Jean-Claude Pinson est l'écrivain
d'une fidélité à un événement: 1968 et ce qui l'a précédé et
suivi. Paradoxe: cet engagement à vocation universelle, aspirant à
révolutionner l'humain, s'est exercé dans un territoire restreint,
la Loire-Atlantique (L.-A). D'ascendance paysanne, Jean-Claude Pinson
s'affirme même comme "un pur produit L.-A." Il vient de
"là": Ni pope, ni archevêque dans ses ancêtres,
seulement des "bordiers et fermiers embourbés", tels les Cuif et Rimbaud dans la ferme des Ardennes: "À l'exception de ma
grand-mère paternelle, issue d'une famille de restaurateurs nantais
faillis, tous sont des paysans du Marais Breton".
Comme "troisième maillon d'une
lignée d'indigènes des républiques qui se sont succédé depuis
1870", l'écrivain pourrait légitimement revendiquer ses
ancrages et, au tournant de ses 70 ans, chanter les valeurs sacrées
de l'ici et maintenant, comme une momie du local emmaillotée de
citations de Gracq et Michon. Mais l'auteur corrige, se
disant "Nantais, évasivement", davantage enfant des vases
et alluvions de Loire, que cette Nantes prétentieuse où il entend "l'anagramme
de néant" (on se souvient chez Balzac, dans Béatrix, du personnage de la vicomtesse entichée de sa ville, "se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes").
Le livre qu'il publie chez Joca Seria,
intitulé "Là", se présente comme une "ego-géographie"
inscrite dans un triangle d'or Nantes, Saint-Nazaire et Tharon-Plage.
Un livre tout en fragments, composé
d'articles et de textes inédits, remontant le courant comme le
saumon, vers son lieu de naissance en 1947 à
Saint-Sébastien-sur-Loire. En mille sujets abordés, du rugby aux
bruits des gares, de la pêche à pied au free jazz, il répond ainsi
à ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur celui qui a théorisé
la levée en masse d'une multitude de poètes, tout en restant
discret sur l'origine de ses propres aspirations.
Balises d'une vie: La khâgne au lycée
Louis le Grand, abdiquée pour l'existence de "moine-soldat"
de la révolution prolétarienne. Le retour à Nantes en 1967,
l'installation à Saint-Nazaire comme enseignant, pour rejoindre son
épouse, dans l'enthousiasme militant pour cette ville
"soviétiforme". L'agrégation à 37 ans, mais
l'impossibilité de s'identifier à des racines, qu'elles soient de
Nantes (ville "fort engraissée de la traite" dit Michelet)
ou vendéennes (il ne se reconnaît pas dans le "fonds de
commerce de l'hostilité à la république").
Le roman n'est pas son genre, il n'en
caresse pas moins un projet de "vie de Jean Crémet"
(1892-1973), révolutionnaire professionnel qui avait débuté à
l'arsenal d'Indret, membre du gotha de la IIIe internationale et
modèle d'un personnage de La Condition humaine, de Malraux.
Un exemple pour le maoïste: "Nous rêvions de "zone des
tempêtes", mais finalement ne parvînmes qu'à un peu
d'activisme en Loire-Atlantique". Il rêvait de Crémet, il sera
le contraire de Crémet.
Si loin de la Chine populaire, la
Loire-Atlantique de Pinson est essentiellement sudiste, son
Mississipi est la Loire, dont l'auteur aime le parfum sucré-salé,
l'eau douce comme un "noir placenta" d'alluvions, et la mer
"noyant de saumure océane la végétation assoupie sur les
grèves". Fin des grands récits, deuil des illusions
politiques, le lieu d'exercice de la poésie se trouve être ce qui
nous semble le plus convoité par les pouvoirs, l'intime et le corps
retravaillés dans la mémoire. Jolie page, parmi tant d'autres, que
celle des "bousas", bouses de vaches séchées l'été dans
les prés, chez la grand-mère Augustine, paysanne devenue
garde-barrière, dans le Marais Breton: "L'été archivé dans
les bousas libérant dans la cheminée l'enivrant parfum du pré
fraîchement fauché où nous jouions avec un cerf-volant claquant au
vent dans l'abondante lumière d'un soir de juillet, tandis que la
grand-mère, assise sur un tabouret de bois à trois pieds, finit de
traire Pâquerette, la benjamine des deux vaches".
L'autobiographie remonte le temps dans
les traces familiales, par exemple les livrets militaires de sa
famille. Celui de son aïeul maternel, Jean-Marie Gouy, survivant du
carnage de Rossignol, en 1914, s'accompagne d'un carnet rapporté du
camp de Wittenberg. Dans lequel figure un long poème de sa main.
Ainsi, ce grand-père fut poète, s'étonne Jean-Claude Pinson, avant
de prendre sa retraite dans une bourrine de Boin, loin de toute
littérature.
Point de grand geste d'infraction dans
ce livre, ni de culture de l'inattendu. Le texte file mezzo voce,
sans mysticisme sauvage, son exotisme est populaire, il nous emmène
souvent du côté des terrains de sport, gargottes et baraques
foraines; il rend parfois une manière d'écho au dernier Chateaubriand retiré dans son jardin, avec son chat roux né au Vatican, à une portée de fusil d'un grand chemin. Pour témoigner d'une continuité généalogique, l'histoire des grands parents paternels:
Louis Pinson, surréaliste sans le savoir, paysan de Nantes comme
Aragon le fut de Paris, "maraîchin noiraud" et acrobate,
et Suzanne, la grande blonde aux yeux bleus, qui reprochera à son
mari son propre déclassement social, poussant la mésentente jusqu'à
exiger la tombe à part. La fibre populaire de Jean-Claude
Pinson le tient loin des décentrements vertigineux, des excentrismes
romantiques, dans un sentiment orienté par la naïveté première,
celle des déjeuners sur l'herbe, des lises de Loire et de ses vases
saintes. L'histoire de l'aïeul poète vient conforter l'idée de
"poétariat" chère à l'auteur, qui reprend le thème
nietzschéen: "être poète de sa propre existence" - ce
que fut, un temps, le grand-père rescapé?
Le corps, à nouveau, lorsque
Jean-Claude Pinson enchaîne sans ambages sur son "histoire de
prostate", dont la "très prosaïque fonction a besoin pour
s'accomplir de sentir à proximité l'amicale présence du monde
végétal". Les questions organiques ouvrent sur l'harmonie
naturelle, sur "l'invisible remuement que fait le grand
harmonium de la Nature".
Lorsqu'on laisse ce livre pour le
reprendre, on saisit soudain ce qui fait qu'on aime y retourner: sans
doute, "Là" se propose comme un dialogue constant avec les
écrivains (Léopardi ou Vallès), les musiciens (Bach ou Shepp) tout
en feuilletant l'histoire familiale, sauvée par une cassette audio
retrouvée, un carnet de soldat, des images. Il constitue la
Loire-Atlantique en objet autobiographique, et lui invente une
héraldique colorée, "la tuile méridionale, le vert du bocage,
le jaune ocre des marais en été, les bleu-vert changeants de la
Loire".
Avec lui, nous longeons le
rivage de La Plaine-sur-Mer, partageons le bonheur des journées de
lecture, le luxe pastoral, le plaisir aristocratique d'un plumage de huppe, la vie méditative d'une villégiature à la mer de pure
tradition ouvrière: "La mer, magistrale infirmière de toutes
les amertumes".
S'il relève du genre de l'essai, c'est aussi
une vie que le livre retrace, et le lecteur touche à chaque page, au
détour d'un paragraphe sur Mallarmé, aux zones sensibles, à la
perte, au deuil, au sentiment du temps. On aime que ce livre ne se
laisse pas alourdir par ses ancres, ne brandisse pas son petit
drapeau; qu'il ne geigne pas sur la poésie sans lecteurs, qu'il ne
pleure pas sur la chute des utopies, mais au contraire qu'il propose
de nouvelles raisons d'habiter en poète: "C'est vers un autre
mode de vie qu'il faut se tourner; c'est un autre rapport à la Terre
et aux lieux qu'il faut inventer - un rapport poétique, un rapport
non prédateur. Et pour cela l'humanité a besoin de poètes (...)
qu'ils aillent, armée d'instituteurs climato-activistes, hussards
verts de la Terre, en tous lieux défendre et mettre en pratique le
vieil et toujours jeune idéal pastoral propre à la poésie."
Daniel Morvan
Jean-Claude Pinson: Là. Joca Seria, 276 pages, 19,50€.
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