules résistances, se révèle la persistance du cœur humain dans la tourmente. Il suffit d’un détail – une main qui tremble, une chanson fredonnée, une lettre jamais envoyée – pour que tout un monde perdu s’anime. L’écriture, tantôt ciselée comme un épitaphe, tantôt fluide et presque onirique, épouse la fragilité des voix qu’elle ressuscite. On pense à Giono pour la sobriété, à Yourcenar pour la compassion lucide ; la prose se fait prière, le silence devient réponse.
Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Daniel Morvan transforme la mémoire en acte de transmission. À mesure que s’effacent les témoins de la Seconde Guerre mondiale, son roman agit comme une veilleuse et peut-être un signal : il maintient la flamme des gestes simples, ces héroïsmes du quotidien que l’Histoire oublie – ou, ce qui est plus préoccupant, actes que les générations nouvelles méconnaissent ou indiffèrent. Dans un monde saturé d’images et de vacarme, Daniel Morvan rend à la parole son poids de gravité et de bonté. Sous le voile du récit, il y a cette question qui brûle : à quoi rêvent ceux qui se sacrifient ? Et la réponse, pudique et lumineuse, est celle-ci : ils rêvent aux mêmes choses que leurs frères humains – un peu de paix, un peu d’amour, un peu d’avenir.
À quoi rêvent les martyrs n’est pas un livre triste, mais un livre habité. Il montre que même au bord de la mort, la vie cherche encore à se dire et la dignité à se maintenir. C’est une méditation sur le don, la perte et la fidélité ; un hommage vibrant à celles et ceux qui ont cru, jusqu’à la fin, que l’humanité pouvait se tenir debout. Daniel Morvan ne livre pas un simple roman historique : il signe une « fiction vraie », traversée de souffle et de ferveur, un texte qui réchauffe l’âme autant qu’il interroge la conscience.
Dans un siècle chaotique où les martyrs se comptent encore par milliers, ce livre profondément humaniste (mot hélas bien galvaudé) résonne comme un rappel : derrière chaque nom gravé, il y a une vie, un rêve, une lumière. Du début à la fin, on ne lâche pas ce récit haletant – on le referme bouleversé, avec le sentiment d’avoir touché, l’espace de quelques pages, au mystère de ce qui fait tenir les hommes debout face à la barbarie. Et si la question du titre demeure sans réponse, c’est qu’elle nous est retournée : à quoi rêvons-nous, nous autres, quand tout vacille ?
Un livre “édifiant” au bon sens du mot, un livre grave et nécessaire, un livre à mille lieux des futilités de la rentrée littéraire, un livre à offrir (surtout aux jeunes lecteurs), à relire, à garder près de soi comme une flamme.

mardi 24 juin 2025

045 L'avocette

Fuir à grand braquet du monde les gerbes

de boue et les mares ternes. Fuir et rouler dans les herbes

vers l'océan et dans l'océan fuir à jamais 

la terre et ses arrêts, la mer et ses paquets.


J'allais en longeant la levée de terre

qui demain sera renversée mais protège toujours

les prés semés de roundballers

ces meules du temps qu'un Monet n'a peintes.


Un matin je la vis. Comme un comédien usé

une mouette boitait bas sur son aile brisée,

qui cherchait un lieu où dormir.


Dans le chenal elle rencontra une avocette élégante

qui accompagnait sa nichée, piaillant haut de son bec

mince et retroussé; la mouette gisait déjà, noyée.

24 juin 2025,  

mardi 20 mai 2025

Guernesey

 A quoi m'exposais-je en partant pour Guernesey?

Allions-nous à la rencontre du géant d'exil, le poème

fait homme, en louant une chambre à Pandora Hotel

à deux pas de la grise façade d'Hauteville House?


Nous prîmes un autobus qui faisait le tour de l'île

le chauffeur se tournait vers nous et disait:

voici Sand beach, voici l'Erée bay, voici Perelle.

Admirez ici les herbages du golf et ses pelouses.


Le bus nous lâcha au terminus de l'Imperial hotel

sur les flancs dorés de Plainmont

la bruyère grésillait et les nuages paradaient


au ciel – quel ciel est celui de Torteval

et quels bleus il étend jusqu'au clocher méthodiste!

Offerts à l'entrée, des bonnets tricotés.


avril 2025

samedi 10 mai 2025

Nous vivons dans un bunker de causes perdues

L'énergie manque pour se reconnecter avec ce vivant

empli de projets et relié à la planète par des phrases et des livres

Refaire un être à partir des données de base

comme l'Europe s'est faite par le charbon et l'acier


seul à la maison il  faut tout ranger

dans le logis et la maison du dedans soi

trier les livres les objets qui obstruent l'usage du monde

qui s'opposent au contemporain par leur présence larmoyante

nous vivons dans des bunkers de causes perdues 


des choses qui murmurent rappelle-toi si la vie était belle

vois comme ce qui reste n'est que le reflet de 

ces jours ne cherche pas l'orchidée fantôme

qui est en chacun – celle qui fut tienne 


est passée sous les roues du char

au cas où un détail reviendrait ne manquez pas d'avertir

si l'on retrouvait un cœur dans le corps effondré

ne laissez pas de prévenir si quoi que ce soit vivait


140924

 

dimanche 6 avril 2025

Tourner un film: L'assolement (1979-1980)

Je consigne ici un ensemble de données et de réflexions sur le tournage du film L'Assolement. Un extrait en a été projeté au cours des rencontres agropoétiques le 11 avril 2025 à l'EHESS, 24 bd Raspail à Paris.


Dans notre groupe de travail sur le cinéma (Centre audio-visuel de l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud) nous avons étudié de 1977 à 1980 plusieurs films comme L'Authentique procès de Carl-Emmanuel Jung, de Marcel Hanoun, des films de Danielle Huillet et Jean-Marie Straub (Chronique d'Anna Magdalena Bach, 1968), ou Six fois deux / Sur et sous la communication, série de vidéos réalisées par Godard et Miéville pour la télévision. Inspirations les plus marquantes pour notre tournage: Jean Epstein (Finis terrae, 1929), Robert Flaherty (L'homme d'Aran, 1934), et parmi les contemporains, Johan van der Keuken (La jungle plate, Les vacances du cinéaste). 


Les choses bougent en Bretagne en 1978, année de création de Diwan, de la marée noire de l'Amoco Cadiz, du choix du site de Feunteun-Aod, à Plogoff, pour implanter la future centrale nucléaire d'EDF. C'est aussi la première édition du Festival du cinéma des Minorités nationales, qui entend "donner la parole à des personnes dont la culture et la langue, à l'instar des Bretons, sont dits minoritaires". Ce bouillonnement contestataire, cette irruption de la contre-culture ne sont pas étrangers à notre désir d'apporter notre contribution, et à l'intérêt que nous porte le GREC dirigé par Jean Rouch. 

L'Assolement tourné en juillet 1979 est un travail d'étudiants (m'ont rejoint dans le projet: Jean-Patrice Courtois et Olivier-René Veillon, créateurs du Groupe de travail sur le cinéma, et de mon condisciple breton Jean-Pierre Montier). Je mets à l'épreuve mon vécu de fils de paysan, selon une méthode de reportage filmé avec des intervenants pour partie choisis au préalable, sans voix off (la question est débattue) pour surligner ou dicter un sens fixé à l'avance. 


Les rushes ne seront pas visionnés en cours de tournage et il n'y a pas de scénario écrit. Nous devons anticiper "à l'aveugle" la construction future du film en train de s'élaborer en cours de tournage.

Tournage et montage. L'Assolement ne se réduit pas à confronter les gagnants et les perdants de la mutation agricole. Le montage met l'accent sur le signifiant, les accents et postures, ce que le corps dit de la vie, des ambitions, des douleurs, des désillusions des hommes. Certaines images soulignées par le montage (par exemple, celles d'un étang en contrepoint des mots de l'éleveur de porcs Jean Moal: élargir le cadre ou surface de réflexion) permettent aussi de tisser comme en surimpression le thème de l'eau et l'écologie. le film est monté dans l'ordre du tournage, de sorte que le film raconte aussi l'évolution même de notre pratique de l'outil cinématographique.


Le film, historien du vivant.

L'Assolement est tourné en 16 mm noir et blanc (pellicule de récupération, parfois endommagée pour certaines bobines) avec une équipe professionnelle, sans visionnement possible des rushes en cours de tournage. Nous n'avons aucune expérience du cinéma. Le budget d'un court métrage donnera naissance à un long métrage en noir et blanc de 1 h 27.

Dans ce déroulement de scènes aux mouvements raréfiés, sans effets expressifs, sans aucune souplesse dans les transitions, avec certaines images très neutres, c'est l'intensité du vivant qui est recherchée, non la dramaturgie, avec une attention aux accents et même aux hésitations. On entendra les paroles humaines mais aussi le monde muet. La récitation productiviste mais aussi l'attachement d'un éleveur pour son troupeau. Beaucoup de temps est donné à l'observation des paysages, le paysage est l'enjeu du film-historien du vivant, et ces images sont une écoute du monde. Scène cruciale de Jean Moal et Paul Laudren: l'un est la mondialisation qui vient, l'autre est la misère du monde. Séquence qui se poursuit par un mariage fictif, évocateur du célibat paysan, plan séquence d'une longueur inusitée (serait-elle aujourd'hui coupée au montage?).  Une tonalité s'installe, propre aux images de rivages, d'eaux dormantes, de rivière: l'eau, silencieuse comme une pensée de la planète, court dans le film. 

Une réception contrastée.

A l'ENS, la bonne marche de ce tournage enlevé grâce aux énergies conjuguées, et à un esprit de camaraderie, plaide en notre faveur. Les caractéristiques de ce film "straubien" peuvent certes intriguer, comme l'absence de commentaires explicatifs, mais ce premier essai tourné sans vision des rushes témoigne, selon le directeur du CAV, d'un projet et d'une écriture.

La séquence introductive du film (une laveuse de linge, figure de la temporalité traditionnelle) lui vaut en 1980 d'être refusé d'emblée par le festival des Minorités nationales, à Douarnenez. Erwan Moalic, membre du jury (qui compte aussi Marc Ruscart, Yves Jardin, Jean-Hervé Le Guellec, Jean-Michel Le Boulanger) m'explique ce refus: les jurés ne voient dans L'Assolement qu'une image convenue, une copie fastidieuse du clip publicitaire de la mère Denis (la publicité télévisée pour le lave-linge Vedette). C'est une déception autant qu'une humiliation. Pourtant, il y aura récidive en 1980 avec un reportage vidéo sur Plogoff, tourné avec Annie Briend, et dont la copie s'est ensuite perdue dans le studio de production régional dirigé par Jacques Bernard.


Projections du film. Mixé au Musée de l'homme, l'Assolement est projeté en public à Plestin les Grèves, puis au lycée de Nîmes où J.P. Courtois enseignait. Après ces trois séances publiques, il est déposé à la cinémathèque de Brest en 1986, à fins de préservation de cette unique copie. Deux projections sont programmées en 2025 ou 2026 par un chercheur de l'UBO, Alan Cabon, qui prépare une thèse sur le cinéma documentaire des années 1968-1980 en Bretagne.


L'assolement: les deux sens de ce terme.

Référence un brin cryptée, qui renvoie à deux notions: 1. Sens cultural: Répartition des cultures sur les parcelles d’une exploitation. 2. Sens philosophique: Chez Soeren Kierkegaard (dans Ou bien… ou bien), il désigne un changement de méthode d'exploitation, la mise en place d’une "technique existentielle de limitation" destinée à intensifier l'expérience perçue comme monotone. Non pas changer de terrain, mais, comme l’assolement véritable, changer de méthode d'exploitation de ses propres affects. La clé de l’assolement tient en une phrase : Plus on se limite soi-même, plus on devient imaginatif. 

Le  titre du film, inspiré par cette philosophie, invite à imaginer un type de culture qui ne passe pas par l'intensification des apports extérieurs, mais un renouvellement de la culture paysanne, avec ses propres moyens.

Données du contexte économique

Contexte économique. La Bretagne occupe en 2020 le 1er rang des treize régions françaises pour la production porcine.

Faiblement industrialisée, la Bretagne a développé son secteur agroalimentaire, qui constitue 46% du tonnage national d'abattage porcin. L'effectif salarié agroalimentaire progresse en 1990 alors qu'il diminue en moyenne nationale (source: Joël Cornette, p. 568).

Le marché du porc breton (MPB) est le pilier de la filière porcine française: Le MPB est "la mémoire vivante du passage d’une agriculture moyenâgeuse à une agriculture moderne et performante", disent ses dirigeants.

À l'origine de cette organisation, des personnalités : Alexis Gourvennec d'abord, créateur de la Sica de Saint-Pol-de-Léon. La SICA était l'émanation directe du mouvement paysan de 1961, appelé "la bataille de l'artichaut". Il avait été mené par des jeunes formés à la JAC, Alexis Gourvennec et Marcel Léon, qui avaient pris d'assaut la sous-préfecture de Morlaix (nuit du 7 au 8 juin 1961) pour dénoncer le prix trop bas des légumes. La SICA organisa un marché au cadran par enchères dégressives, destiné à assurer le contrôle des prix de l'artichaut par les agriculteurs. En 1962, la SICA contrôlait 75% du marché des légumes.

Un fonctionnement similaire fut créé pour le porc. Jean Moal, cofondateur de la Sica de Saint-Pol-de-Léon, organisa le MPB (Marché du porc breton), dont il fut le président de 1981 à 1992. C'est lui que nous voyons dans notre séquence choisie de l'Assolement, à la veille d'endosser la présidence du MPB. 

L'affaire Jezequel. Elle oppose Jacques Jezequel, un éleveur du canton de Lanmeur qui exploite un GAEC de 217 ha et (avec le soutien de la SAFER) veut s'agrandir en achetant une ferme de 19 ha (Le Roniou), dont un jeune légumier qui vit sur 8 ha aurait bien besoin. Mobilisation syndicale. L'enjeu est la concentration des exploitations et l'avenir des jeunes paysans. Selon le maire de Plougasnou qui parle dans le film, "une commune comptant 87 fermes pourrait voir ce nombre se réduire à 7". Le recensement agricole de 2020 dénombrait 416 436 exploitations en France (Métropole et Outre-mer), contre plus de 1,5 million en 1970.




19 juillet 1979, premier jour de tournage à Kervoriou

mercredi 2 avril 2025

Agropoétiques, ces écritures qui font campagne

Le monde agricole contemporain fait l’objet d’une floraison de créations, de conversations et de controverses. La rencontre agropoétiques entend participer à celles que soulèvent la transmission et la transformation des pratiques, des paysages et des appartenances agricoles, entre ruptures historiques et crises écologiques. Soutenue par l’Ecole des hautes études en sciences sociales et l’université de Yale, elle réunissait les poètes Juliette Rousseau (Péquenaude, 2024, qui est aussi directrice éditoriale aux éditions du Commun), Aurélie Olivier (Mon corps de ferme) et Daniel Morvan (Quitter la terre, 2024). Pour illustrer le propos, je présentais une séquence du film L'Assolement, 1979; voir photo: tournage du film à Plestin-les-Grèves). Nous avons également entendu le paysagiste-chercheur de l'école du paysage de Versailles Alexis Pernet, qui a développé ses réflexions sur le paysage du marais poitevin, l’écrivaine-chercheuse Marielle Macé, et le formateur en gestes de génie végétal Franck Viel, qui vit dans le Perche. Cette journée d'étude était coordonnée par les deux chercheuses Abigail Fields (université de Yale) et Bronwyn Louw (Ehess).



 

mardi 25 février 2025

521 Déchet Mathématique à la plage

 Pareille à la course du versoir

qui va ouvrir le flux des glèbes

la mémoire poursuit son oeuvre de retournement

du sol

elle tranche dans l'étoffe du temps à la façon des ciseaux

du tailleur, elle inverse l'endroit, l'envers elle le déverse

tu étais enfant te voici chêne blessé tu étais vainqueur

te voici renversé par souci de mémoire

tout retourné parmi tes antécédents : je ne rêve pas d'un présent indemne de tout passé

seulement de ses vestiges 


j'aime sa pluie bruissante et fendeuse d'ombres

qui sort du sombre et revient vers sa chair –  souvenir, tu es ce train qui retourne

vers le sifflet qui le précéda, cette vague que la mer ravale ce forçat qu'on libère

- cliquetis d'un convoi lointain

fracas ferroviaire, émotion de palmes 

un son

émerge du chaos


un crissement de plume


sur le papier . bruit d'autrefois . bruit enfant


qui n'est pas pensum (ce mot désignait le poids de laine 

que l’esclave devait filer par jour)

bruit d'un avant, bruit de l'enfant-pluie dans le passé


laisse aller 

laisse tomber la neige sur les yeux levés

du berger


laisse la rotative dévorer la beauté qu'elle moissonne 

comme une largeur de blé sur l'étendue d'un journal de terre

et qu'il en bondisse 

une polka 

une gavotte 

une valse 

Peins ce que tu vois provoque l'accident visuel 

fais trembler la mythologie introduis-y de l'actuel

ne crains trop d'éclat et trop de vivacité

que toute action de Tancrède et d'Argant soit le combat 

que tout amour soit Acis et Galatée 

Pyrame et Thisbée dont j'entends dire

qu'ils furent légendaires


– mais coupons court dans ce fatras mytho et repartons là-bas

puisqu'aujourd'hui est un présent qui se poursuit

dans la question: "qu'ai-je réellement vécu de ce dont

je me souviens?"

tentons une nouvelle fois:

seize ans, un véhicule de petite cylindrée –

c'est assez pour une rencontre au bord de mer


en ces années les teenagers correspondent

par cartes postales tracées à l'encre

bleue des mers du sud. Par exemple, datée du 30 juin,

cette carte qu'elle m'autorise, j'espère, à reproduire,

où l'une aux yeux pers ourdit des conclaves adolescents

et m'invite à la plage :


Maintenant que j'ai mon brevet je commets des fautes énormes

je suis allée au CES chercher un prix de breton (deux mille)

je m'enquiquine par ce temps alors je téléphone et je reste

une demi-heure dans la cabine de Landrellec pour quarante centimes

dis j'espère que les foins sont rentrés parce qu'on avait l'intention

de se réunir un de ces jours toute la bande et les autres

à la plage at Beg Leguer ou à Trébeurden ou à la rigueur

au jardin public

j'ai deux questions à te poser: est-ce que tu vas en vacances et où

est-ce que tu as un solex ou autre cycle motorisé? D. et moi 

on se voit souvent samedi on va au gala de tauromachie à Lannion

et cet été j'irai peut-être à Plestin-les-Ploucs


et je sais d'avance par les livres toute l'ivresse marine

je sais la vague et l'étourdissement du soleil autour

de celles dont il me tarde de voir le rire et

les cheveux d'or dans leur rôle de filles de la plage

pour le reste il suffit au garçon de se référer aux règles basiques de la séduction

en témoigne cette recommandation à tous les adolescents

du monde des sables:


Rire aux éclats pendant les jeux de ballon montre que vous êtes une personne joyeuse et positive, ce qui est irrésistible pour beaucoup. Laissez transparaître votre personnalité chaleureuse et ouverte, ce qui pourra confirmer la bonne impression faite sur vos amis de collège. L'expérience capitalisée sur de longs mois d'étude vous permet de briller dans les jeux tels badminton ou beach-volley, et de paraître non comme le garçon seulement rêvé, mais mieux encore, comme le flirt idéal et possible.


Étais-je aussi chaleureux et ouvert que dans les préceptes

De la presse aux adolescents?

Je possédais un avantage: l'humble véhicule la mobylette bleue 

qui emporte le pâtre sur les ailes de l'amour 

vers celle qui s'en montrait par ses mots disposée 

ouvrant carrière, simple, naïve et sans pompe, 

à l'idylle recommandée par les traités


Venant d'yeux perçants, une autre carte postale vérifie

qu'entre campagne et riviera bretonne il n'est qu'un seul 

lieu où se voir, la plage:


Cher déchet mathématique (*), 

n'ayant rien à faire de plus urgent, 

et ne sachant pas ce que tu es devenu depuis 15 jours, 

je t'écris, comme tu peux d'ailleurs le constater. 

Je suis sur la plage, il n'y a pas encore trop de monde. Pour le moment mon existence

est plutôt monotone, cela ne peut pas être cette accumulation

d'occupations factices la vie? non. si tu as le temps ou mieux à faire écris-moi 

et on peut se retrouver sur la plage de Trestrignel le 15 août 


mots qu'il me sembla aussitôt voir s'envoler portés par des alouettes 

qu'elles tenaient bien haut dans leurs becs: le 15 à Trestrignel


Ce nickname de déchet mathématique sur les initiales

est d'attribution incertaine; interrogeons l'ordinateur des dieux:


*Pour donner un surnom original à un ami, optez pour un jeu de mots mêlant le nom à une qualité ou une passion. Déchet mathématique est-il un bon surnom? Il décrit plaisamment celui qui est perçu comme inefficace dans le domaine des mathématiques. Mais il peut être utile de déconstruire ce terme péjoratif et d'encourager une approche plus positive. 


Ces "je t'écris", ces "je suis sur la plage", riches de combien de commencements

sur leur promesse le cycle motorisé

l'azuréenne 49,9 cc t'emporte sur 36,400 kilomètres

(depuis Trémel-les-Merles jusqu'à Perros-Direct via Saint-Michel-en-gref'

et L'âne-Ion)

mais 

sur la plage, fabuleux séjour de Circé

elles sont mille sur ce champ immense

mille à bronzer: l'exposition en est sublime

aussi nombreuses que sont les étoiles au ciel

mais où trouver celle qui écrit des cartes postales

cette mince nageuse entourée d'amies?

En cette joueuse de syrinx

comme dans les tableaux que Maurice Denis 

peignit là-bas en rose, en ce reposoir de nymphes 

entre le Rocher et le Sphinx?


aucune couleur 

n'y manque ni le blanc lumineux du sable peuplé

de toutes ces formes cellulaires simples (baigneurs)

(plagistes) (nagistes) ni cet alliage

anadyoménal en jaune rouge bleu - toutes les couleurs présentes

mais au blason rêvé de Trestrignel il manque

le rose Daphnis et le vert Myrtile

et parmi ces hannetons en maillot,

ces caractères d'imprimerie rassemblés

en vue de l'édition du 15 août

aucune empreinte féconde 

de ces caractères charnels formant en lettres de sable

le prénom qui signait chaque rendez-vous

  plage de Trestrignel 

le 15 août Herminie