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mercredi 14 février 2024

Quitter la terre: revue de presse


Quitter la terre a paru en 2024 aux éditions Le temps qu'il fait

Daniel Morvan © photo Franck Dubray


"Je finis à l'instant ce magnifique livre de mon ami Daniel Morvan. Grande vague d'émotion. Il se présente comme un recueil de poèmes, ce qu'il est aussi, mais c'est surtout le portrait d'enfance d'un petit paysan très pauvre de l'aride Bretagne bretonnante, son goût pour les livres, ses études, et le déchirement entre ses deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." Pierre Michon.

Recueil de poèmes ou long poème, au cours de l'écriture, Quitter la terre a commencé ici même. Quelques poèmes sitôt écrits recevaient leurs impressions de lecture. Ainsi est né, avant toute idée de livre, ce livre. Gratitude à ceux qui, comme Thierry Guidet, Jean-Claude Pinson, Marielle Macé, Pierre Michon, Marie-Hélène Prouteau, Pierre Campion, et bien entendu tous les miens, ont encouragé cette démarche.
Plusieurs articles dans les revues en ligne, dont voici les liens:

L'article de Jean-Claude Pinson sur Collatéral

L'article de Jean-Claude Lebrun

L'article de Pierre Campion

L'article d'Hervé Lemarié sur Sitaudis

L'article de Marie-Hélène Prouteau

L'article d'Olivier Mélennec 

L'article de Thierry Romagné (Europe)



Et parmi les commentaires, celui de Jeanne Orient: "Un magnifique recueil sur la perte. Cette « terre ferme » déjà. L’identité première, paysanne… et puis cette autre terre… celle du quand le dernier quart de nuit sera là… Une écriture comme un ourlet que l’on défait… avec poignant, humour et tendresse. Infinie tendresse."


jeudi 26 mai 2022

401. Poème du Douron *




Le plus dur est fait quatre sacs de poèmes hissés à dos d’homme
au grenier maintenant laissons-nous porter sur les eaux douronnes

jusqu’au temps où parlant de vers libres le professeur de lettres
avait un rictus — l’heureux temps des rimes bienséantes

le temps où les choses étaient comme il faut — comme
des chemises repassées ou comme un poème d’Albert Samain

la rivière la plus proche de la ferme s’appelait Douron
le breton a ce mot-là pour dire l’eau: dour

dour est un mot un peu dur pour parler d’eau
il ressemble au noble Douro qui prend sa source

dans une sierra et les deux — grand d’Espagne petit de Bretagne
ont une même source dans la langue: dubro

le fleuve Douron naît au pays de Scrignac le maquis finistérien
et se jette à Toul an Hery vieux port d’Armorique

et comme dans un poème en vers libres de Valéry Larbaud
la truite douronne et songe comme la vie est douce dans le Douron

tel le saumon qui rejoint les eaux douces de sa naissance
j’aimerais remonter le Douron
pour boire un verre de cidre à Scrignac

25 mai

 

* Je poursuis ici le projet commencé le 2 février 2021 et achevé 365 jours plus tard, mis en forme dans un manuscrit intitulé: "Quitter la terre".

dimanche 21 novembre 2021

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

samedi 18 septembre 2021

221. Astronomie



C’est aujourd’hui la fête du Double Neuf
Cette nuit au stade Meerschaut
Allons voir comment bouge le monde

au télescope des astronomes amateurs
nous sommes marins en bordée
qui titubent et chantent à la lune
sous les balcons d’une maison silencieuse
La Lune
Quand je la regarde je pense
que vous aussi la regardez

là haut c’est un bal qui donne le vertige
à vous
personnalité obscure gringalet à pompon rouge
qui voudriez
attraper la lune avec les dents
dévorer les élégances du ciel et leur marche hautaine
bustes marmoréens et visages parfumés

Laissant flotter un sourire sur leurs profonds empires
elles vont épaules nues survolant d’un soupir
l’infini qui roule sur ses cylindres obscurs
Des plumes d’argent oscillent à leurs têtes

Parfois vous vous croyez satellisé
sur le trampoline de la nuit élastique
vers le chaos harmonieux qui tourne avec lenteur
aucun chambellan ne vous barre la route
vous voici dans l’escalier d’honneur
Des lustres baignent les danseurs d’une foudre blanche
sur la pointe des pieds vous tentez d’apercevoir une blonde
figurine qui passe dans un tumulte de glace
tout se passe
comme dans une page de roman russe
on devine
Les tulles vaporeux d’une supernova
Les amas globulaires de l’outre-monde
Les scories éjectées de notre espace
qui
savent maintenant
ce qu’il en est du big bang

et cette rosée du rêve que nulle main poudrée
n’essuie du visage au menton de l’enfant

Jupiter est une agathe en suspension
que poursuit la queue d’un cerf-volant
—un pointillé de lunes gelées
Callisto
Europe
Ganymède—
pour conclure la phrase inscrite d’une craie hésitante
dans l’alphabet des choses obscures

Tant de mondes dans ce monde
tant d’attractions dans le poème étoilé
et tant de silences entre chaque étoile

Il y a aussi
Saturne Ô frère sombre en ta prison ronde
et qu’en septembre l’on voit briller à l’affiche qui annonce
Le Voyage d’hiver

Comme moyeu de cette roue
faite de vides de béances de trous de souffleurs
La lune — cette étoile de cinéma
C’est devant son miroir qu’il faut la voir
comme Auguste Méliès l’aima
avec sa tête pâle de petite soeur cosmonaute
qui a perdu ses rubans

 

 221. Jeudi 9 septembre.

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

mardi 22 juin 2021

142. Silex



Cette flèche taillée n’est pas un miroir de fille
mais le sourire des yeux qui dorment sous terre
pose sur ton visage le masque d’oiseau
chemine sur le bord éclairé des collines
là où sont les villages enfouis
tu la sentiras quand elle te percera le cœur
tirée d’un arc depuis l’autre versant du sommeil
le silex des beautés qui passent dans chaque
clignement d’étoiles.

 

 

 (142. Mardi 22 juin. Silex)

jeudi 10 juin 2021

129: Tilleul



Si ce jour offre matière à mélodie
elle ne chantera pas un grand voyage à travers les villes
et les tourbillons d’un fleuve
Il ne faudra pas faire reposer ses coursiers
ni trouver une auberge aux limites du district
Le but du trajet était ce grand arbre au bord du canal
de la Martinière au village du Migron
Ses fleurs épanouies et ses bractées vert tendre
embaument — une pagode de parfums
à douze jours de l’été le tilleul fête le printemps
et le début de la saison des fleurs et l’ivresse des guêpes
et la douceur des stipules et l’immense coupole
qui est un temple que les abeilles visitent

Au loin sur la Loire un vol de canards remontait l’estuaire
et au plus près une jeune fille aux cheveux tressés
avec qui partager sous ce toit d’arômes
le métier impromptu de la cueillette des fleurs sacrées
au sommet de la montagne verte des parfums
et dans le pavillon des senteurs
auprès de la même cassolette de bronze où brûlent
les derniers jours du printemps

 

 (129. Mercredi 9 juin. Tilleul)

mardi 11 mai 2021

100. Passé

Cependant rien ne dit
que là où des vies se sont nouées autour de murs
où force marins capitaines gabier cordiers aubergistes
métallurgistes décidèrent d’un amas
de pierre au long d’un fleuve
pour faire de ces tuffeaux de Touraine nos demeures
rien dans ces pignons dans ces faîtages dans ces
balcons à monogramme
dans ces palais dans ces ateliers ces salons
ces soupentes ces cheminées
derrières ces lucarnes et ces hautes fenêtres
rien ne dit
comment c’était alors de poser sur un siège son séant
comment c’était de se taire en 1785
pendant quelques minutes en regardant l’océan
et les vaisseaux vers Saint-Domingue
tribord amures
et en quelle langue
pensait-on alors et qui pensait quel était le
son du silence et si
l’on pensait à son oncle du Tennessee
ou à une oie farcie
et si un funambule à la manche essayait ses acrobaties
et une femme de Croatie ses nécromancies
et si ces craquelures dans la pierre s’apercevaient déjà
s’il y avait des dieux pour ces gens-là
et lesquels
(si certains d’entre eux étaient priés à l’insu
du priant et du prié) et si
soulevant un rideau pour observer
une partance ou un retour des lointains
Une larme venait parfois
et combien de temps
—peut-être les pavés en gardent une trace
ou seulement cette herbe folle

mardi 23 mars 2021

48. Le père


À Ingrid

Moi la délaissée
Puisque ne pouvant porter haut le nom du Père
Puisque de la même nature mouvante que les flots
que la mer le ciel et les nuages
Puisque n’étant pas mes frères bien qu’aussi frêles que moi
Minces coureurs de pistes
N’étant qu’une brindille diluable dans l’Untermensch
Fille non porteuse du patronyme de surhomme
Ce nom du père
Je le porterai sur toute la terre avec mon prénom Lorelei
Ou Elina ou Astrid ou Ingrid
Ce père Panzer j’enfouirai les svastikas
Qu’il était fier de découvrir sur une photo ancienne
de sa propre maison: demeure prédestinée au génie (lui)
puisque la Wehrmacht y avait déployé avant lui ses bannières à croix gammées
Et l’avait choisie comme siège de son état-major
De même qu’il y avait établi sa propre famille comme
le nid d’aigle de sa domination (à lui)
— Ce même père fier de montrer l’absolue identité entre
sa signature (à lui) et celle d’Adolf Hitler, comme désigné
par la graphologie
pour succéder à la tête du Reich millénaire —
Moi la délaissée je porterai très haut ce nom du père
Que j’aurai enfoui dans un puits de couleur
Je serai célèbre dans toute la terre
Pour mes portraits de femmes.

lundi 22 mars 2021

44. La cour


Je pense à Louise Labé quand je revois à cette cour
De ferme où vécut ma mère
ce n’était point
Courtoise antichambre que cette place bourbeuse
Où elle eut froid et chaud, fut d’humeur gaie ou plaintive.
Christiane rêva-t-elle comme la Lyonnaise élégiaque
(Poétesse de la Renaissance qu’on nomme la belle cordière,
        car fille et femme de cordier
De même que mère était fille et femme de fermier)
d’embellir ces flaques
Afin qu’elles fussent miroirs de vie heureuse?

Reine d’une société brillante
Au premier plan de cette coterie lyonnaise
Avec son amie Pernette du Guillet
Louise chantait odes et carmes
        à la façon de Dante et de Pindare
Mère le fit à ses poules et ses pintades
Fredonna charmes et succès de Tino
En cette cour fangeuse qu’elle traversait déhanchée
cloître fermier délimité par étable, fumier, silo.


Il était l’endroit le plus sale de la terre,
                    ce cloaque
Que j’eusse voulu galerie de glaces où elle pût
se voir sourire et mirer une belle robe.

Sale resta la cour il eût fallu goudronner mais je crois
que cela coûtait — Eh quoi? Il reste l’image vive
D’elle encore Ô rires Ô soupirs
De mère seule boîtant dans son corridor de terre
Pour aller traire à l’étable de même que Louise
Aimait abstraire ses tourments sur une table.
— Ô ses larmes aussi
Puissent-elles recouvrir nos mémoires d’un goudron
miséricordieux et lui offrir un décor plus heureux
Pour s’éteindre qu’une cour boueuse

dimanche 14 mars 2021

40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète

L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.

vendredi 12 mars 2021

39. 12/03/21 Fraisiers

Fraisiers repiqués sous la pluie retour de façons d’être
Qui remontent le cours du sang sur le tranchant de la houe
Et gestes qui reviennent dans les terminaisons nerveuses
Tes racines tes racines dit la vieille complainte
De l’ortie neuve et de la grande consoude
Qui fait résurgence dans ce poème trente neuf
Tout cela sent le paradis perdu bien perdu
Et même le gardien des propriétés sacrées des arômes
des fumiers — en voici le fantôme:
L’homme du tour des terres est en bout de sillon
Comme une rumeur de mer en angle de parcelle
Un bruit de sabot un rêveur dans les arbres
Lui, le saltimbanque à ses manchons de charrue attaché
— Et plus tard, aux modernes quadrisocs, tracteurs Someca Nuffield
— Offrant à toute dépense son inépuisable réserve
Et son rire bref aux promesses vaines:
La voix de mon père m’accompagne dès qu’un peu de terre
Se trouve sous mon pas, il est là qui lâche quelques syllabes
Ainsi qu’une voix dans les hêtres
De sa voix faite pour héler de versant à colline
Quand l’oeil mesure les pluies brèves de mars
Qu’il rallume la cigarette en coin comme dans les films avec Wayne
Et sort l’une de ses phrases Hollywood
Tu peux creuser plus profond que la bêche
Mais pas faucher plus large que la faux
Je m’imagine l’entendre en ce parler intérieur
Qui est parole des morts et pain perdu

mercredi 16 décembre 2020

Poètes de Bretagne: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

 

Georges Perros

« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg

Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Poésie en siège tracteur

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.


Daniel Morvan.
 

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros

vendredi 12 octobre 2018

Jean-Louis Murat en 1999: Alexandrie si possible #murat



Archive 1999. - Plusieurs jours à jouer sur les machines, travailler des samples d'Olivier Messiaen ou Iggy Pop, soigner un piano-voix, tester ses nerfs et ceux des autres, parce qu'il faut prévoir le pire, on n'est jamais déçu. 'Murat travaille sa tournée à venir avec ses musiciens, sur le plateau de la salle Paul-Fort. ' Il faut oublier l'album et repartir à zéro. Et surtout, on est là pour s'amuser. ' Murat a encore dans les yeux l'émail bleu du ciel d'Egypte, dont il revient. Où il aimerait vivre. Retour amont vers les crêtes enténébrées de ' Mustango ', dernier album fabriqué à New York et Tucson, dédié au Mustang, le royaume le plus élevé du monde, enclave tibétaine au nord du Népal, à 8167 m d'altitude. Beaucoup plus haut que la Dent de la Rancune, ce sommet auvergnat qui apparaît dans une de ses chansons, à la cote 1493 (Christophe Colomb + 1, s'amuse-t-il). 

Le poncif le plus courant, au sujet de Murat, c'est la chrysalide cyclothymique, l'Auvergnat ombrageux, le beau ténébreux ou même, s'amuse-t-il, le bellâtre de province. "Question de caractère, moi je peux changer d'humeur au cours d'un concert, et dans une même chanson. Comme je contrôle toutes les rythmiques aux pédales, je peux tout bloquer, et j'envoie un maximum de samples. 

Et quand on sait que la version initiale de Nu dans la crevasse (apex de l'album, une mélopée quaternaire à la Neil Young) s'étendait sur 17 minutes, on peut s'attendre à des concerts très différents d'une ville à l'autre, selon le feeling. "Nous allons travailler dans un esprit d'improvisation, comme en jazz. Nous ferons joujou tous les soirs. Il y a trop de concerts où tout le monde s'ennuie, les musiciens font une dépression au bout de 50 concerts. Nous, ça va être une grosse claque. J'espère bien qu'on va leur mettre une baffe! J'ai tellement une image stéréotypée de chanteur..."
De chanteur quoi? 
Il ne finit pas sa phrase. Le sensible se rétracte à la seule vue d'un appareil photo, le poète si loin des clichés: ' Est-ce ainsi d'écorce fille/ Que l'on va de ci de là au monde épais/ En quelques battements de cils/ Que la pluie de ci de là/ Inonde. '
 Les mots de Murat ont des éclats de gemmes à porter dans le noir. Jean-Louis Murat, homme d'image? Il existe un film réalisé par Pascale Bailly, ' Mademoiselle Personne ', improvisé sur une tournée, en compagnie d'Elodie Bouchez. 
Un autre film de Claire Denis, avec Jean-Louis Murat, tourné en Egypte, est resté bloqué au montage. 
Et le chanteur a le désir de tourner quelque chose en vidéo numérique, dont le sujet serait, au hasard, Jean-Louis Murat. "Moi par moi." 

Retour d’Égypte


Moi, c'est qui? "J'étais du douzième siècle, puis une fourmi, et enfin dans le grand espace, je me retrouvais dans la nébuleuse du Chien avec un nom pour spécialiste. ' Extrait d'un feuilleton de Jean-Louis Murat sur le site web du chanteur. 
Identité problématique qui peut le conduire à tomber amoureux d'un pays, laisser derrière lui son manteau de pluie, parier sur la vraie vie. "De retour d'Egypte, je voulais acheter une maison à Assouan, c'est le paradis sur terre, là-bas. N'importe quel jeune qui joue et chante 20 secondes, c'est plus riche que 20 meilleurs albums de l'année en France. Ils nous le disent: quand on entend votre musique, on voit l'état lamentable dans lequel vous êtes. Quand je vais en Égypte, je ne dis pas que je suis musicien. J'ai embarqué, grâce à Youssef Chahine, sur un de ces bateaux qui emportent les jeunes sur le Nil, le seul endroit où ils font la java. Tous jouaient, chantaient, dansaient. Et en Égypte, tu sauterais sur toutes les filles et tous les garçons qui passent tellement ils sont beaux. Les femmes en passant te regardent dix centimètres au-dessus de la tête, en faisant cliqueter leurs bracelets, elles ont la beauté de Nerfertari!"
C'est à cause de cette beauté nubienne que Murat, après une tournée de 100 concerts (' si on ne s'ennuie pas '), un album live dans une ville dont le nom sonne bien (Rostock, Alger, Prague, Trémel, Plouegat-Guérand ou Saint-Petersbourg), voudrait enregistrer son prochain disque du côté d'Alexandrie. Si possible.

Daniel MORVAN


‎mardi‎ ‎12‎ ‎octobre‎ ‎1999
866 mots

jeudi 13 septembre 2018

Jean-Claude Pinson: souvenirs du triangle d'or



Jean-Claude Pinson est l'écrivain d'une fidélité à un événement: 1968 et ce qui l'a précédé et suivi. Paradoxe: cet engagement à vocation universelle, aspirant à révolutionner l'humain, s'est exercé dans un territoire restreint, la Loire-Atlantique (L.-A). D'ascendance paysanne, Jean-Claude Pinson s'affirme même comme "un pur produit L.-A." Il vient de "là": Ni pope, ni archevêque dans ses ancêtres, seulement des "bordiers et fermiers embourbés", tels les Cuif et Rimbaud dans la ferme des Ardennes: "À l'exception de ma grand-mère paternelle, issue d'une famille de restaurateurs nantais faillis, tous sont des paysans du Marais Breton".
Comme "troisième maillon d'une lignée d'indigènes des républiques qui se sont succédé depuis 1870", l'écrivain pourrait légitimement revendiquer ses ancrages et, au tournant de ses 70 ans, chanter les valeurs sacrées de l'ici et maintenant, comme une momie du local emmaillotée de citations de Gracq et Michon. Mais l'auteur corrige, se disant "Nantais, évasivement", davantage enfant des vases et alluvions de Loire, que cette Nantes prétentieuse où il entend "l'anagramme de néant" (on se souvient chez Balzac, dans Béatrix, du personnage de la vicomtesse entichée de sa ville, "se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes").
Le livre qu'il publie chez Joca Seria, intitulé "Là", se présente comme une "ego-géographie" inscrite dans un triangle d'or Nantes, Saint-Nazaire et Tharon-Plage.
Un livre tout en fragments, composé d'articles et de textes inédits, remontant le courant comme le saumon, vers son lieu de naissance en 1947 à Saint-Sébastien-sur-Loire. En mille sujets abordés, du rugby aux bruits des gares, de la pêche à pied au free jazz, il répond ainsi à ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur celui qui a théorisé la levée en masse d'une multitude de poètes, tout en restant discret sur l'origine de ses propres aspirations.
Balises d'une vie: La khâgne au lycée Louis le Grand, abdiquée pour l'existence de "moine-soldat" de la révolution prolétarienne. Le retour à Nantes en 1967, l'installation à Saint-Nazaire comme enseignant, pour rejoindre son épouse, dans l'enthousiasme militant pour cette ville "soviétiforme". L'agrégation à 37 ans, mais l'impossibilité de s'identifier à des racines, qu'elles soient de Nantes (ville "fort engraissée de la traite" dit Michelet) ou vendéennes (il ne se reconnaît pas dans le "fonds de commerce de l'hostilité à la république").
Le roman n'est pas son genre, il n'en caresse pas moins un projet de "vie de Jean Crémet" (1892-1973), révolutionnaire professionnel qui avait débuté à l'arsenal d'Indret, membre du gotha de la IIIe internationale et modèle d'un personnage de La Condition humaine, de Malraux. Un exemple pour le maoïste: "Nous rêvions de "zone des tempêtes", mais finalement ne parvînmes qu'à un peu d'activisme en Loire-Atlantique". Il rêvait de Crémet, il sera le contraire de Crémet.

Si loin de la Chine populaire, la Loire-Atlantique de Pinson est essentiellement sudiste, son Mississipi est la Loire, dont l'auteur aime le parfum sucré-salé, l'eau douce comme un "noir placenta" d'alluvions, et la mer "noyant de saumure océane la végétation assoupie sur les grèves". Fin des grands récits, deuil des illusions politiques, le lieu d'exercice de la poésie se trouve être ce qui nous semble le plus convoité par les pouvoirs, l'intime et le corps retravaillés dans la mémoire. Jolie page, parmi tant d'autres, que celle des "bousas", bouses de vaches séchées l'été dans les prés, chez la grand-mère Augustine, paysanne devenue garde-barrière, dans le Marais Breton: "L'été archivé dans les bousas libérant dans la cheminée l'enivrant parfum du pré fraîchement fauché où nous jouions avec un cerf-volant claquant au vent dans l'abondante lumière d'un soir de juillet, tandis que la grand-mère, assise sur un tabouret de bois à trois pieds, finit de traire Pâquerette, la benjamine des deux vaches".
L'autobiographie remonte le temps dans les traces familiales, par exemple les livrets militaires de sa famille. Celui de son aïeul maternel, Jean-Marie Gouy, survivant du carnage de Rossignol, en 1914, s'accompagne d'un carnet rapporté du camp de Wittenberg. Dans lequel figure un long poème de sa main. Ainsi, ce grand-père fut poète, s'étonne Jean-Claude Pinson, avant de prendre sa retraite dans une bourrine de Boin, loin de toute littérature.
Point de grand geste d'infraction dans ce livre, ni de culture de l'inattendu. Le texte file mezzo voce, sans mysticisme sauvage, son exotisme est populaire, il nous emmène souvent du côté des terrains de sport, gargottes et baraques foraines; il rend parfois une manière d'écho au dernier Chateaubriand retiré dans son jardin, avec son chat roux né au Vatican, à une portée de fusil d'un grand chemin. Pour témoigner d'une continuité généalogique, l'histoire des grands parents paternels: Louis Pinson, surréaliste sans le savoir, paysan de Nantes comme Aragon le fut de Paris, "maraîchin noiraud" et acrobate, et Suzanne, la grande blonde aux yeux bleus, qui reprochera à son mari son propre déclassement social, poussant la mésentente jusqu'à exiger la tombe à part. La fibre populaire de Jean-Claude Pinson le tient loin des décentrements vertigineux, des excentrismes romantiques, dans un sentiment orienté par la naïveté première, celle des déjeuners sur l'herbe, des lises de Loire et de ses vases saintes. L'histoire de l'aïeul poète vient conforter l'idée de "poétariat" chère à l'auteur, qui reprend le thème nietzschéen: "être poète de sa propre existence" - ce que fut, un temps, le grand-père rescapé?
Le corps, à nouveau, lorsque Jean-Claude Pinson enchaîne sans ambages sur son "histoire de prostate", dont la "très prosaïque fonction a besoin pour s'accomplir de sentir à proximité l'amicale présence du monde végétal". Les questions organiques ouvrent sur l'harmonie naturelle, sur "l'invisible remuement que fait le grand harmonium de la Nature".

Lorsqu'on laisse ce livre pour le reprendre, on saisit soudain ce qui fait qu'on aime y retourner: sans doute, "Là" se propose comme un dialogue constant avec les écrivains (Léopardi ou Vallès), les musiciens (Bach ou Shepp) tout en feuilletant l'histoire familiale, sauvée par une cassette audio retrouvée, un carnet de soldat, des images. Il constitue la Loire-Atlantique en objet autobiographique, et lui invente une héraldique colorée, "la tuile méridionale, le vert du bocage, le jaune ocre des marais en été, les bleu-vert changeants de la Loire". 
Avec lui, nous longeons le rivage de La Plaine-sur-Mer, partageons le bonheur des journées de lecture, le luxe pastoral, le plaisir aristocratique d'un plumage de huppe, la vie méditative d'une villégiature à la mer de pure tradition ouvrière: "La mer, magistrale infirmière de toutes les amertumes". 
S'il relève du genre de l'essai, c'est aussi une vie que le livre retrace, et le lecteur touche à chaque page, au détour d'un paragraphe sur Mallarmé, aux zones sensibles, à la perte, au deuil, au sentiment du temps. On aime que ce livre ne se laisse pas alourdir par ses ancres, ne brandisse pas son petit drapeau; qu'il ne geigne pas sur la poésie sans lecteurs, qu'il ne pleure pas sur la chute des utopies, mais au contraire qu'il propose de nouvelles raisons d'habiter en poète: "C'est vers un autre mode de vie qu'il faut se tourner; c'est un autre rapport à la Terre et aux lieux qu'il faut inventer - un rapport poétique, un rapport non prédateur. Et pour cela l'humanité a besoin de poètes (...) qu'ils aillent, armée d'instituteurs climato-activistes, hussards verts de la Terre, en tous lieux défendre et mettre en pratique le vieil et toujours jeune idéal pastoral propre à la poésie."

Daniel Morvan
Jean-Claude Pinson: Là. Joca Seria, 276 pages, 19,50€.