mercredi 11 avril 2018

Ecritures politiques d'aujourd'hui: Marielle Macé, Éric Pessan

Marielle Macé

"Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant": il y eut en 2006 "les enfants de Don Quichotte", qui installèrent au coeur des villes des campements de sans-abri, pour proclamer le droit au logement pour tous. Voici maintenant un Don Quichotte du 21e siècle, hissé par Eric Pessan sur sa Rossinante, clamant: Debout les forçats de la terre! Ce livre est la somme des indignations d'un romancier qui sort de ses gonds, et se met dans la peau du héros de Cervantès, afin de pourfendre l'étendue des injustices contemporaines. Le chevalier à la triste figure se jette à l'assaut des moulins, fond de pension ou paradis fiscal panaméen: image d'un retour ironique du mythe littéraire de Quichotte, ce "mélancolique qui décide de se mesurer au monde". Cet élan chevaleresque est aussi l'image de la condition de l'écrivain dont chaque ligne l'expose au sarcasme public, mais qui conserve "l'espoir imbécile qu'un livre peut changer le monde". Du moins aura-t-il honoré le contrat moral qu'Albert Camus rappelait en 1957 dans son discours du prix Nobel: "Nous (écrivains) nous devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler dans la mesure de nos moyens pour ceux qui ne peuvent le faire."
Don Quichotte, mètre étalon du héros, déboule avec son compagnon auprès des migrants et des laissés-pour-compte. "Je n'ai plus aucune foi en la politique, en le progrès, en la capacité de l'homme à améliorer sa condition, explique l'auteur au fantôme de Cervantès. Mois après mois, la société m'est devenue de plus en plus irrespirable. Alors j'avais envie d'écrire contre tout ce qui nous empêche. Il me reste la vie, l'amour et la littérature." Dans cette épopée scandée par le compte des héroïsmes quotidiens, plusieurs scènes où le chevalier consigne les souffrances: resquilleur menotté, femme de ménage expulsable, et la foule de ceux qui ont quitté leur pays en guerre, mille bouches formant une épopée de souffrance déposée aux pieds du chevalier errant. Essai, pamphlet ou roman? Tout à la fois, sans doute, tout à sa foi en une fiction qui renoue les solidarités, armé d'amour et de littérature: "nous logeons un sans-abri, nous nourrissons un sans repas. (...) Quichotte nous invite à faire. Et nous faisons."
Cette écriture politique nous invite donc, en pleine crise des migrants, à reinvestir la notion d'hospitalité. C'est aussi ce que propose Marielle Macé dans Sidérer, considérer, conférence publiée chez Verdier. L'historienne née à Paimboeuf (son essai "Styles" a été un événement en 2016) invite à s'arracher à la pétrification impuissante devant la pauvreté pour prendre en considération chacune des vies des contemporains qui arrivent - rêveurs extraordinaires, bâtisseurs d'espoir précaire, inventeurs d'une "nouvelle centralité de la marge urbaine", pour parler technocrate. Dans les cassures de l'espace urbain, ses "bords en plein centre", ces héros bâtisseurs tentent la création d'une école, d'un restaurant au sein même d'une jungle de Calais. Ils déploient l'humour imaginatif du taudis qui prouve l'existence d'une vie positive au sein du délaissement (n'est-ce pas aussi ce qui se tente dans la Zad de Notre-Dame des Landes?). Ils apportent, conclut l'historienne, la "preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement".
Daniel Morvan
Eric Pessan: Quichotte, autoportrait chevaleresque. Fayard, 420 pages, 20€.
Marielle Macé: Sidérer, considérer. Verdier, 68 pages, 6,50€.

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