mercredi 14 février 2024

Quitter la terre: revue de presse


Quitter la terre a paru en 2024 aux éditions Le temps qu'il fait. Il est distribué par Les Belles lettres.

photo© Franck Dubray

Communiqué de presse: Rencontre autour de Quitter la terre

Daniel Morvan évoque ses origines rurales, son enfance paysanne, monde perdu dont il témoigne avec émotion et sincérité. Né dans une famille d’agriculteurs du Finistère nord, Daniel Morvan a vécu les arrachements propres à la modernité : exode d’un terroir à l’autre, promotion de l’enfant boursier jusqu’aux bancs de l’École normale supérieure. "Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière, le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion" (Jean-Claude Lebrun). Quitter la terre raconte, écrit Pierre Michon, "le déchirement entre les deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." "Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui eut lieu au 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, on peut leur adjoindre la voix singulière de Daniel Morvan (Thierry Romagné, Europe).

Ce qu'ils en disent

"Je finis à l'instant ce magnifique livre de mon ami Daniel Morvan. Grande vague d'émotion. Il se présente comme un recueil de poèmes, ce qu'il est aussi, mais c'est surtout le portrait d'enfance d'un petit paysan très pauvre de l'aride Bretagne bretonnante, son goût pour les livres, ses études, et le déchirement entre ses deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." Pierre Michon.

Travailler à l’ineffacement de ceux que l’Histoire s’est employée à effacer, les « célébrer » à rebours de l’arrachement dont ils furent victimes, telle est l’entreprise du livre. Et ce n’est évidemment pas un hasard, s’il s’ouvre, en guise d’épigraphe, par un vers de ce grand oublié que fut Armand Robin : « Les anciennes souches, nul n’a pu me les arracher ». Jean-Claude Pinson (revue Collatéral, 2024).
Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière (les « parcelles imaginaires sur la toile cirée », l’ « infaillible semence des reproducteurs », « ce parler intérieur qui est parole des morts et pain perdu », « la lune citron pâle »), le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion. En un moment intense de littérature et d’attention au monde. Jean-Claude Lebrun
Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui, dans un silence sidérant, eut lieu durant le 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, mais on peut leur adjoindre désormais la voix singulière de Daniel Morvan, qui signe avec Quitter la terre un recueil à la fois personnel et ethnographique sur la paysannerie bretonne, telle qu'elle a existé dans son enfance. Thierry Romagné, Europe n°1141 (mai 2024).
Thrènes grecs, sônes bretons, complaintes et odes empreintes d’une fataliste colère puis, dans les deux dernières sections, somptueux lieds pastoraux plus apaisés (échos du tiers lieu qu’est aujourd’hui Paimbœuf, près de l'estuaire de la Loire), les poèmes de Quitter la terre sont ces « brisis de cristal », ces « éclats de quartz » que la pluie tombée sur les guérets révélait aux yeux de l’enfant, ces preuves que si la terre est l’espace du «plus-jamais », elle n’est jamais non plus entièrement quittée : « regarde ici se trouve/ le trésor qui ne vaut rien/ et que tu ne perdras jamais ». Hervé Lemarié (Sitaudis).
Pour son émotion contenue, sa sincérité, ce recueil me paraît être le plus beau livre de son auteur. Alain Girard-Daudon (303).
Mais il y a loin de quitter à être quitte. L’enfant qui fabriquait son tracteur en bouchon de liège demeure en lui. Dans Quitter la terre, le poète paye sa dette à l’égard des siens, dont il reste un des leurs. Il choisit de le transfigurer dans et par les mots : « désormais le temps est au rêve / aucune des tâches de la terre / ne réclame ta présence ». Il réconcilie, par la grâce du poème, ses deux « côtés », restant fidèle à « l’enfant des campagnes » qui, pour faire plaisir au grand-père, inventait un premier poème et, de l’autre, à celui qui découvrit avec éblouissement en khâgne « Char Bonnefoy Ponge Jaccottet ». Comment dire poétiquement la disparition des gestes, des outils et des pratiques, « l’effacement » d’un monde perdu ? Comment dire l’inconcevable qu’est la perte d’un enfant ? La poésie de haute alliance avec la vie touche ici à l’élégie pure, poignante, toujours sans pathos, parfois fantasque ou radieuse. Ce qui frappe dans ce recueil, c’est la force d’incantation des mots disant le manque, l’absence, la disparition en silence. Et tout autant, en contrepoint, les mots lumineux ouvrant la rêverie, tels « Pierrot », « le mime », « les fées et valets ». Ceux-là mêmes qui étaient la tonalité poétique si forte du roman Lucia Antonia funambule dont j’ai parlé ici dans « Terres de femmes ». Les poèmes de ce conteur merveilleux qu’est Daniel Morvan sont des histoires d’une gravité et d’un onirisme inimitables. Marie-Hélène Prouteau, Terre de femmes
"Un magnifique recueil sur la perte. Cette « terre ferme » déjà. L’identité première, paysanne… et puis cette autre terre… celle du quand le dernier quart de nuit sera là… Une écriture comme un ourlet que l’on défait… avec poignant, humour et tendresse." Jeanne Orient

Une "matière de Bretagne" sur internet


Quitter la terre a commencé ici. Sitôt écrits et postés, quelques écrits recevaient, avec l'immédiateté des réseaux, les premières réactions d'internautes. Cette inédite "matière de Bretagne" pouvait donc intéresser quelques lecteurs. Ainsi est né ce livre. Gratitude à ceux qui ont encouragé ce projet, comme Jean-Claude Pinson, Marielle Macé, Pierre Michon, Alain Girard-Daudon, Pierre Campion, 
Thierry Guidet, Christine Lemaire, Thierry Romagné, Hervé Lemarié, Olivier Mélennec, Marie-Hélène Prouteau; les libraires: La case des Pins à Saint-Brevin-les-Pins (44), L'oiseau-tempête à Saint-Nazaire, Emmanuelle George (Gwalarn à Lannion), Marion et Maël (Vent de soleil à Auray), Mélanie Chenais à la Droguerie de Marine (Saint-Malo), Stéphanie Hanet chez Coiffard (Nantes). Mais aussi les associations et institutions qui ont déjà manifesté leur curiosité à l'endroit de cet ouvrage: L'écrit parle à Saint-Nazaire, le festival la Fabrique du livre à Royan, le Passage Sainte-Croix à Nantes, le centre Joë Bousquet à Carcassonne; les revues en ligne et les blogs; enfin, si rare, la presse écrite (voir les liens ci-dessus); et à tous les miens, ont encouragé cette démarche. Gratitude enfin à Georges Monti et à l'association des Amis du Temps qu'il fait.

Voici les liens des articles cité plus haut:

L'article de Jean-Claude Pinson sur Collatéral

L'article de Jean-Claude Lebrun

L'article de Pierre Campion

L'article d'Hervé Lemarié sur Sitaudis

L'article de Marie-Hélène Prouteau

L'article d'Olivier Mélennec 

L'article de Thierry Romagné (Europe)

L'article de Didier Ayres





mercredi 7 février 2024

Jean-Patrice Courtois, poète de l’anthropocène

Tout langage appelle déchiffrage, tout poème aspire à l’énigme. De même qu’un tableau, une partition envisagée d’un premier regard, un poème engendre, avant même d’être lu et dans son obscurité même, un sentiment du texte. Que nous dit-elle, cette « saisie intuitive », devant le livre de Jean-Patrice Courtois: Descriptions (éditions Nous, 2021)? Des phrases de longueurs variables ne s’appréhendent pas comme des vers, mais des « blocs de prose » découpés, segmentés, offrant le calibre de la « description » proposé dans chacun des poèmes.
Un mouvement de phrase électrique jeté dans une syntaxe tendue: un style. Des poèmes qui travaillent le document, le triturent, le désintègrent. Il y a une physique du texte, une tension, un agencement neuf des significations qui prend de vitesse la compréhension. Cela tient à l’unité de base des textes: ni vers ni prose mais phrase, forme choisie pour l’amplitude de son balayage, sa capacité à emporter la puissance du vers jusque dans la prose et à en multiplier les brisures sans les ruptures et les stations du vers. Cela va très vite, la phrase rebondit sur ses assonances, allitère, parfois l’oreille n’entend plus que des « t », « une pâte à texture égalisant transparence traversable ». Ou bien au contraire des images courent sur la page sans aucune interruption (à cet endroit, une virgule serait de trop), la phrase engendre la phrase et déploie une danse aquatique, « l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle ».
De quoi ça parle? De nature, biologie, météorologie, océans, terre, sol, chimie, mammifères, poissons et amphibiens, installations artistiques, photographie, danse. Des choses qui n’ont rien à voir ensemble, juxtaposées, échantillonnées. Le « rien à voir ensemble » serait donc l’objet même du livre: un rien qui est l’invisible monde? Vous vous demandez si le poète aime écrire ces choses: « Il ne sera jamais beau de raconter les malheurs futurs ». Vous savez que vous faites fausse route, que ce n’est pas du tout ça, qu’il est question d’agriculture, qu’il vous conseille de ne pas utiliser d’engrais chimique, que les plantes parlent aux champignons. Ou qu’il est question de mathématiques, de transmission d’information. Vous ne savez rien, vous nagez, vous nagez dans la poésie.

Vous vous souvenez que vous avez pensé écrire au sujet de ce livre, et, en raison de son opacité, ce projet vous semblait impossible: vous alliez le prouver. Cela prendrait du temps, vous inventeriez quelque théorie de la transe chamanique, du renouvellement du dire poétique aux temps de l’anthropocène.
Vous laisseriez décanter. Vous aménageriez quelques étiers autour des cristallisoirs formés par chaque page, un poème par page, et vous attendriez l’évaporation. Vous constateriez que le livre est composé de phrases-poèmes, ou de poèmes-phrases, ou parfois de poèmes de plusieurs phrases, autant de distillats d’information poétiquement transformés. Vous estimeriez qu’il manque quelque chose comme un mode d’emploi.

Le lecteur devine la présence d’images, de spectacles, du reportage: Comment ces éléments bruts sont-ils transformés pour devenir poème? Y a-t-il d’ailleurs vraiment poème? Que devient la source effacée mais devinable? Vous devinerez des références latentes, de quoi ça parle, sur quoi ça s’appuie. En fin d’ouvrage, des noms pour la plupart inconnus de vous, des artistes (oui, vous connaissez Godard, vous avez vu des danses de Julie Nioche, et Walker Evans, le photographe de la Grande dépression, ça vous parle un peu), de scientifiques (et même Gilles Courtois le mathématicien, frère du poète): Rien de ceci n’offre un code d’accès: manque un index précis renvoyant tel nom à tel poème.

Une méthode d’écriture


Pour vous aider, Jean-Patrice Courtois, à plusieurs reprises, au cours d’entretiens, a décrit sa méthode de travail. Et tout ce qui va suivre sera donc une paraphrase de ces interviewes, une incorporation du propos original: que le lecteur, que le poète lui-même ne nous en tiennent pas rigueur. 

Tout part d’une pratique quotidienne d’extraction des nouvelles du jour, d’un geste très rapide et sans réflexion. Les documents d’origine, dit-il, viennent de la presse écrite.
L’écrivain à sa table de travail. La lecture des journaux est la prière du matin moderne. Des journaux, des ciseaux, un grand cahier où il colle les articles sélectionnés, les photos. Articles découpés, classés, extraits, synthétisés. D’abord dupliquer le document, l’extraire, puis le grand saut, le « saut sans savoir » sur la scène de l’écriture. Une fois collé dans l’album, on laisse reposer la collection de vignettes, on y revient: ça décolle, ça fuse vers ailleurs. Les poèmes de Descriptions s’appuient sur une matière documentée « livrée par la marée du matin ». L’auteur sélectionne à l’instinct, manie les ciseaux. À la base, le triangle des arts, de la science et de l’écologie,  extraits ou spécimen recombinés dans un journal de journaux. Pas de protocole, pas de procédure maniaque. Ces opérations préalables ne sont pas le poème, elle en sont les rites propitiatoires.
Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
Pour mieux comprendre, un exemple: Un article publié par Le Monde en 2014, d’Hubert Prolongeau: « Sur les ponts d’Ispahan ». Il nous semble, en nous appuyant sur quelques indices, que ce reportage pourrait être le document de base du poème de la page 70. L’article décrit les beautés d’Ispahan, dont le fleuve a été détourné vers les champs de pistache du désert. Il commence ainsi: « Quels rêves charriait-elle quand ses flots roulaient encore ? « Avant, je venais souvent ici et je regardais l’eau. Aujourd’hui, j’arrive à peine à l’imaginer. » Ali Hosseini ne rit pas. Il est triste. Au pied du Si-o-se Pol, l’un des plus célèbres ponts d’Ispahan, le lit de la rivière Zayandeh Rud (« le fleuve qui fait naître » en persan), celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert, est à sec. Complètement. Ses trente-trois arches ne sont plus entourées que de galets et de sable. »
Il suffit d’imaginer Tours sans la Loire ou Lyon sans la Saône. L’article poursuit en analysant les causes de cet assèchement, puis vante la douceur de vivre au pays de mollahs, paradoxe classique de l’écriture journalistique. Voici maintenant le texte de Courtois:

« fleuve qui fait naître » son nom de fleuve en langue l’eau n’est plus sur site chaque mètre de tous les lieux liquides n’est plus dans l’eau (le pont: trente-trois arches sèches galets sable l’eau c’est la ville l’ici lié l’eau ville parle en diction d’affluence (« je venais et je regardais l’eau aujourd’hui je ne la vois plus » dit l’habitant qui pense j’ai du mal à imaginer l’eau dans le vide de tout lieu d’eau (trois jours d’eau par an la cent-vingt-et-un virgule soixante-sixième soixante-six six six six etc… partie de cette année l’eau revient chanter sur les galets la 121,66e presque 67e partie l’eau virgule 66/67 coule après la virgule une eau sans bords dit la chanson qui s’arrête pour écouter l'absence de la chanson

Tout cela se dit non pas d’un souffle mais sans rupture, la syntaxe nous porte sans observer de stases. Le passage par le document initial nous permet de dire comment le poète opère: non point en surlignant le tragique de la situation (« on a volé la rivière », dit le journaliste), ni en poétisant le document de départ (au contraire, il le dépoétise), mais par synthèses: « l’eau c’est la ville », la parole de l’habitant conservée (et citée textuellement), et ce calcul arithmétique qui permet, avec un humour glacé, de montrer avec d’absurdes virgules le lit à sec de la rivière Zayandeh Rud. Le décollage du poème à partir du document montre que l’enchaînement de scènes et d’explication qui fait le reportage est rebrassé dans une syntaxe sans suspension. Elle intègre même implicitement un moment clef du reportage, où sous les arches du pont s’élève la voix d’un homme: « Parfois s’élève le chant d’un homme, repris par tous. Moment superbe, dans lequel l’étranger est accueilli sans aucune gêne, et même invité à son tour à entonner un air de chez lui. » Courtois, lui, dissout la scène vue et fait seulement entendre la chanson absente de l’écoulement liquide.
Travail d’une grande finesse puisque l’essentiel de l’opération s’efface, le document réduit et transféré dans le poème. Chaque poème opérant de même sur des documents les plus divers, une opacité de prime abord désoriente le lecteur. Désorientation née de la diversité des discours embarqués, et de la prose qui les embarque sur ses lignes irrégulières.


Théorèmes de la nature et Descriptions (les deux premiers livres d’un triptyque) sont, ainsi, du document transformé comme Madame Bovary ou Crime et Châtiment sont du fait divers transformé. À ceci près que les sources ne sont pas des contemplations de la nature même: il n’y a pas de « lieu de la poésie », pas de gisement du poétique, elle est par essence un agir, une action sur le langage. Un criblage des discours multiples, en un journal-poème qui serait comme les specimen-days (échantillons de jours) du poète américain Walt Whitman. Le point de départ est, on l’a dit, formé de langages issus d’autres systèmes de signification: des discours, des reportages, des œuvres d’art, des analyses scientifiques ou mathématiques. Et les objets sont multiples: L’eau, la mer et la terre, les animaux terrestres et marins, les arts, œuvres, livres, photographies, le désastre écologique travaillé par la photo, les migrants, le village peul cerné par les champs d’huile internationaux, les algues vertes, les déchets radioactifs, le land art, la thermodynamique de l’atmosphère. L’écologie n’est pas le seul langage travaillé, il y a aussi l’archéologie, la paléo-anthropologie, la cosmologie, la neurologie, le cerveau, les tourbillons, le politique, la maladie mentale: tels sont quelques uns des thèmes distillés dans les 143 poèmes.


Explorateur de langages


L’empreinte humaine fait partie désormais du spectacle de la nature: « l'histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire » (Michel Serres, 1). Cette rencontre entre nature et histoire porte le nom d’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’impact des activités humaines sur la planète. Le réchauffement, la pollution par les billes de plastique appartient au même monde qu’une photo de Francesca Woodman. Il existe une mathématique de la manière dont les billes de plastiques s’immiscent dans le vivant. Et l’usage poétique du langage n’est pas une aimable mise en forme de la catastrophe, quelle qu’en soit la version, vers libre standard, expérimental, slam ou poème narratif. Une rhétorique nouvelle ne suffira pas à rendre compte de la destruction de la nature. Elle ne serait encore qu’un ornement, un mensonge publicitaire. Si demeure la conviction absolue que le poème est à même d’embrasser le monde, sa relation traditionnelle avec le « tout » est remise en cause par la mutation anthropocène: au poète d’ordonner ce chaos, et plus que jamais de descendre aux racines des choses mais encore des mots, puisque les questions les plus importantes, comme celle d’une habitation harmonieuse de la terre, sont devenues les plus violentes. Une simple rhétorique n’y suffira pas. Le beau n’existe pas à l’état naturel, on n’y va pas avec sa pelle et son râteau. Il est toujours de la beauté produite dans un langage: ce n’est pas le paysage qui est beau, mais le tableau de Monet. C’est Corot, c’est Courbet qui font voir la beauté. « Des peintres humanisent des paysages dont il se peut que nous comprenions pas tout de suite pourquoi ils nous retiennent, pour le reste de notre vie », écrit Yves Bonnefoy (La longue chaîne de l’ancre, 2008, page 140).  


De plus la beauté n’est plus assimilée à l’idée de nature comme son lieu natif. « Avec la Modernité, écrit Jean-Claude Pinson, le sentiment du beau a connu lui aussi l’exode rural » (Pastoral, Champ Vallon 2020, p. 111). Exilé de ses sites traditionnels, plage, paysage, nature morte, portrait, le beau se trouve identifié, non plus seulement aux formes de l’art, aux multiples langages du corps, de l’image, mais encore aux multiples syntaxes des mutations écologiques, aux formalisations scientifiques dont Courtois fait le matériau de base de sa propre syntaxe. Assumant toutes les médiations de la modernité, il renonce aux épiphanies du spirituel pour traverser les métalangages scientifiques, artistiques. Si l’idée d’une relation directe avec la nature n’est plus, célébrer la nature est désormais explorer tous les langages, sans exception, et prendre les mots à la racine. Parler de la manière dont on parle de la nature, c’est mieux parler d’elle. L’écologie traite des relations (notamment les phénomènes non-visibles) entre êtres vivants et milieu, l’art recherche le langage de cette relation non manifeste. Courtois se situe encore dans une tradition, celle du poète interprète du langage caché du monde. Même si déchiffrer le poème de la terre sans renoncer à la célébration de l’être, de la réalité sensible, ne passe plus par un hymne à Vénus ou à Flore mais par une syntaxe qui découpe dans les documents, s’immerge dans « les syntaxes étagées des relations écologiques » et somme les discours spécialisés de s’expliquer. 


Poésie, langage des langages

Inutile de chercher dans le poème un équivalent sensitif de la nature, une sorte de recréation du temps comme dans le haïku japonais, qui offre à la fois le proche et le lointain dans son type propre d’abstraction sensible. Habiter la nature en poète veut dire habiter le langage. La crise appelle une poétique, parce que « les hommes regardent la terre avec le langage » et dans le langage, « ce qui fait voir c’est la poésie », dit-il en parlant de Michel Deguy (N’était Deguy, revue Critique 887, 2021, p. 329).

les néonicotinoïdes ne sont pas rouges — les terres deviennent rouges — « à empreinte humaine modérée »: seulement 5% des rivières d’un pays ouest-européen— 80 000 hectares d’hévéas seule plante seule industrie ici une seule propriété —le nom de l’ancienne zone la plus pauvre de la ville où des gens habitaient en grand nombre est Cass Corridor    — les 880 bélugas restants barrent encore la route des sables bitumineux rive sud sud du fleuve—les tests génétiques dits « portraiturants » sur le seuil d’entrée —la paraphrase du poème latin dit: quel jour est ce jour sur lequel brisé tout à coup tombe le monde

le poète latin devant qui parle le poète français Courtois, celui-ci lisant à travers Horace les effets de la Mutation anthropocène. La crise écologique évoqué par collage de dépêches d’actualité, auxquelles répond une voix de l’Antiquité romaine, Horace qui évoquait le retour d’un âge de fer à Rome, au lendemain du chaos des guerres civiles. Le poète antique apparaît ici pour clore un poème où cohabitent les mammifères marins en déclin de l’estuaire du Saint-Laurent, la zone la plus déshéritée de la ville de Detroit, l’identification des caractères morphologiques par l’analyse des traces génétiques. Nous sommes loin d’une conception binaire de la machine envahissant le jardin d’Eden. La poésie ne se résout pas en thèses mais propose sa figuration du monde contemporain, laquelle ouvre un angle et un champ pour la réflexion.

Ainsi la poésie ne renonce pas au projet d’habiter la terre: de la mélancolie véhémente du poète, nous avons besoin. Courtois exerce son combat politique sur le terrain de la langue, qu’il juge même comme la plus féroce des batailles (Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, ne déclare-t-il pas la langue comme déjà obsolète?). Les effets du capitalisme mondial néo-libéral sont déjà dénoncé et décrits et documentés, le déferlement du tout-culturel emporte et lamine la poésie. Dans sa capacité à mettre en langage des processus invisibles, complexes, se développant sur des rythmes longs, la poésie a pourtant ce rôle de protection de la nature. Courtois n’est pas un lanceur d’alerte mais un poète. « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », disait René Char. Et son lecteur? Tout le monde, mais pas n’importe qui, disait Duras.

Daniel Morvan


Né en 1954 à Viroflay, en région parisienne, Jean-Patrice Courtois est professeur de littérature à l'Université de Paris 7-Denis Diderot. Il a enseigné dix ans l'esthétique et les arts. Et dirigé pendant six ans un séminaire: « Littérature, esthétique, écologie  ». Le thème de son HDR (habilitation à diriger des recherches): Théorie des climats chez les philosophes des Lumières (travail inédit).
1: Le Contrat naturel, cité par Catherine et Raphaël Larrère (Du bon usage de la nature, Flammarion 2009).

Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
1: Ces renseignements sur la méthode de travail de Courtois sont décrits par lui-même dans plusieurs entretiens qui inspirent très largement la présente analyse, sans être systématiquement cités entre guillemets. Un premier échange avec Emmanuèle Jawad, Matière écologique et matériau poétique, Diacritik 2020. Lien:
https://diacritik.com/2020/04/01/jean-patrice-courtois-matiere-ecologique-et-materiau-poetique/
Le poète s’est également entretenu à propos de Descriptions avec Martin Rueff à la Maison de la Poésie de Paris, dimanche 23 mai 2021. Lien:
https://www.youtube.com/watch?v=UaA3Jf_t_TY
Parmi nos sources librement citées, l’article de Courtois sur Michel Deguy paru dans la revue Critique, n° 887, avril 2021: « L’Éden ici bas, d’une poétique écologique de la pensée ».
Enfin, plusieurs échanges de courriels ont rendu possible la rédaction de ce parcours de lecture qui puise à de nombreuses autres sources, comme l’ouvrage de Jean-Claude Pinson déjà cité, ou « Nos cabanes » de Marielle Macé (Verdier 2019), notamment le chapitre traitant de la poésie: « Un parlement élargi ».