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jeudi 15 juin 2023

473 la ferme silencieuse



"D'ordinaire dans une ferme on entend au moins une vague rumeur provenant des différents animaux qui y demeurent, mais ici il n'y avait aucun signe de vie. Et les poules? Et les chiens?"

Lovecraft: Celui qui chuchotait dans le noir (The Whisperer in Darkness), 1931. Trad. Sonia Quémener.



C'est la même ferme mais sans eux qui caquettent

la même ferme sans les poules et sans les chiens

si je reviens là-bas c'est comme dans une autre vie

que je reviens 

dans la ferme qui fut tout

tout espace et tout monde

qui fut la moitié de ma terre jusqu'à mes vingt ans

la ferme veut dire se taire

la ferme dit terre-toi 

mais elle ne se tait jamais dans ma tête

la ferme ne veut pas la fermer dans ma tête

parce si que je pense à elle vide

de ses grognements de ses meuglements

sans les poules les pintades les dindes

sans l'odeur du tas de maïs qui fermente sous

sa bâche elle m'atterre

si je pense au sifflement bruyant d'un cheval qui renâcle

dans l'ombre d'une stalle sans cette espèce de

veille sournoise des tas de paille

qui ont l'air de vouloir vous prendre

qu'on dirait qu'il faut pas approcher des tas

c'est à ça que je pense appuyé sur ma pioche

quand je prétends ramasser les pommes de terre

disons plutôt sauver quelques tubercules de la

poussière

rien ne pousse dans la poussière dirait mon père

on l'a pourtant fait dans cette ferme

on a fait prospérer les choux les patates les 

oignons les échalotes (les artichauts très peu)

le blé le foin les betteraves on a fait pousser tout ça

et en même temps ça ne durerait qu'un temps

parce que c'était pas pour nous ce travail-là

c'était fini les petits paysans faites pas comme nous

alors on a fait place à l'industrie les parents

sont morts je ne dis pas qu'ils en sont morts

je ne dis pas non plus que cela ait ensoleillé

leur vie

            cette espèce d'extinction de l'espèce paysanne 

on a pris un train et on a découvert la

poésie contemporaine la sémiologie

et le silence est tombé sur la ferme

ce silence-là – c'est dans les livres de Lovecraft

une ferme silencieuse ça veut dire l'angoisse

une ferme qui se tait c'est quand on veut faire peur

dimanche 10 octobre 2021

248. Un zopiok à Pozzo

À ce stade plutôt que des bribes éparses
ne vous fendriez-vous pas d’une vraie note biographique
si cela ne vous coûte pas — cela me coûte
— mais si la bio ne vaut rien la graphie la rachète
et vous savez que le sujet
— comme on dit sujet de sa majesté ou mauvais sujet —
est placé haut en littérature
— vous l’aurez voulu
le temps de brancher le Dictaphone moteur ça tourne

Bord Manche cultivateurs modestes
on gratte le sol de la ceinture dorée
on trait la vache sacrée
achetée par ticket gagnant à la loterie des Gueules Cassées
retour du père soldat d’Algérie
tu nais à l’esprit en te plongeant
dans ses ouvrages d’agronomie
lecture nécessaire pour décrocher les prêts du Crédit
Entre vous et le Livre
se noue l’éternel commerce des tracés


Vous devenez entre les mains de votre mère
une lampe d’Aladin qu’elle manie à plaisir
afin d’en voir surgir tous les contes de fées
de la vie moderne
sans savoir — faites donnez la lyre — que
la lampe merveilleuse est seulement dans sa pupille
— Enfin l’écrit vous agrippe vous formez un trésor babillard
pêché dans le dictionnaire offert par cousine parisienne
dont la mère connaît quelqu’un chez Gallimard

Apoustiak l’esquimau Le capitaine Fracasse
l’internat Charles le Goffic n’est pas fracasse
fragment de campagne détaché de son système
ton nom celte aboyé dernier maillon d’une chaîne de
synonymes — bouseux péquenaud rustre plouc

tu respires le même air que les filles d’ingénieurs
nymphes d’écritoire de cette capitale des télécommunications
Dans la nuit parquetée du dortoir se coule l’anxiété
rejeton des haies ne tient pas en boîte
un bouillonnement espiègle trouve son affre
viré en quatrième te voici demi-penco
autocar matinal le nez dans Crime et châtiment

viennent en fin de cycle de la principale
les excuses officielles pour l’excessive rigueur

Au déboulé du collège te voici attendant le Paris-Brest
destination l’hypokhâgne du lycée Châteaubriand
quittant le chagrin d’amour qui t’embrasse
une dernière fois sur le quai de la gare de Plouaret
par la grâce du professeur Pierre Campion que je salue
tu découvres Char Bonnefoy Ponge Jaccotet

Sommes tous enfants de néant
avec chacun son excentricité
un fils de garagiste entiché de porcelaine de Sèvres
— tout nous oppose nous resterons fidèles amis —
Un autre de magistrat — Ô Ellien à toi cet encens —
déclame nu Le Cimetière marin
qui t’aura tout appris
que rien n’est ficelé d’avance
rien qui ne puisse être saisi par l’expérience
dans la rencontre avec l’imprévisible et l’illimité
au bout de nos balbutiements — et tutti quanti

pour te délier de cet univers morbide tu aurais signé
n’importe quel papier tu te serais fait moine ou soldat
Au déjuché de la khâgne sans y avoir prétendu
bombardé normale supérien
encombré de ses pulls marins et de ses mains
amorce de timides études du chic parisien
cependant que s’enfonce la ferme de Plestin
jusqu’à la ligne de flottaison
mère prend le parti du lait dans le sens de l’histoire
père peu enclin à l’étable en tient pour le chou
— mais vache pour vache ne sont-elles pas
les plus heureuses elles —
l’herbe désœuvre le mouron paternel
conflit entre deux options économiques divergentes
la peine malmène sévèrement leurs corps assaillis

Cloud m’est pesante victoire qui paraphe le désastre
quand au pays sans un pleur
galaxie paysanne se dissout dans les brumes et personne
pour entendre la voix de ses douleurs ni le silence
de ma mère qui dans sa cuisine regarde courir les poules
après leur poignée de grain
Elle sent monter une houle c’est bientôt la nuit
dont tu ne sais rien
dans l’espace des champs novembre le fidèle
seul connaît son cœur

Mortel séjour que la résidence Pozzo di Borgo
autrefois clinique de luxe pour lettrés opiomanes
Cocteau en détox y mena grand train
Pozzo nous purge des campagnes
on dit mondainement Pozzo on dit
Tu loges où à Pozzo ou en ville à Saint-Cloud

j’ai pris une carrée près du parc
n’ai rien vu à Montretout ni les ormes les tilleuls
le métaséquoïa de Chine ni le virgilier à pois jaunes

tu aimes l’énergie barbare du centre Pompidou
mais où sont les barricades
où sont les huit millions cent vingt cinq mille pavés
utilisés pour élever les quatre mille cinquante quatre
retranchements de la révolution de mille huit cent trente
et puis on coupe hébété les trottoirs de Paname
Trop lunatique pour la grande école
trop agricole pour l’urbaine attitude
hybride de yak et de zébu — zopiok

Sur la colline aux fortunés l’étiquette impose hobby
tu pourrais bachoter entregenter réseauter
Quiconque né dans la basse-cour se doit de
faire antichambre — mais rétif à l’intrigue
et manque de bagout phobie trouble panique

Dans la honte du désoeuvrement tu te verrais bien
contrebassiste très peu de notes à lire
ça se joue pas swing comme Artie Shaw mais plus
sauvage comme Charlie Mingus
plus tenté par le free jazz que par les colloques
avec les double six les cadors à grosse tourte
colonnes émettrices d’hiéroglyphes
marxistes d’ambassade et structuralistes d’état-major
Cerisy-la-Salle ça vous décortique le roman minimal
l’absence du réel dans l’écrit est le dernier cri
— allez tu n’es qu’un zopiok à Pozzo

Satellite désorbité à vide autour de Terre
sous couvert de s’en tenir à l’adage
qu’il faut juger l’homme par lui-même et non
par ses atours — c’est chez Montaigne
tu en oublierais l’usage du peigne

Le pianiste léniniste tendance sadique t’éjecte
dans la tourmente le salut se nomme Marcel Proust
Combray sauvera les ploucs
Immersion dans les décors fortuny
au mur de ta chambre rue Coutureau le poster d’Eddie Sedgwick
l’égérie de Warhol en sa factory
et les leçons inaugurales du Collège de France
enfin de quoi admirer
Roland Barthes le bonze magnifique
et la cinémathèque époque Langlois
en espace urbain tu n’existes qu’en
noir et blanc tu changes pas d’optique

Dans les films de Johann van der Keuken
tu reconnais un langage intérieur
Mûrit dans l’éther de Pozzo un projet noir et blanc
qui rende justice à un désir maternel
—Elle toujours là-bas à l’ouest au bout des fondrières
et des champs et des seuils qu’elle te fit franchir —
Tu appelle ta mère pour lui proposer d’être dans un film
elle qui se voile la face à la vue d’un Kodak
pas demain qu’elle jouera à Kim Novak

Un manitou du docu dit banco pour quelques décamètres
de pellicule occase rêvée de me justifier
aux yeux de Christiane qui me voyait déjà professer en Sorbonne
— il s’attelle à la table de montage comme à sa charrue
est-il commenté —
Dans ce bout d’essai une seule séquence à sauver
mais vu la rareté quasi de postérité
celle du paysan Paul Laudrein
qui narre son chemin dans la ténèbre des manants

Au terme de ton bardo tu rencontres Eddie en vrai
embrassement vacillement Sonny Rollins
Connais-tu Ivri Gitlis
et toi connais-tu Ben Webster
Et Coco Taylor tu connais
Joyce l’as-tu lu
Et Loti aussi
et puis la vie
ça s’écrit pas coupez le magnéto c’est privé
encore un détail j’ai vu plus tard en personne
Philippe Pozzo di Borgo rendu populaire par
le film qui raconte sa vie brisée
Les Intouchables
on s’est regardés un moment
            respect
chacun a suivi sa route

mardi 5 octobre 2021

246. Fitness

on commence les cervicales gauche centre droite dix fois
visions fugaces
que par petites images jamais un regard latéral
on se concentre sur Laetitia
quatre fois huit fois comme une
phrase monte et redescend dans une période oratoire
jusqu’à former une voûte et toucher la clef avant de
redescendre sur le beat

comment peut-on s’effacer derrière le vécu
si c’est toujours avec des mots que tu l’as vaincu
après ça tu peux vivre des choses en dehors du quartier
sortir de l’oeuf vivre la vie urbaine exhiber
ta montre Cartier ça défrise ça fuse
cramponné des deux mains elle l’a dit Aréthuse
qu’il est bien ce cours espadrilles noires et leggings
silhouettée sur la toile de fond que fait la Loire
de l’autre côté de la rue et qui constitue 
l’objet du plus mystérieux des tableaux de Dominique Fournier
l’homme de dos tout à elle et ses mains à elle toutes à lui
comme dans un tango nocturne
On dirait un tableau d’Edward Hopper deux
seuls sur la piste déjà éteinte
avec sa lente musique une houle verte et jaune de milonga
Plutôt on dirait la mer embrassée tout entière
l’émerveillement de l’embrassement dans la mer

mercredi 14 juillet 2021

165. Nous autres gars de cambrousse

Nous autres gars de cambrousse
venus comme les nuages bleutés
s’élèvent d’un ravage de feu
croyant rompre l’encerclement

Ceux qui venaient de la ferme
regardaient les choses de très loin
on avait croisé les fourches
sur nos petites villes à grelots

le jeune sang s’exalte aux
sauts de crapaud de la raison
et après avoir gravé des coeurs dans l’écorce
veut tout l’arbre dénuder

On était marxiste parfois maoïste
à cause du voisin Roger
qui en pinçait pour Mao
et des étudiants venant
s’éduquer auprès des masses
nous étions les masses
on se fichait de l’extrême-gauche
et des libertaires

des têtes pensantes sur des corps de charrue
mais pas de voyant instinct au tableau de bord
sans quoi pouvions-nous accepter
d’effacer par la vitesse la lenteur des remorques

prêts à s’écraser à la première mission
plutôt que de se montrer tels quels
garçons à complexe d’usurpation
pas bêtes à concours
trop enfants pour être
des enfants de soixante-huit
comme des pilotes novices
lâchés sur supersonique

ahuris par les tableaux urbains
dépeints par des cothurnes
plus dessalés que nous
on avait lu avant l’hypokhâgne
tous les caramels mous
du siècle moribond
Pierre Benoît Saint-Ex
et nous autres sortis des meules
pour adorer saint Texte
rien sur
Thomas Bernhard Carson McCullers
Rien sur Michon
qui campait pourtant
tout près à Locquirec
rien sur
Abraham élevant des chèvres métaphysiques
à deux pas de notre ferme

on avait méprisé Boris Vian
et les beaux gisants
de Saint-Germain-des-Prés
on adora les hédonistes
existentialistes marxistes
les loucheurs les bigleux les snobs
tous marchant au pas
Pierrot le fou oui on aime
pour son côté pur escroc

sans rien pour s’en défendre
que cette allure qui est de mise
aux foires aux cochons
chemise à carreaux
morgue de western et pas loin
de cracher par terre
pour pas montrer
qu’on tombait de la lune

Emily Dickinson Thomas Mann
des héros comme Bob Morane

On finit par comprendre
que la sémiologie ça se joue pas
comme un labour de plaine
et qu’un peu de doigté s’impose
on a capté les codes qu’on a
mélangés à l’allure distante
nécessaire pour sauver la face

mais en fin de mission
nombreux seraient les manquants
les arrivés de la cambrousse
avaient souvent les yeux noyés
des futurs jeunes morts de Normale
on s’est désintégrés à la verticale
du Paris mondain
crashés aux commandes des Tornados
sans même profiter des permissions
aux palais de Tokyo