Une fresque historique aussi passionnante que nécessaire (Jean-Claude Pinson, octobre 2025)
Passionnante, parce que Daniel Morvan, se tenant en équilibre sur cette arête ténue où tentent de cohabiter histoire « vraie » et fiction, parvient à conférer un souffle proprement épique à un récit qui est aussi une méditation sur ce que fut la réalité d’une guerre (la Seconde guerre mondiale née de la « bête immonde » du nazisme) et aussi sur la résistance héroïque qu’elle suscita.
Nécessaire, parce qu’elle ne peut pas manquer d’entrer en forte résonance avec les menaces qui noircissent toujours davantage le ciel européen. On aimerait sans doute que ne puisse revenir cet « âge des camps » (l’expression est de l’auteur) que fut le siècle vingtième ; son fantôme pourtant nous hante plus que jamais.
Poète de vers (on n’a pas oublié le très beau Quitter la terre), Daniel Morvan est aussi poète d’histoires, c’est-à-dire romancier. Avec ce dernier livre, il s’affirme en outre comme un remarquable poète d’Histoire – celle avec sa grande hache. Le livre en effet brosse un vaste tableau de la Seconde Guerre mondiale à travers une histoire où se croisent la « chevalerie ailée » de trois aviateurs anglais, les femmes qui les recueillent et les aident au péril de leurs vies (ce sera Ravensbrück) et les jeunes résistants de la première heure (Gilbert Brustlein abattant, le 20 octobre 1941, le commandant de la Wehrmacht à Nantes, Karl Hotzn, et parvenant à échapper à la.
J’ai cru naguère pouvoir déceler, dans l’art du roman qui est celui de Daniel Morvan, une forme de funambulisme. Une façon de se tenir sur le fil de la phrase et d’y funambuler. De tenir serré le fil d’une périlleuse narration, conduisant le récit à l’écart des chemins balisés, ceux du roman standard grevé de sociologue tel qu’aujourd’hui on le voit pratiqué aussi bien que de ceux du roman historique classique.
Périlleuse parce que le récit chemine sur la crête (« entre l’être et le néant, la fiction »). Attachement méticuleux aux faits d’un côté, « esprit aérien » de l’autre, la fiction historique doit conjoindre en effet deux exigences pas toujours facilement compatibles : le scrupule requis de l’historien puisant dans les archives (pour ce faire, Daniel Morvan a pris conseil auprès d’un homme de métier, Didier Guivarc’h) et l’élan de l’imagination nécessaire, non seulement au souffle du récit, mais à la perpétuation de la mémoire des martyrs quand ceux-ci ont disparu et ne peuvent plus témoigner (« Quand les témoins ont disparu qui pour témoigner d’eux ? Qui pourrait aujourd’hui rassembler les souvenirs qu’une survivante a semés dans ses rêves lorsque ceux-ci l’emportaient sur l’autre rive, où dorment les justes, les enfants et les fusillés ? Nul ne sait à quoi rêvent les martyrs, il nous reste à le rêver nous-mêmes. »).
De ce point de vue particulièrement réussis sont les chapitres qui narrent, d’une part la « grande évasion » des prisonniers de guerre du camp Luft III de Sagan, le 24 mars 1944, et d’autre part ceux où il est question de l’errance et le martyre, à travers l’Allemagne bombardée, des femmes prisonnières finalement conduites à Ravensbrück.
Si l’auteur y use de ce qu’il nomme son « quota d’invention », jamais il ne se départit du souci d’exactitude historienne. Et cela passe d’abord par toute une musique de la phrase, toujours, jusque dans ses méandres les plus rêveurs, très finement articulée, en même temps que riche en harmoniques (« Le monde immense floconne derrière les barbelés, à portée de main, et la neige, la belle neige de Pologne, n’est-elle pas à elle seule un appel de la liberté ? »).
"une fiction vraie, traversée de souffle et de ferveur, un texte qui réchauffe l’âme autant qu’il interroge la conscience" (Patrick Corneau: Le lorgnon mélancolique, novembre 2025)
Le livre s’ouvre sur un acte de bonté simple – un geste presque anodin – et s’élargit en une fresque humaine où se croisent résistants, civils, captifs et anonymes, tous pris dans le vent noir de l’Histoire. L’auteur suit leurs traces, des campagnes bretonnes jusqu’à la carrière des fusillés de Châteaubriant, du Stalag Luft III à l’enfer de Ravensbrück. Ce parcours, tissé de douleur et d’espoir, n’est pas une reconstitution héroïque, encore moins un livre de “résilience” : c’est une plongée dans la conscience de ceux que la guerre a réduits au silence.
Daniel Morvan, écrivain discret et d’une impeccable probité s’efforce « d’accorder les libertés de la fiction à l’exigence des faits ». Autrement dit, il ne cherche pas l’effet ni le pathos ; il prête voix aux absents. Ses martyrs ne sont pas des statues, mais des êtres de chair, traversés de peur, de doute, d’un irrépressible désir de vivre. À travers leurs rêves (majoritairement brisés par Hitler), leurs gestes, leurs minuscules résistances, se révèle la persistance du cœur humain dans la tourmente. Il suffit d’un détail – une main qui tremble, une chanson fredonnée, une lettre jamais envoyée – pour que tout un monde perdu s’anime. L’écriture, tantôt ciselée comme un épitaphe, tantôt fluide et presque onirique, épouse la fragilité des voix qu’elle ressuscite. On pense à Giono pour la sobriété, à Yourcenar pour la compassion lucide ; la prose se fait prière, le silence devient réponse.
Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Daniel Morvan transforme la mémoire en acte de transmission. À mesure que s’effacent les témoins de la Seconde Guerre mondiale, son roman agit comme une veilleuse et peut-être un signal : il maintient la flamme des gestes simples, ces héroïsmes du quotidien que l’Histoire oublie – ou, ce qui est plus préoccupant, actes que les générations nouvelles méconnaissent ou indiffèrent. Dans un monde saturé d’images et de vacarme, Daniel Morvan rend à la parole son poids de gravité et de bonté. Sous le voile du récit, il y a cette question qui brûle : à quoi rêvent ceux qui se sacrifient ? Et la réponse, pudique et lumineuse, est celle-ci : ils rêvent aux mêmes choses que leurs frères humains – un peu de paix, un peu d’amour, un peu d’avenir.
À quoi rêvent les martyrs n’est pas un livre triste, mais un livre habité. Il montre que même au bord de la mort, la vie cherche encore à se dire et la dignité à se maintenir. C’est une méditation sur le don, la perte et la fidélité ; un hommage vibrant à celles et ceux qui ont cru, jusqu’à la fin, que l’humanité pouvait se tenir debout. Daniel Morvan ne livre pas un simple roman historique : il signe une « fiction vraie », traversée de souffle et de ferveur, un texte qui réchauffe l’âme autant qu’il interroge la conscience.

Dans un siècle chaotique où les martyrs se comptent encore par milliers, ce livre profondément humaniste (mot hélas bien galvaudé) résonne comme un rappel : derrière chaque nom gravé, il y a une vie, un rêve, une lumière. Du début à la fin, on ne lâche pas ce récit haletant – on le referme bouleversé, avec le sentiment d’avoir touché, l’espace de quelques pages, au mystère de ce qui fait tenir les hommes debout face à la barbarie. Et si la question du titre demeure sans réponse, c’est qu’elle nous est retournée : à quoi rêvons-nous, nous autres, quand tout vacille ?
Un livre “édifiant” au bon sens du mot, un livre grave et nécessaire, un livre à mille lieux des futilités de la rentrée littéraire, un livre à offrir (surtout aux jeunes lecteurs), à relire, à garder près de soi comme une flamme.
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