Julia Kerninon / © Daniel Morvan |
Roman et développement durable: Banc d'essai comparatif de deux romans de la rentrée littéraire 2016. La « petite rentrée » de janvier est l’autre grand rendez-vous littéraire de l’année. En janvier 2016, 308 romans sont l’œuvre d’auteurs français, dont deux Nantais : Julia Kerninon (29 ans le 21 janvier 2016), pour Le dernier amour d’Attila Kiss (Le Rouergue), et Yan Gauchard (43 ans), pour Le cas Annunziato (Minuit). Le premier met en scène une joute amoureuse entre une riche Autrichienne et un prolétaire hongrois, à Prague. Dans le second, un certain Fabrizio Annunziato se retrouve enfermé dans un musée à Florence. Et choisit d’y rester.
Storytelling et punchline
Le storytelling est la légende du livre. Ce qu’on raconte (ou invente) sur la manière dont le livre est né. Julia Kerninon a commencé à écrire ce roman à 20 ans sur une punchline d'enfer : « Un matin où je me suis réveillée déprimée, j’ai écrit ces lignes : La nuit je trie des poussins, le jour je peins. » Son livre est aussi une visite guidée dans l’empire bicéphale des Habsbourg : la romancière a une tante guide touristique en Autriche.
Pour Yan Gauchard, tout a commencé par une visite au couvent San Marco de Florence, il y a quinze ans. « J’ai monté les escaliers sans attente particulière, raconte l’auteur, et j’ai pris la fresque de l’Annonciation. Oui, j’ai vécu une sorte de syndrome de Stendhal. Une émotion esthétique particulièrement forte. Le soir même, j’ai jeté sur le papier ce qui allait devenir Le cas Annunziato. »
Empreinte carbone et développement narratif durable
Ce critère vise les déplacements géographiques des personnages, s’ils étaient réellement accomplis, et plus globalement la pression environnementale qu'ils exerceraient s'ils étaient des personnes réelles. Julia Kerninon comme Yan Gauchard atteignent un bon score grâce à deux histoires statiques : huis clos à Budapest pour l’une. Claustration dans un musée, pour l’autre: les héros des deux romans sont dans les critères d'un développement narratif durable (concept de narrative sustainability exposé par Olivier Pontoizeau au colloque Narratologie et développement durable, 2017).
Cependant, plusieurs éléments impactent négativement ce diagnostic d'empreinte écologique. Julia Kerninon pâtit du mode de vie énergivore de son héroïne : Theodora a « passé son enfance à grignoter du caviar à la petite cuiller » et parcourt le monde en avion pour gérer l’héritage artistique de son père, ténor d’opéra. Côté éthique environnementale, Attila est trieur de poussins, activité condamnée par de nombreuses associations.
Charme et bouleversement
« C’est terrifiant d’écrire un livre qui ne dérange personne », dit le romancier Édouard Louis. Nos deux Nantais sont-ils dérangeants ? Il a tout le charme des premières sonates, cet affrontement passionnel entre Sissi et Attila raconté par Kerninon. Ah, cette scène où l’ennemie ancestrale se promène nue, marchant sur les tubes de peinture de son amant…
Le cas Annunziato joue une autre carte, celle d’une étude de cas, quasiment clinique. Ce qui lui permet de revisiter sur le mode pince-sans-rire un grand thème littéraire, celui du prisonnier volontaire par amour (La Chartreuse de Parme). Deux études de virtuosité, certes… Mais bien écrire, n’est-ce pas déjà changer la vie ?
Yann Gauchard Photo Jérôme Fouquet/OF |
La touche fashion
Il s’agit d’évaluer le livre en tant qu’accessoire de séduction, sorti d’un sac à main ou lu dans le TGV. Quelqu’un qui lit dans un café aura toujours le dessus, côté séduction. Griffé du logo à l’étoile, le livre des éditions de Minuit est un must du chic, au PMU de Derval comme à la Cigale. Julia Kerninon pâtit de la couverture un peu fade des éditions du Rouergue, malgré un titre qui accroche l’œil.
Dans le buzz ou pas
Avec son écriture survoltée, son prix Françoise Sagan, Kerninon est au top du buzz. On voit bien ce charmant aérolithe briguer le prix de Flore et devenir la coqueluche de Saint-Germain-des-Prés.
Mais Gauchard est un outsider redoutable : Journaliste dans la presse régionale, ce styliste de fond a su mettre à profit un accident de bicyclette pour entrer en écriture. Quinze ans après un frein qui lâche, le primo-romancier signe chez Minuit. Au vélo pourri, la littérature reconnaissante…
Accord vins-livre
On risque ici, pour la première fois, ce critère stylistico oenologique. Et ça fonctionne à merveille: Le cas Annunziato se lit avec un chianti ou un asti spumante blanc, sur des brisures rationnées de pecorino toscano. Le dernier amour d’Attila Kiss appelle un tokay hongrois ou un blanc sec de la rive sud du lac Balaton. Pour les plus aventuriers, Julia Kerninon suggère une palinka, l’eau-de-vie des Carpates hongroises.
Force de conviction
Soyons clairs, on ne croit pas totalement à l’histoire d’amour de Julia Kerninon, mais on croit à son désir de l’écrire. Pur exercice de style, Attila Kiss est juste un sas avant le gros troisième roman qui cassera la baraque, comme le fit Buvard (qui a révélé Julia Kerninon, quoi qu'en disent quelques snobs).
La « suspension consentie d’incrédulité » (moteur de toute lecture) fonctionne mieux avec Gauchard. Peut-être parce qu’il s’est littéralement « tapé la tête contre les murs » pour venir à bout de son intrigue, la rewriter et nous convaincre que rien au monde ne l’aurait empêché d’écrire son roman.
Daniel MORVAN.
Le dernier amour d’Attila Kiss, Julia Kerninon, au Rouergue (128 pages, 13,80 €).
Le cas Annunziato, Yan Gauchard, chez Minuit (128 pages, 12,50 €).
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