Marielle Macé |
"Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant": il y eut en 2006 "les enfants de Don Quichotte", qui installèrent au coeur des villes des campements de sans-abri, pour proclamer le droit au logement pour tous. Voici maintenant un Don Quichotte du 21e siècle, hissé par Eric Pessan sur sa Rossinante, clamant: Debout les forçats de la terre! Ce livre est la somme des indignations d'un romancier qui sort de ses gonds, et se met dans la peau du héros de Cervantès, afin de pourfendre l'étendue des injustices contemporaines. Le chevalier à la triste figure se jette à l'assaut des moulins, fond de pension ou paradis fiscal panaméen: image d'un retour ironique du mythe littéraire de Quichotte, ce "mélancolique qui décide de se mesurer au monde". Cet élan chevaleresque est aussi l'image de la condition de l'écrivain dont chaque ligne l'expose au sarcasme public, mais qui conserve "l'espoir imbécile qu'un livre peut changer le monde". Du moins aura-t-il honoré le contrat moral qu'Albert Camus rappelait en 1957 dans son discours du prix Nobel: "Nous (écrivains) nous devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens pour ceux qui ne peuvent le faire."
Don
Quichotte, mètre étalon du héros, déboule avec son compagnon
auprès des migrants et des laissés-pour-compte. "Je n'ai plus
aucune foi en la politique, en le progrès, en la capacité de
l'homme à améliorer sa condition, explique l'auteur au fantôme de
Cervantès. Mois après mois, la société m'est devenue de plus en
plus irrespirable. Alors j'avais envie d'écrire contre tout ce qui
nous empêche. Il me reste la vie, l'amour et la littérature."
Dans cette épopée scandée par le compte des héroïsmes
quotidiens, plusieurs scènes où le chevalier consigne les
souffrances: resquilleur menotté, femme de ménage expulsable, et la
foule de ceux qui ont quitté leur pays en guerre, mille bouches
formant une épopée de souffrance déposée aux pieds du chevalier
errant. Essai, pamphlet ou roman?
Tout à la fois, sans doute, tout à sa foi en une fiction qui renoue
les solidarités, armé d'amour et de littérature: "nous
logeons un sans-abri, nous nourrissons un sans repas. (...) Quichotte
nous invite à faire. Et nous faisons."
Cette
écriture politique nous invite donc, en pleine crise des migrants, à
reinvestir la notion d'hospitalité. C'est aussi ce que propose
Marielle Macé dans Sidérer, considérer,
conférence publiée chez Verdier. L'historienne née à Paimboeuf
(son essai "Styles" a été un événement en 2016) invite
à s'arracher à la pétrification impuissante devant la pauvreté
pour prendre en considération chacune des vies des contemporains qui
arrivent - rêveurs extraordinaires, bâtisseurs d'espoir précaire,
inventeurs d'une "nouvelle centralité de la marge urbaine",
pour parler technocrate. Dans les cassures de l'espace urbain, ses
"bords en plein centre", ces héros bâtisseurs tentent la
création d'une école, d'un restaurant au sein même d'une jungle de
Calais. Ils déploient l'humour imaginatif du taudis qui prouve
l'existence d'une vie positive au sein du délaissement (n'est-ce pas
aussi ce qui se tente dans la Zad de Notre-Dame des Landes?). Ils
apportent, conclut l'historienne, la "preuve qu'on pourrait
faire autrement puisqu'on fait autrement".
Daniel Morvan
Eric
Pessan: Quichotte, autoportrait chevaleresque. Fayard, 420 pages,
20€.
Marielle
Macé: Sidérer, considérer. Verdier, 68 pages, 6,50€.
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