"Il m'est arrivé, raconte
Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ce qui n'est
peut-être jamais arrivé à un auteur: c'est de relire après trente
années un manuscrit que j'avais totalement oublié". Ce retour
sur esquisse est aussi ce qui arrive dans L'amour dans les
sixties, nouveau livre d'Hervé Jaouen. L'histoire? Un roman oublié est
remis sur l'ouvrage par son auteur, qui en voit sa vie changée.
L'auteur breton s'est fait un nom au sein du néopolar, courant littéraire qui a
importé la critique politique dans le roman noir. Mais le présent texte révèle la première grande influence du jeune Hervé
Jaouen: le Nouveau roman.
Tapé à l'Underwood, le récit inachevé avait pour titre
possible "Lov, Thalie & Cie", sous le signe fécond d'amours croisées et entremêlées, selon le modèle inversé de Jules et Jim. Le thème (très ancien,
puisqu'on le trouve dans les romans médiévaux) du manuscrit
retrouvé implique souvent l'effacement de l'auteur, à la faveur
duquel le texte existe enfin de manière autonome. Ici, rien de cela:
c'est un auteur vivant qui reprend possession de son projet ancien,
reflet (autobiographique, peut-on présumer) de sa jeunesse passée, de ses premiers essais littéraires et
de sa vie amoureuse d'alors. Ecrire est réécrire. Révéler le
point aveugle de ce qui fut écrit mais non lu par son auteur - à la
façon d'une enquête policière ou d'une psychanalyse. Avec cette
belle idée sous-jacente qu'il n'est pas de vie réussie qui
n'accomplisse pas le rêve qui se trouve à son origine, la fiction
qui la fonde. On peut se passer de romans? Autant qu'on peut se
passer de rêves.
Comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie
Un si beau projet valait bien un permis
(littéraire) d'exhumer, et c'est un brasier d'images et de
fulgurances qui accompagne la réouverture du livre, enchâssé
(comme un texte sacré sous les bandelettes d'une momie) dans un
nouveau roman qu'on voit s'écrire.
L'histoire: Etienne Deville a "raté
le coche" littéraire. Auteur trop vite découragé, il s'est tourné vers le
journalisme local. Pourtant, à l'occasion de ses noces d'or avec
Louise, l'ancien reporter décide de reprendre le dossier. Au point
où il l'avait laissé: mort.
Comme on feuillette un album photos,
Hervé Jaouen décide de "revisiter ce texte qui, peut-être,
s'il l'avait travaillé, lui aurait valu la reconnaissance éditoriale
d'un talent précoce, et un chemin de vie moins prosaïque". Il
ne lui reste qu'une version papier d'un premier jet "compact,
indigeste, rebutant", qu'il entreprend de ressaisir sur
ordinateur, dans une police de caractères "typewriting" (à la manière de certains textes de Stephen King).
Ce faisant Hervé Jaouen se livre à la plus grande autocitation de son oeuvre. Procédé rhétorique qui permet de retrouver la primeur de son inspiration, et tout le style années soixante qui s'y trouve attaché. Le prénom Muriel, comme le film de Resnais, la Simca Océane bleu, le Prisunic devant lequel on se donne rendez-vous, la boîte de nuit où l'on joue Petite Fleur de Sidney Béchet, ces signes d'époque nous renvoient à l'univers des trente glorieuses, aux films de Vadim et Bardot, au romantisme godardien. Et c'est avant tout cette atmosphère éblouie des sixties, cette sensation de visiter le palais des dieux de la jeunesse, qui dès les premières lignes enchante le lecteur. Et le captive, en même temps qu'il observe avec fascination l'écrivain pris en défaut, d'abord parce qu'il a renoncé à son art pour le galvauder, jeté le gant au moment où tout était possible. Mais aussi qu'il n'a pas su comprendre un événement essentiel de son existence, pourtant écrit là, en toutes lettres.
Ce faisant Hervé Jaouen se livre à la plus grande autocitation de son oeuvre. Procédé rhétorique qui permet de retrouver la primeur de son inspiration, et tout le style années soixante qui s'y trouve attaché. Le prénom Muriel, comme le film de Resnais, la Simca Océane bleu, le Prisunic devant lequel on se donne rendez-vous, la boîte de nuit où l'on joue Petite Fleur de Sidney Béchet, ces signes d'époque nous renvoient à l'univers des trente glorieuses, aux films de Vadim et Bardot, au romantisme godardien. Et c'est avant tout cette atmosphère éblouie des sixties, cette sensation de visiter le palais des dieux de la jeunesse, qui dès les premières lignes enchante le lecteur. Et le captive, en même temps qu'il observe avec fascination l'écrivain pris en défaut, d'abord parce qu'il a renoncé à son art pour le galvauder, jeté le gant au moment où tout était possible. Mais aussi qu'il n'a pas su comprendre un événement essentiel de son existence, pourtant écrit là, en toutes lettres.
Un roman et trois amours
Dans le livre dans le livre, le
garçon s'appelle Lov (chemise ouverte, cigarette au coin des lèvres, séducteur posant devant sa machine). Ce jeune Rubempré mène de front un roman et trois amours: Muriel (brune aux yeux noisette, bachelière littéraire), Thalie (infirmière en robe à fleurs, accroche-coeurs
sur les joues, aventure parallèle avec un interne en médecine) et
Livia (pure apparition façon Antonioni, parle anglais et
demande à Lov de ne pas "aller trop loin").
Ultime
maniérisme: le roman parle d'un roman dont le
héros écrit un roman. Autrement plus sombre, celui-ci, qui se situe
pendant la guerre d'Algérie. Un intellectuel d'extrême-gauche nommé
sergent est chargé du "nettoyage" des djebels. Bataille
d'Alger. Attentat. Envers du décor des années soixante, sale guerre
dont Lov se lave en écrivant des proses poétiques, flottant sur
l'amertume existentielle: "Il était grand temps de te fondre
dans le troupeau, cerveau blanchi, juste capable d'appréhender tes
minuscules néants tangibles: le journal, les chiens écrasés,
lignes fastidieuses, ton cabriolet Simca, l'aventure nervalienne avec
Livia, la brève coucherie avec Muriel, la pauvre Muriel qui
t'expédiait de Brest des cartes postales pornographiques (...)".
Quand le roman "à la noix" s'épuise comme son auteur, la
guerre amoureuse cavale en un récit qui juxtapose les voix et les
regards. Ce déploiement de points de vues organisés en facettes,
aurait-il vraiment pu signer la fin prématurée d'une carrière
littéraire? Le récit de l'échec est une réussite: cette immersion
dans l'imaginaire d'un jeune écrivain qui donne de ses premières
nouvelles est en soi une belle expérience de lecture.
Un acte final d'opéra
Louise et Etienne forment un "vieux
couple idéal", mais lui seul se souvient encore (parce qu'il
l'a écrite) de la manière dont Thalie organisa une sorte de "flirt
sacrificiel" et de duel entre l'Interne, son amant, et Lov. Quel
était l'enjeu, le secret de cette mise en scène? Ce sera un Graal
amoureux que l'écrivain a pour désir de révéler, à mesure qu'il
réécrit le livre-source pour l'interpréter. Au chapitre suivant,
nous les trouvons retraités, mots croisés, whisky ou cherry au coin
du feu, lorsque la scène finale d'affrontement entre Etienne et son
rival, dont la toujours belle Louise prétend avoir tout oublié,
revient à la mémoire d'Etienne. Le voici, le point aveugle. Si
seulement Louise s'en souvenait, ils pourraient purger le passé, en
reconnectant l'ardeur amoureuse avec sa source ancienne, presque sa
douleur originaire. Etienne propose une promenade sur les lieux, dans
un village des Montagnes noires. Route de nuit vers le village des
coeurs brisés, bal du 14 juillet, dancing des Glycines, acte final opératique sur la musique de La Traviata, l'enregistrement craque comme
la mémoire; révélation d'un secret jamais avoué, purgation des
passions... On ne sait quel Hervé Jaouen, quelle version de lui-même
annonçait ce roman d'apprentissage, et qui s'est redistribuée avec
succès dans le roman noir. Mais cette manière de reprendre son
propre héritage, de remettre en circulation les histoires de coeurs
pour les faire battre à nouveau, est plus émouvante qu'un simple
jeu d'écriture: quelque chose attendait d'être écrit dans ce roman
de jeunesse, et c'était simplement le roman de l'amour réuni au
Temps.
Daniel Morvan
Hervé Jaouen: L'amour dans les
sixties. Diabase, 154 pages, 16€. Parution le 15 octobre.
et sur le site de l'éditeur Diabase
et sur le site de l'éditeur Diabase
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