jeudi 8 février 2018

Hybris: la cruauté sied aux belles âmes


"... comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés..." 
© Bastien Capela

Hybris, du grec ancien démesure: c'est le titre du spectacle écrit et joué au théâtre universitaire de Nantes (février 2018) par ce couple d'acteurs, Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian (tous deux issus de la classe d'art dramatique du Théâtre national de Bretagne). C'est en effet de démesure qu'il faut parler, de férocité et de douceur, de symbiose et d'incompréhension, de qu'on s'envoie dans la figure au gré de la météo tourmentée d'un couple à la Cassavetes. Un peu de cruauté sied aux grandes âmes. Lui est poète, un héros amoureux, aux prises avec un "moi" enténébré, représenté ici avec une rudesse homérique et sans égard pour les codes de la galanterie théâtrale. Elle s’appelle Mathilde, Julie, Lennie… Elle ajoute par le jeu et la diction quelque chose qui participe à la fois du naturel contemporain et des traits génériques de l'amoureuse tragique.
Mais ce n'est pas vraiment pour le vérisme des scènes sentimentales et violentes que le spectacle tout entier vous empoigne avec une force presque racinienne: c'est plutôt par cette façon de condenser des époques très lointaines de cette vie commune, des âges reculés de l'amour et les blessures encore ouvertes, que ce spectacle écrit et joué à deux réussit une sorte de tour de force. Oui, c'est ce jeu sur le temps, sur les facettes d'un sentiment qui renvoie sur son objet les éclats les plus lointains comme les plus immédiats, qui donne sa valeur à ce spectacle écrit (dirait-on) au cours d'un été d'accalmie dans les intervalles d'une vie passionnée. Aussi s'accroche-t-on à ce qui ressemble aux instants de bonheur, puisque tout, même l'idylle la plus touchante, engendre des éclairs de colère: "cependant leur amour est pire que leur haine", dit le tragédien. Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian ont réussi à rétablir le sentiment du tragique dans un univers d'idéaux déçus, de rêves galants, de fantasmes héroïques. 

Une musique implacable et sombre


"Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus." Je ne suis pas certain de citer la phrase dite, que Manuel Garcie-Kilian tire d'un livre qu'il tient à la main (celui-là même que je lisais lorsque je suis allé voir cette pièce: Le temps retrouvé); et voici que déjà le livre tombe au sol. S'élève une musique implacable et sombre (Seilman Bellinsky) qui semble renforcer la confusion entre les rêves qui s'effacent et les lectures qui s'y mêlent: telle est la condition de spectateur que, lorsque les mots se mêlent à ses propres rêves, il en vient à douter de leur réalité. La musique, justement, ne vint qu'à point nommé et sans esprit d'habillage, en évitant la surenchère d'effets qu'il est si facile de produire avec la puissance du rock, comme on l'a encore vu récemment chez Vincent Macaigne. La musique de Seilman Bellinsky vient au contraire comme doucher la logorrhée incessante du couple, cette parole répétitive qui forme parfois des boucles musicales superposées d'une manière virtuose. Un mélange de Schubert et d'Eli et Jacno, nous dit Jonathan Seilman. Quelque chose de solennel et de romantique en fin de partie.
Je sortis de ce spectacle mal réveillé, sans avoir rien noté, ni songé une seconde à une quelconque attente critique, comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés, tâchant de recouvrer au plus vite le sentiment ordinaire de la réalité. Et maintenant, comme ce mélomane qui ne sait plus depuis longtemps pourquoi il aimait la musique, je ne saurais que balbutier mécaniquement: oui, ces deux comédiens ont une classe extraordinaire.

Daniel Morvan


Durée: 1 h 45. Production Fitorio Théâtre.

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