Entretien
Julia Kristeva, psychanalyste, romancière. Dernier ouvrage paru : Beauvoir présente (Fayard, 2016). Invitée aux rencontres de Sophie, ce week-end au Lieu Unique
Le public aime les rencontres philosophiques. Comment interprétez-vous cet engouement ?
Le monde où nous vivons nous oblige à défendre l’humanisme et, sur ce chemin, nous rencontrons la philosophie. Refonder l’humanisme passe par deux voies : reprendre la philosophie des Lumières, rendre ses valeurs à nouveau partageables. Et engager une exploration du sentiment religieux, non pas comme une survivance du passé (sans quoi il nous revient comme un boomerang sous forme d’intégrisme), mais en prenant au sérieux le besoin de croire.
L’intimité est-elle aussi en train de changer ?
L’intime est un lien amoureux. Le besoin de croire préreligieux en fait partie. Je l’aborderai sous deux aspects. Le psychisme humain conserve, d’une part, l’empreinte sensorielle de la dépendance à la mère, ce qu’on appelle le sentiment océanique. Mais aussi, et d’autre part, l’enfant se construit par une identification avec le père.
Lorsque ce besoin de croire est satisfait, le désir de savoir peut se développer, avec ses mouvements de révolte et de quête d’idéalité. Je prétends qu’on oublie trop souvent le lien parents - enfants et ce besoin de croire méconnu ou mal reconnu peut conduire aux attitudes destructives et aux « idéaux » du terrorisme.
Le terrorisme trouverait-il ses racines dans un affaiblissement du lien entre parents et enfants ?
Pas seulement. Mais il est vrai qu’à côté de la famille recomposée, on assiste aux retours des archaïsmes, du cocooning et des formes classiques de soumission. On accepte la polygamie et certaines féministes en viennent à justifier les agressions sexuelles de Cologne.
Il serait criminel de démissionner devant ces croyances, notamment islamistes, qui considèrent les femmes comme des proies et propagent la soumission à une orthodoxie de masse.
Vous en appelez précisément, dans un ouvrage récent, à relire Simone de Beauvoir.
Pour cette raison, j’ai pris l’initiative de créer le prix Simone de Beauvoir et je suis choquée qu’on ne l’enseigne presque plus en France. Le prix encourage le combat féministe, notamment dans les pays émergents et le tiers-monde, où les droits des femmes sont bafoués et des millions de femmes subissent le mariage forcé.
La philosophie, qui s’étonne et interroge, prépare les hommes et des femmes aux combats pour la liberté.
Y compris le combat de Thérèse d’Avila, à qui vous avez consacré un livre, Thérèse, mon amour ?
Dans la crise actuelle des valeurs, s’il y en a une à sauver, c’est l’amour de la vie. Contre le déferlement de la pulsion de mort au nom de la religion, nous devons réinterpréter la tradition religieuse, jusque dans la vie amoureuse : l’expérience religieuse de Thérèse, sainte baroque et charnelle, nous est précieuse. Face au dogme, elle ne conçoit pas l’amour comme stationnaire et invite ses lecteurs à faire « échec et mat à Dieu ».
Dieu est pour elle un partenaire jouable ?
Parce qu’aimable. Je faisais d’ailleurs partie des quatre philosophes invités par Benoit XVI pour représenter les non-croyants lors de la rencontre interreligieuse d’Assise, en 2011. Et le pape a affirmé que « personne n’est propriétaire de la vérité ».
Vous étiez proche d’Umberto Eco, mort le 19 février 2016?
Oui, il travaillait dans ce même esprit. Il était fasciné par les coulisses du sacré, où le romancier faisait évoluer ses personnages hérétiques. Cet érudit était un boulimique de culture, qui ne s’accomplit, pour le meilleur, que dans le rire !
Recueilli par Daniel MORVAN.
Photo Maurice Rougemont
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