"Se
perdre, s'oublier. Fatigués de tourner en rond entre Nantes et
Tharon. De caboter entre soi et soi-même en pays sot breton/ se
perdre, s'enfoncer en Sibérie. L'intérieure, celle qu'on porte en
soi. Pays mongol et monotone où l'on broie jour et nuit du noir. Et
la vraie, l'extérieure, la glaciale et très loin de Montmartre, où
l'on peut encore respirer de grands bols d'air soviétique. Celle
qu'on a vue avec les yeux du corps: à Novossibirsk, à Irkoutsk. Et
même Oulan-Oudé, qui est en Bouriatie, au bord de la Mongolie
Extérieure."
Cet
abécédaire d’allure enfantine nous mène de Α (comme Alissa,
petite-fille du narrateur) à Я (ia comme Yanka) en passant par Ж
(jé comme Jénia) et Ю (iou comme Ioulia). Un livre dont ne fait
pas aisément le tour, comme son objet, la "Soviétorussie"
(selon le mot de Marina Tsvétaïeva), ou encore "Cyrillie",
à la fois pays réel et univers imaginaire de lettres. Une sorte de
méthode Assimil à la manière de Jean-Claude Pinson: comment
apprendre "à converser en russe sans peine au coin du feu en 70
leçons".
Jean-Claude
Pinson confie avoir décidé d'écrire cet alphabet le jour où il
donnait ses derniers cours de philosophie à la faculté de Nantes,
devenant ainsi "maître de conférences honoraire", le 24
mai 2008, le jour de la fête de l'écriture. Un livre né de l'amour
du russe, de l'alphabet, de la couleur rouge ("la couleur des
couleurs"), du tac-tac ferroviaire à 5 ou 7 temps des trains
lancés à travers la steppe, quand fume au bout du compartiment
l'imposant samovar, surveillé par une gardienne à casquette, la
maîtresse du thé. Comme un souvenir de Michel Strogoff... Ce livre
est à la fois syllabaire, récit de voyage, micro-fictions, poème
en prose citant des poèmes en vers, autobiographie, méditation sur
la mort, bestiaire et, à la manière de Victor Hugo, roman familial
où l'auteur s'exerce à l'art d’être grand-père, en compagnie de
la charmante Alissa.
Le
lecteur non averti devra d'abord assimiler le dispositif très
particulier du livre: plusieurs voix se croisent et se répondent,
comme sur une scène imaginaire. Jean-Claude Pinson fait entendre,
outre lui-même, la voix du poète Lermontov (tué en duel à 27 ans,
dans la ville d'eaux de Piatigorsk), et celles d’autres revenants
qui viennent donner la réplique (un sosie du poète italien Leopardi
; un double du philosophe français Kojève, un faux B(e)audelaire…).
Jean-Claude Pinson s'y entend pour brouiller les pistes, faire
proliférer les métaphores, déjouer une lecture qui réduirait
l'ouvrage à une linéaire autobiographie. Celle-ci est pourtant bien
le fil rouge qui nous conduit, à travers cet abécédaire amoureux,
au fil des pérégrinations du narrateur et de ses acolytes jusqu’à
Vladivostok.
Un
récit de voyage? "C’est bien plutôt une relation d’errances,
tant géographiques que linguistiques", nous dit l'auteur. Nous
lirons de belles pages sur l'expérience ferroviaire du temps: "Pas
mieux que le train pour une première expérience de l'espace et du
temps russes. Tranche de vie garantie et tranche d'histoire aussi.
Car c'est encore la Russie d'autrefois, ses chemins de terre en allés
au milieu des champs, ses villages et hameaux semés de guingois au
bord des rivières et des bois, qu'on n'en finit pas de découvrir
par-dessus les rideaux qui ornent les fenêtres du couloir où l'on
en vient fumer pour tuer le temps. Tandis que soviétiques encore
sont les petites villes de province dont on entrevoit au lever du
jour, depuis les quais des gares où le train fait de longs arrêts,
l'architecture à colonnades et l'inévitable grand-place avec statue
d'un Lénine musculeux et prolétarien." On rêve presque du
roman de voyage que ce livre pourrait être, et qu'il contient.
Alphabet cyrillique ne peut pas se réduire à cette
dimension: la matière du langage est toujours le point de départ de
la méditation. Ainsi, à la lettre Ж, qui est l'initiale de jaloba,
plainte: la consonne Ж "est toujours une consonne dure",
évoquant "non pas les simples jérémiades perso, mais la
grande plainte de l'immensité russe, où très vite se trouvent
engloutis, points minuscules dans la steppe enneigée, les je qui peu
à peu s'effacent".
"L'intention"
de ce livre? Certainement pas un inventaire des décombres du projet
soviétique, ni une psycho-géographie désabusée: Le poète ne
propose pas des objets calibrés pour un lecteur contemporain, mais
fonctionne davantage sur l'intuition angoissée du post-moderne, un
peu à la façon d'Antoine Volodine. Sa Russie est inouïe, à la
fois passée et encore à venir. C'est la rencontre des deux chaos
qui fonde l'harmonie de cet ouvrage - ni simplement Russie, ni
uniquement Pinson, mais collision d'un intime et d'un "extime",
d'une intériorité à la fois douloureuse, par le deuil, et
heureuse, par l'amour, et de cette extériorité inépuisable qu'est
la Russie.
Pinson
illustre son pessimisme dans le double sens du mot "mir", à
la fois monde et paix. "Voyager en Russie n'aura été qu'un
leurre, une illusion (certes belle). Coupés du monde on est restés.
(...) Et pas davantage la paix n'est revenue dans nos cœurs.
Inapaisés on est restés. Très remontés contre le cours indigne,
affreux, débilitant, réfrigérant, du monde". Poète sans
illusions, l'auteur cherche en l’autre Russie, la secrète,
éloignée du Kremlin, un empire de signes où se dissipent les
perceptions trop sûres. Il cherche à dépayser son propre réel au
contact des découpages et des images proposés par le russe. Il
pratique le « nécessaire abandon à l’espièglerie des
mots » que recommandait Novalis, tous les jeux étant bons à
prendre : ainsi liess (forêt, en russe) est-il objet de
liesse : « grande joie que c’est/ liesse en été/ d’y
aller, en forêt, bien nommée, faire griller des chachliks, des
brochettes de mouton ».
Mais
à quoi bon, aujourd’hui, rêver d’une russification de la
poésie? "Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je
cherche"... Œuvre de projection dans l'espace, cet Alphabet
travaille un pur espace de signes. Il existe même une page où le
caractère cède la place à l'élégante courbe d'une lettre qui
évoque une piscine, rêve d'idéogramme slave. C’est d’ailleurs
à cet endroit que la Russie de l'ex-maoïste Jean-Claude Pinson est
très différente de la Chine désenchantée de Roland Barthes,
découverte lors d'un voyage fameux avec Philippe Sollers. On aime au
contraire observer le narrateur seul en Russie comme « dans la
forêt ensorcelée des femmes», se laissant éblouir au musée de
l’Ermitage par un portrait de Matisse, ou recherchant le secret
alchimique des beautés russes sur la perspective Nevski : "tous
les mélanges imaginables: sibéro-caucasiens, kazakho-ukrainiens,
birobidjano-lettoniens"… La "mèche lente de la Russie"
continue de brûler dans ces lignes, puisque la poésie est encore le
meilleur moyen d'approcher les mystères russes, ceux qu'on porte
aussi en soi.
Daniel
Morvan
Jean-Claude
Pinson: Alphabet cyrillique. Champ Vallon, 360 pages, 24€.
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