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Le paléontologue Henri Breuil à Lascaux ©DR |
C'est
une expérience originale que Michel Jullien propose, en marge de
son oeuvre romanesque menée chez Verdier, qui nous portait vers les
hauteurs avec Denise
au Ventoux, récit largement salué en 2017.
Lire aussi sur le même ouvrage: http://pierre.campion2.free.fr/dmorvan_jullien.htm
Hauteurs et profondeurs ont partie liée,
soutient le romancier alpiniste, pour qui l'exploration des grottes procède du même désir de conquête que l'escalade. Avec Les
Combarelles
(aux Eyzies-de-Tayac en Dordogne, grotte ornée de centaines de
gravures et datant de moins treize mille ans), il nous propose une
réflexion sur la façon dont l'art pariétal nous a longtemps
résisté, s'est soustrait à nos regards, a déjoué nos hypothèses
et nos classements, une fois posée l'interrogation première:
qu'est-ce que cela peut bien être? "Pour voir les grottes, pour
y déceler quelque chose, il était nécessaire qu'un bond
extraordinaire de notre âge fût concevable ou encore, qu'une
certaine fraîcheur d'esprit revenant au Magdalénien (1) fût
admissible." Ce bond permit d'établir un lien stylistique entre les
cavernes du Périgord, les dessins de Michaux ou les toiles de
Mondrian: Tout cela était de l'art. La découverte de
l'art pariétal a donc été possible (telle est l'hypothèse de l'auteur) en raison d'une évolution de
la sensibilité moderne, jusqu'à reconnaître une familiarité entre
art brut, art primitif (de Gauguin à Bataille et Breton), et grottes
ornées.
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Un ouvrage illustré publié à la rentrée 2017 aux éditions l'Écarquillé |
Mais
le livre de Michel Jullien ne se réduit pas à un centrage réducteur autour de l'histoire de l'art. C'est à l'expérience humaine contenue dans la
grotte qu'il fait appel, pour dépasser la vision dérisoire de l'art des grottes comme "moment artistique", en ayant recours à l'expérience première, face aux parois, dans une phémonénologie à la
Bachelard. La caverne invite à reproduire le geste initial qui multiplie les oeuvres et les abandonne comme un masque oublié au plus obscur de la terre. La grotte est une rêverie du temps, à la jonction
d'autres aspirations à conquérir l'imprenable, à marquer
l'inaccessible d'un "j'étais là" qui signe l'irruption
humaine dans la solitude commune des sommets et des cavernes.
Toute
la beauté du livre de Michel Jullien tient dans cette folle modestie
devant l'énigme, et dans la certitude que leur clef n'est sans doute
pas ailleurs que dans le tréfonds humain, là où se rejoue l'infini
et irréaliste galop des meutes et des troupeaux, déjouant toutes
les hypothèses, retournant les classifications artistiques: c'est le
livre d'un homme qui tient trop à ne pas tout savoir pour s'avancer
à découvert en terrain théorique, s'affirmant au contraire simple
touriste, conservant pour lui, ticket en poche, l'impression première
de son passage dans la grotte des Combarelles: "l'exact
sentiment d'une voix plaintive suintée des murs et de moi-même, la
même voix".
Car
vous pouvez aborder l'ouvrage sans vous sentir coupable d'une
ignorance assez partagée, empêtré dans les idées reçues sur
l'art des cavernes et la préhistoire! Michel Jullien ne vous
assommera pas de connaissances, préférant décrire, s'étonner de
ces figures animales, "représentants d'éternité exposés à
nos regards". Au fond, il n'existe qu'une certitude aux Combarelles, Lascaux ou devant la page blanche, celle du style. L'écrivain sait partager sa songerie sur
le temps, l'espace, le nom des lieux, leur aura démultipliée en
diverses répliques, de Lascaux à Lascaux IV... La caverne ou la
suspension du temps: "Le climat des grottes où je suis invité
baigne dans un temps antérieur et présent vieux de vingt mille ans,
siècles à l'appui, tandis qu'à la minute près, confondue, se
proroge le temps du monde à moi connu, laissé dehors comme un
parapluie à la consigne d'un musée." Et Michel Jullien cite
Pierre Gascar, pour qui la grotte est un "gisement de temps"
enfoui sous terre. Quelque chose comme la capsule temporelle expédiée
dans le cosmos par la Nasa, qui nous vaut de très longs développements.
"La grotte majeure des Combarelles est hideuse, intestinale"
L'homme
tâtonne toujours dans ces grottes qui s'offrent difficilement au
regard, et se soustraient même à l'excessive présence humaine. La
grotte des Combarelles, "inventée" en 1901, est des plus rétives:
"La grotte majeure des Combarelles est hideuse, intestinale.
Elle a le ver solitaire. Son cadastre est horrible, cassé, plein de
baïonnettes, de retours et de contre-avancées. Forée dans le
calcaire coniacien sur la rive gauche de la Beune, elle fait onze
coudes; les plus marqués ont des allures de fémurs. (...) Exiguë,
80 cm de large en moyenne; bras tendus, on pourrait presque accomplir
tout le circuit en frottant les murs du bout des doigts."
On
imagine l'abbé Breuil en soutane, rampant sous un
plafond de parfois cinquante centimètres, entre des parois criblées
de griffures, "une furie de traits en tous sens, des formes
spoliées, des signes hybrides, un mikado de gravures, des animaux
d'allure incohérente..." Michel Jullien aurait même pu appeler
son livre "Aux Combarelles", pour dire l'expérience rupestre, tactile, la stupeur
rauque, l'étonnement et la rugosité terrible des entailles est
abordée comme le mineur sur le front de taille, de face.
"Des tableaux d'écriture à peine secs"
Mais
il s'autorise aussi des variations sur la parenté entre
grottes et montagne, la défloration des sommets du Mont Blanc dans
les années 1860 à 1900 allant de pair avec la frénésie des
fouilles permettant dans le même temps la découverte des grottes
d'Altamira (1879), Pair-non-Pair (1896)... Toutes préservées par
une suite de hasards, la formation de clases et de fractures, le
retrait de l'eau libérant des plafonds, "des tableaux
d'écriture à peine secs".
Puis la présence de l'homme, et son
"irréfrénable manie de parcourir les tunnels à l'aveugle",
de "nourrir une lubie, ramper dans la gloire inutile, torche de
pin sylvestre en bouche, outils dans les mains, pour aller déployer
un programme graphique au plus profond, à l'endroit le moins
abordable - comme un tag atteint son efficience aux lieux
inaccessibles et mieux qu'à portée de main -, là où le regard ne
rencontre plus la lumière".
La généalogie des hasards aboutit au prodige de la grotte ornée. Après le geste humain,
l'obstruction "pasteurise" les cavernes (Lascaux ou
Chauvet), mais d'autres demeurent exposées aux ruissellements et à la corruption des pigments. "Dès lors
la grotte se brime, les teintes meurent, la caverne se dépouille de
sa géologie, il n'en reste que des gravures." C'est le cas des
Combarelles, choisies par l'auteur comme "sa" caverne, même
privée de couleur: "C'est peut-être ce qui la rend non pas
plus belle mais plus rude, faite d'incisions abandonnées, de
cicactrices imbriquées plus bruissantes des cris de bêtes
s'ébrouant au long des parois." Ultime chance, la réouverture,
la découverte par un curé fumant sa gauloise à quelques
centimètres des mammouths, un érudit, un enfant qui lève la tête, mais souvent aussi
par un centurion romain, un pâtre ou quelque antique promeneur.
Vient enfin le troupeau humain et l'érosion "délibérée, crapuleuse,
brutale", les mufles et les gaz de bipèdes, les "mille
cinq cents respirations hebdomadaires" de Lascaux qui vont lui insuffler leur lèpre, à quoi Lascaux répond en se suicidant:
"Trente mille ans de retenue, vingt mille ans sans un souffle,
le premier mouvement de la grotte à notre retour fut de s'éteindre."
Salubre
clôture où la grotte revient à la solitude du temps de Magdalène,
puisque les hommes des cavernes n'y vivaient pas, ne les visitaient
pas plus souvent que l'heureux vigile de Lascaux I, seul homme sur terre désormais
à pouvoir s'y balader une fois la semaine. Et peut-être s'imaginer la torche de
pin en bouche, à la place du peintre, nourrissant l'intuition "qu'en
pareille circonstance, nous aurions fait la même chose", et
cédé à "cet instinct radical de vouloir déposer un geste
définitif et dérisoire quelque part au creux de la terre, mettre sa
marque, comme à l'air libre, sur une paroi de granite, haute,
gigantesque et d'un millier de mètres, imprenable."
Daniel Morvan
Les Combarelles (2017), aux éditions l'Ecarquillé (distribution les Belles Lettres), 240
pages, 25€
1: Le Magdalénien est la dernière phase du Paléolithique supérieur européen, comprise entre environ 17 000 et 12 000 ans avant le présent. Son nom a été formé à partir du site préhistorique éponyme de la Madeleine à Tursac, en Dordogne.