L’avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes.
André Breton, Jacques Vaché (Les pas perdus).
Uchronie (1)
La littérature aime à reconstruire sa propre histoire. A imaginer des morts qui ne seraient pas morts. C’est le cas de Jacques Vaché, dont le suicide permet à André Breton de fonder le mouvement artistique majeur du 20e siècle: le surréalisme.Que serait-il arrivé, monsieur X. (1), si Jacques Vaché n’était pas mort ?
Il serait mort tout de même. Mais dans sa mort, il devient quelqu’un d’autre. Ce que je vais vous dire, après avoir levé un préalable éthique : L’idée d’une réversibilité du suicide menace le précieux commerce que nous entretenons avec nos morts à nous, qui seuls comptent. Cette *imagination de la mort* est peut-être ce que la vie a de plus beau. Les morts doivent rester morts, et nous, nous devons souffrir.
Eh bien, c’est dit. Alors, si Vaché ne s’était pas suicidé ?
Pourquoi faire appel à la mort pour imaginer des possibles ? Il n’y a que ceux qui se croient un seul être d’un bloc, lâché sur le mini bobsleigh du parc de Procé, qui rêvent aux sorties de route. Tous les autres les vivent. Jacques Vaché a d’ailleurs répondu à votre question, dans une lettre à André Breton : « Vous me croirez disparu, mort et un jour – tout arrive – vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a couru. Seuls quelques livres, - bien peu, dites – soigneusement enfermés à l’étage supérieur attesteront que quelque chose s’est passé. » Qu’ajouter à cela ?
Vaché se voit survivre en vacher : un peu court, tout de même. Peut-on imaginer autre chose qu’un simple jeu de mots ?
Admettons : Jacques Vaché n’est pas mort le lundi 6 janvier 1919 à l’hôtel de France à Nantes. Il ne sera pas étendu nu, en compagnie d’un ami. Il n’aura pas absorbé l’opium qu’on utilisait en médecine pour les amputations, pour s’amputer du monde. Il aura survécu à cette surdose qui semble annoncer d’autres morts qui nous fascinent, parce qu’elles sont des morts dans des hôtels, Dylan Thomas, Jimi Hendrix, Marco Pantani, Jim Morrison, Janis Joplin, Cesare Pavese. Mourir dans un hôtel est une mort d’artiste, parce que l’hôtel est la maison de l’artiste. La mort de Vaché est bien différente de celles-là. Vaché n’est pas mort, il a été assassiné.
Un nom?
Mais nous le connaissons tous: André Breton. Il a fourni l’opium. Son mobile ? Jacques Vaché vivant, il n’aurait pu fonder le surréalisme. Dans une nouvelle de Borgès, Judas assassine le Christ pour fonder le christianisme. Vaché fut le Christ de Breton. Vous vous souvenez qu’il était l’infirmier du grand mirliton roux. Il détenait la clef de la boîte à pharmacie de l’hôpital auxiliaire 103 bis, à Nantes. Il disposait des remèdes. L’opium à partir duquel l’on composait les anesthésiques.
Vaché survivant à l’overdose ? Imaginer Vaché au milieu de ses bovins, notable rangé, improbable président d’une académie de basse-Loire, auteur (comme il dit) d’une "réussite dans l’épicerie", me semble impossible. Vaché a été liquidé aux opiacés par celui qui a compris son génie, au nom d’un pacte qui fait de lui-même l’apôtre de ce qu’il a tué : André Breton. La preuve que Breton a cherché son Messie est qu’il l’a trouvé deux fois. La répétition prouve l’intention.
Double déicide ?
Jacques Vaché, et Arthur Cravan, lui aussi suicidé : vous ne la trouvez pas suspecte, cette affection qui se pose préférentiellement sur des suicidés ? On ne fonde d’église que sur des sacrifiés, qui ont placé le refus de l’ordre dans leur propre vie, sans négociation possible ; je pense également à Nadja, celle qui marche la tête haute. Breton eut aussi des aînés, comme Apollinaire, qui énonce en 1917, la cervelle à l’air, l’idée claire du surréalisme, mise en pratique, au même moment, par Tzara et sa bande. Un aîné vous annonce et vous enfante ; un suicidé vous fait entrer dans la grande scène sacrificielle. Vous ne pourrez plus ensuite réapparaître parmi les vivants comme un simple mortel.
Cravan eût été une option. Nous aurions eu le mythe du boxeur sublime et sanctifié. Mais Breton n’eut pas la maîtrise du suicide de Cravan ; au contraire il contrôla totalement et pharmaceutiquement Vaché. Il avait reçu sa parole énigmatique, qui ne consiste qu’en quelques lettres et des pitreries comme de surgir dans un théâtre en brandissant une arme chargée. Vaché lui-même ignore la portée de tout cela, c’est un cancre qui ne veut pas grandir. Breton, lui, veut s'élever. Il veut fonder. Il se veut pape du bizarre. Il lui faut créer un mythe. Il tue son dieu.
Comment cela s’est-il passé ?
Il suffit de lire Breton, qui avoue tout : il rencontre Vaché à Nantes en 1916. Il est interne au centre de neurologie de la rue Marie-Anne du Boccage, et soigne Jacques Vaché, interprète auxiliaire, en traitement pour une blessure du mollet. Nous entrons avec Breton dans l’espace de la pure fascination: « Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. »
Inutile d’en dire plus : Breton est révélé à lui-même par ce patient qui dessine des petits princes, une sorte de Saint-Exupéry en négatif, qui moque en lui le « pohète » mallarméen – celui que Breton serait resté sans cette rencontre. Breton le dit dans ces lignes magnifiques, qui justement répondent à votre question sur les possibles : « Sans lui j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. » Vocation implique appel, désignation par un doigt divin ; Vaché permet à Breton d’identifier ce que recouvrait l’idée fausse de la vocation : l’idée géniale d’une vocation qui ne se reconnaît aucune transcendance.
Dites-moi maintenant ce qui serait arrivé si André Breton avait dû hériter d’un Jacques Vaché vivant?
La présence insurpassable de Vaché alité, André Breton devra la rayer afin de se l’enfoncer profondément dans le cœur, et d’en pouvoir exhiber les stigmates. Ces deux hommes de *l’arrière* vont conclure un pacte de suicide. C’est, répétons-le, Breton qui détient les fioles, le chloroforme que l’on ne dispense qu’avec parcimonie, et le royal opium.
Sur quelles preuves appuyez-vous cette hypothèse d’un pacte suicidaire ?
Sur la chronologie des lettres et des rencontres. Reprenons. Le 6 janvier 1919, chambre 4 du Grand Hôtel de France, Vaché meurt après avoir absorbé quarante grammes d’opium. Son compagnon échappe de justesse à la mort.
Breton a quitté Nantes en mai 1916. Il dit n’avoir revu Vaché que « cinq ou six fois ». Notamment le 23 juin 1917, alors qu’il se trouve est en traitement à l’hôpital de la Pitié, à Paris. Ils doivent se retrouver à la première des *Mamelles de Tirésias* d’Apollinaire. Breton : « Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. »
Ils se revoient encore la même année 1917, à l’occasion d’une permission de l’interprète Vaché, sur les bords du canal de l’Ourcq. Vaché ne parvient pas à s’imaginer un avenir sous une autre forme que dérisoire. L’idée de vivre le fait rire. Jusqu’à la « fameuse lettre du 14 novembre 1918, que tous mes amis, dit Breton, savent par cœur ». Une lettre où Vaché revient à nouveau, amèrement, sur l’emploi de sa vie : « Je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être à a manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite)… » Et encore : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou mineur, ou sonneur. » Avant la clôture testamentaire : « Tout ça finira par un incendie, je vous le dis, ou dans un salon, richesse faite. – Well. »
A partir de cette dernière rencontre avec Breton, Vaché a donc décidé d’en finir ? « Tout ça finira par un incendie » : Tout est déjà écrit, à partir de ce moment ?
Voyez comme l’idée d’une survie de Vaché est improbable. Quelques semaines seulement nous séparent du 6 janvier 1919. La prédiction de « l’incendie » suit de très près la dernière rencontre avec Breton, sur les rives du canal.
Et Breton de conclure (dans ses souvenirs) par une provocation : « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. »
Il sait que ni Vaché ni son ami ne sont des fumeurs expérimentés, l’opium se pratiquant dans des clandés de troisième sous-sol, à la Simenon, fréquentés par des Américains. Vaché a choisi de finir la nuit à l’hôtel avec des camarades de bordée. Ils ne disposent pas de la panoplie du bon opiomane ; ils beurrent des cigarettes blondes avec l’opium qu’ils ont préalablement chauffé, puis l’avalent. Si l’opium est là, c’est pour un tout autre usage que récréatif. D’ailleurs les premiers compagnons, américains, de cette orgie, ont rapidement fui, effarés.
Sait-on d’où venait cet opium ? Est-il prouvé qu’il avait été donné par André Breton ?
L’enquête de police se concentra très précisément sur votre question. Sa provenance n’a jamais été élucidée. La presse locale reprend fidèlement le rapport de police qui consigne le témoignage du père : « M. V… père a déclaré qu’il avait bien vu dans la chambre de son fils le pot en faïence (contenant l’opium), recouvert et ficelé, trouvé à l’hôtel de France, mais qu’il n’y avait pas pris garde, car il avait toujours pensé que c’était un pot de confiture que son fils avait rapporté d’Aix-la-Chapelle, où il était avec son régiment avant de venir en permission. M. V… a ajouté qu’il n’avait jamais eu d’opium chez lui et qu’il ignorait, dès lors, comment son fils avait pu se le procurer. »
Je pense que l’on peut croire M. Vaché père. Et je conçois mal que Vaché ait pu se procurer l’opium dans sa caserne, mais plutôt à Paris, étape de son voyage de permission vers Nantes. M. V… aurait dû se souvenir que son fils avait à Paris un ami infirmier, qu’il rencontra pour la dernière fois sur les bords du canal de l’Ourcq. A l’abri des regards, André Breton a glissé les boulettes d’opium dans la poche de son ami.
Je reviens maintenant à notre question première, si vous voulez bien. Si Vaché avait survécu à cette nuit d’opium ? Quelles en sont les conséquences, petites ou grandes, pour l’histoire de l’art, et donc pour l’histoire ?
Sans la mort de Vaché, Breton ne peut devenir le prophète de l’insurrection qui vient. Comme la publication des *Lettres de guerre* est l’un des premiers textes de Breton, on voit bien que l’affrontement entre les dadaïstes et le clan Breton est la lutte entre deux versions, girondine et montagnarde, de l’avant-garde européenne : Jacques Vaché et Tristan Tzara, Nantes et Zurich. Vaché est l’âme du surréalisme. Ayant survécu, il n’aura pas été sanctifié par Breton, Breton ne se sera pas proclamé chef, et sera resté ce qu’il était, un « pohète » à l’ancienne, un rimailleur. Ne cherchez pas les possibles ailleurs que dans le possible.
De quelles avant-gardes parlez-vous ?
Celle de Vaché consiste dans « l’umour », qui est une sensation de l’inutilité théâtrale de tout. Elle est dandy, jarryesque et désinvolte. Elle n’a pas d’avenir. Il n’en restera qu’un nom qui flamboie au fronton du XXe siècle. L’œuvre de Vaché, c’est son nom. L’avant-garde de Dada est plus combative, plus féconde et plus théâtrale. Elle a conçu un programme, qui consiste à rompre avec le monde ancien, ses conventions et son esthétique (qui ont accouché d’un monstre, la guerre mondiale) en transgressant les formes admises, en favorisant le désordre, le hasard, le merveilleux, bref, tout ce qui échappe aux intentions humaines. Ils avaient raison.
Et c’est déjà le programme d’Apollinaire, mais Apollinaire est mort. Dada est un laboratoire central. Breton resté simple mortel par la survie de Vaché, la tendance Tzara ne rencontre aucune opposition et triomphe. Dès lors, le scénario est classique. Comme il faut bien qu’une contestation soit absorbée par les « seigneurs de la guerre », ceux-ci (Jacques Rivière et André Gide, patrons de la Nouvelle Revue Française) vont organiser le triomphe, et donc la mort, du dadaïsme. L’outsider Tzara devient chef de la NRF et décroche le Nobel, avec un ouvrage dont on prétend que Gide a été le « nègre ». Il domine toute la scène littéraire. Ecoeurés, Sartre et Beauvoir s’exileront en Chine et deviendront les conseillers politiques de Mao. Ils feront partie de la « bande des quatre », qu’ils portent à six. Beauvoir organise des décapitations publiques dans les stades, Sartre devient l’eunuque du Prince. Ils se suicideront en prison, avec la veuve sanglante. C’est un scénario possible, mais il y en a d’autres.
L’autre scénario, ce serait l’ascension parisienne de Vaché ? Et du coup, les deux leaders historiques de l’avant-garde, Vaché et Tzara, sont sur le ring ?
C’est possible. Jacques Vaché n’est donc pas devenu marchand de veaux à Guerlesquin, mais journaliste. J’imagine cette atrocité : Un Vaché pétainiste sanctionnant les livres novateurs pour plaire à ses chefs. Sauvé par un médecin américain qui aura su lui administrer les tonicardiaques appropriés, il fait carrière et culmine dans la rubrique littéro-hippique. Echappe-t-il à ce destin ? Oui, car il se fait remarquer pour ses billets dans *Le phare de la Loire*. Il monte rapidement à Paris et devient critique à la NRF : c’est le petit protégé d’André Gide.
Mais ne venez-vous pas de dire que Tristan Tzara occupait déjà la place de patron de la NRF ?
Cela s’appelle une rivalité de pouvoir. Ici, grande bifurcation historique : ou Vaché s’allie avec Tzara (pour devenir son lieutenant et flinguer tout ce qui est moderne), ou il l’affronte. Je préfère qu’il l’affronte.
Ce qui s’est passé est d’ailleurs inouï, lorsqu’on songe que Vaché, suicidé, serait devenu l’icône du surréalisme. En 1920, Gide commence à critiquer Dada et Tzara dans la NRF. C’est le scénario inverse du précédent : Gide préfère Vaché. Il y a donc un homme en trop. Les flingues sont posés sur la table. Pour allumer l’incendie, notre Jacquot de Nantes publie un brûlot : *Contre Dada*, où Tzara est qualifié de « juif cosmopolite » (il répète ce qu’il a entendu dans la bouche de Gide). *Dada nous pompe*, proclame-t-il dans un autre pamphlet. En effet, Dada nous pompe l’air. Il commence à ressembler au Comité de salut public. Aragon, qui deviendra un chanteur respecté, et parolier de Suzy Solidor (je vous renvoie au bel ouvrage de Nathalie Piégay-Gros, Aragon et la chanson, Textuel 2007) appelle de ses vœux la Terreur. Quoi qu’il ait transgressé, à combien de lois qu’il ait contrevenu, Vaché est désormais du côté de l’ordre. Le chef de file de la réaction. Il prépare « un joli coup de grisou ». Il en a tant parlé qu’il doit passer à l’acte. Cela se passe en décembre 1920. Le samedi 21, si mes souvenirs sont bons…
Le 21 décembre 1920 ? Par exemple ! C’est le jour de la mort d’Hippolyte Rouby, ancien sénateur républicain de Corrèze, auteur de *L’hystérie de Sainte-Thérèse *!
Vous allez me demander : et si Hippolyte Rouby n’était pas mort ? Non, s’il vous plaît : ne déviez pas. Le 21 décembre 1920, donc, a lieu le vernissage d’une exposition de Picabia (*Jésus-Christ rastaquouère*). Jacques Vaché décharge deux revolvers dans la poitrine de Tristan Tzara, qui décède. Suivent la prison, les regrets, la réhabilitation. Je suis souvent allé le voir à la Santé, il était revenu au dessin. On vient de republier la version illustrée de ses Lettres de prison. Son chef d’œuvre, de l’avis général. Si vous voulez vous le procurer, il vient de reparaître en collection Quarto, avec l’intégrale de ses romans policiers. Des romans « marqués d’ironie désenchantée », selon la préface de Philippe Djian, qui se proclame son héritier. Dans cette édition, on trouve aussi les Lettres de guerre. Elles ne sont citées qu’en annexe, avec les excuses de l’éditeur, navré de leur pauvreté. Si vous lisez l’index, vous trouverez tout le monde, de Jacques Abeille à Michel Zimbacca, sauf André Breton. Aux oubliettes.
L’uchronie est plus cruelle encore que le destin ! Mais justement : Qu’est devenu André Breton ?
Eh bien, la leçon de l’époque ne lui a pas profité. Il affectera le mépris pour Tzara, mais un mépris stérile qui l’empêche de tenter le putsch littéraire. Il n’est pas assis sur les épaules de Vaché. Il ne prend pas le pouvoir. En s’appuyant sur le prestige de Vaché l’embastillé, Gide instaure la dictature millénaire de la NRF.
Breton n’écrira donc pas, avec Philippe Soupault, l’ouvrage fondateur, Les champs magnétiques? Pas de : « Prisonnier des bulles d’air nous sommes des animaux perpétuels » (2) ?
Soupault est également absent de l’index du surréalisme. Et Breton va exprimer autrement son goût pour les « petits objets inimaginables, sans âge, jamais rêvés » qu’il aime trouver chez une héroïne de Paul Morand. Hors la pourpre cardinalice, un seul métier possible pour André Breton : les antiquités. On se souvient peut-être d’un Dédé la brocante qui, entre Locronan et Nantes, vantait avec un talent remarqué la beauté des jouets mécaniques cassés, des orgues à vapeur, des corsets à ramage, des bénitiers de faïence, des peintures idiotes et des toiles de saltimbanques. Il s’était associé avec un ami de boisson que j’ai bien connu, Yves Tanguy. Tous les deux, ils avaient le chic pour dénicher les trucs les plus bizarres. Des tas d’artistes allaient se fournir chez eux, Arman, César, Tinguely, Villeglé, Hains. On n’oubliera pas la citation imparable de Niki de Saint-Phalle : « Nulle beauté plus convulsive que cette statue spontanée que j’ai découverte dans le bric-à-brac de Breton et Tanguy, à Ploumilliau, association hallucinante d’une vierge romaine et d’un arbre à cames, vouée à être jetée aux ronces. »
Mais alors, il ne peut avoir rencontré Julien Gracq dans un hôtel de Nantes, la veille de la guerre ?
Je vous vois venir, sautillant à cloche-pied de la tête de Vaché à celle de Breton, puis celle de Gracq, pour affirmer qu’en survivant, Vaché a aussi tué Gracq. Eh bien non, ou plutôt oui. Le jour où il aurait pu rencontrer Gracq, Breton était occupé à fourguer les lettres de Vaché à un de ses collègues de la place Viarmes. Je me souviens du tableau, j’y étais : scène pathétique que ce trafic de lettres cédées pour le prix d’une caisse de gros-plant, au pied de la statue de Charrette. Elles furent retrouvées par miracle chez une confiturière de Chantenay, une dame Lhomeau, je crois bien, qui avait connu la sœur de Vaché à la pension des Dames Blanches. Vous savez, le bagne de filles, du côté de la rue de Gigant, à Nantes. Gracq n’a pas reçu de Breton la lettre d’éloges qui l’a lancé dans le monde des lettres, après la publication d’*Au château d’Argol.* N’ayant pas été adoubé par Breton, Gracq n’a pas existé en tant qu’écrivain. De lui, on gardera le souvenir d’un *hermétique mineur* du XXe siècle français. Je crois que Gracq s’est ensuite fait connaître pour d’autres raisons.
Je vous vois venir, moi aussi : c’est bien lui qui a assassiné Staline après la signature du pacte germano-soviétique ?
Mon uchronie s’appuie, comme pour Breton, sur le plus vraisemblable : Gracq, sous le nom de Louis Poirier, se fera connaître comme ayant été le coach de Ulf Andersson, que battit Gary Kasparov en 1979, alors qu’il n’avait que 16 ans.
Dites-moi, ce n’est pas bien glorieux. Et si Ulf Andersson avait Gagné ?
Vous souvenez-vous que Kasparov est l’auteur d’un ouvrage de stratégie ?
Dont le titre est…
*Et le fou devint roi*. Eh bien, le fou serait devenu roi. Kasparov aurait, de toute évidence, pris la tête du mouvement anti-corruption qui empêcha l’accession de Wladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie.
C’est curieux, j’ai toujours cru que M. Poirier était devenu professeur de géographie.
Beaucoup le croient, en effet.
Daniel Morvan
1. : Cette entretien imaginaire est parue dans la revue PLACE PUBLIQUE, dont le directeur Thierry Guidet avait consacré un numéro entier aux "uchronies". Avec mes remerciements à Patrick Pesnot, dont l’émission « Rendez-vous avec X », qui était diffusée chaque samedi sur France Inter, a inspiré ce dialogue.
2: Incipit des Champs magnétiques.
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