dimanche 29 septembre 2019

Blandine Rinkel: Postures et impostures




Blandine Rinkel dans l'univers du pseudonyme © D. Morvan


Débarquant à Paris pour ses études, Océane décide qu'elle ne s'appellera plus Océane mais Blandine. La raison? "Quand on est grande, blonde, et qu'on s'appelle Océane, on craint certains soirs de ne plus faire qu'un avec son propre cliché". Changer de prénom résoudrait un problème d'image de soi et un complexe de provinciale honteuse de ses origines. Cela devrait même lui ouvrir les portes de la bourgeoisie parisienne: "A cette époque, tu peux encore tout à fait te perdre toute la journée dans Paris, toile d'araignée, piège de soie qui te capture".
Remarquée pour L'abandon des prétentions (Fayard 2017), très beau portrait de sa mère, Blandine Rinkel analyse dans ce second roman les fasseyements de l'identité, le glissement dans l'univers risqué du pseudonyme. Cette histoire de mutation post-adolescente a pour arrière-plan un drame de la fascination: celle éprouvée par l'ex-Océane pour une amie-miroir, un coup de foudre d'amitié: Elia. La "métamorphose pour tous" n'est-elle pas un droit? Pour faire sa place dans le monde, ne faut-il pas essayer plusieurs versions de soi-même avant de pouvoir dire "je"? On se laisse porter par l'humour d'un portrait qui est l'autoportrait d'une romancière aux multiples talents. Derrière la blonde cérébrale qu'on découvrait il y a trois ans en pleine page du Monde, se cachait donc une lycéenne "perdue sur le grand échiquier des postures", et des impostures.

Daniel Morvan


Blandine Rinkel: le nom secret des choses, Fayard 2019. 298 pages, 19€

jeudi 18 juillet 2019

Marie-Hélène Prouteau: mémoire brestoise de Paul Celan

A Brest, Celan a la vision d'une cité inaltérable


Marie-Hélène Prouteau: le coeur est une place forte

 
 Un jour de 1961, un vieux livret militaire, perdu au plus fort de la bataille, ressurgit. C'est celui du grand-père de Marie-Hélène Prouteau. Il ne porte aucune inscription: Ni les états de service, ni la blessure que Guillaume a reçue en 1916. Fascinée par le vide de ces pages blanches, Marie-Hélène Prouteau tente de faire parler le passé autour de la figure inconnue du grand-père, mort à sa naissance en 1950. "Que me dit le silence du vieux livret resté cloîtré dans le fatras des balles Lebel, des bandes molletières, des shakos de Ulhans, des plaques, des gamelles rouillées, des cartouchières et des clairons?" Ce travail "d'invention d'un grand-père" fait émerger d'autres voix, d'autres histoires. Celle du petit garçon fossoyeur de la ligne de front luxembourgeoise. Celle de l'oncle Paul, mort au combat à la libération de Mulhouse, enterré près d'un jeune aviateur anglais de la RAF, tombes jumelles de La Forest-Landerneau. Ou encore celle du calvaire de Tréhou, démonté pièce par pièce et offert par la Bretagne à ses enfants morts loin de chez eux. 

le calvaire de Tréhou, déplacé en 1932 au cimetière de Maissin, pour "veiller sur les Poilus bretons"


Puis l'image d'une ville confondue avec ses décombres, pyramide arasée par les bombes: Brest. Autour de la ville se tisse la mémoire des villes détruites, Dresde, Alep, et même l'antique Ur, dont la destruction est restée dans la mémoire humaine par une tablette sumérienne. Autour des ombres de Brest, avec le poète Paul Celan, Marie-Hélène Prouteau édifie une ville mystique ‒ une Brest inaltérable qui aurait survécu sous les couches temporelles: la ville visitée par les artistes et les poètes, Blok en 1911, James Europe, introducteur du jazz sur le vieux continent en 1917, Victor Segalen de retour de Chine en 1918, Jean Grémillon captant en 1939, pour son film Remorques, "les dernières images de la ville avant sa destruction". "On arase les ruines. On n'arase pas le jadis. On n'arase pas les présences invisibles".

Daniel Morvan


Marie-Hélène Prouteau: le coeur est une place forte. La part commune, 2019. 148 pages, 14€.
 
 

Petites proses de plage


A la manière d'Agnès Varda remontant le fil de ses jours à travers ses glanages de plage en plage, ou d'Edouard Limonov dans les méandres de ses souvenirs à partir du thème aquatique dans Le livre de l'eau, Marie-Hélène Prouteau explore les recoins de sa "petite patrie" maritime. Kerfissien (à Cléder) est un simple nom qui ponctue le découpage des côtes nord-finistériennes, le lieu d'enfance de la Nantaise. Il est aussi la matrice d'une écriture qui convoque les silhouettes du passé, décor comme personnage principal du récit: "Il s'agit de l'autobiographie du lieu et les personnages sont les figurants", indique-t-elle par le biais d'une citation d'Erri De Luca, en épigraphe de ces courts textes qui dessinent un "paysage mental". Un texte à lire, nous dit Marie-Hélène Prouteau, comme écrits "sur de longues laminaires qui se déroulent, tels d'antiques rouleaux de soie". Ecrire sur des rouleaux, reprendre un geste immémorial de scribe afin de répondre à un devoir sacré: cette image gouverne  le projet de Marie-Hélène Prouteau, où la plage semble occuper en creux la place d'un dieu caché, dispensateur de "leçons d'énergie", ayant imprimé en elle un "code intérieur", une "tournure de l'âme".

Autobiographie d'une plage, d'ailleurs pas si petite en réalité, à la manière d'un poète japonais qui aime mieux enclore le monde en un trait d'encre plutôt qu'en une longue chronique. Le microcosme est aussi image du macrocosme, et la plage reflet du monde. La poésie du rivage est un genre épineux. Professeur de lettres, Marie-Hélène Prouteau en connaît les écueils: couleur locale, celtomanie et sentimentalisme, clichés, entre-soi régionaliste... Sans se refuser quelques images simples, certains schèmes qui vont avec le romantisme des parapets, ce livre y échappe et ricoche sur les eaux du souvenir. Cueillie du bout d'un pinceau avec l'impétuosité de ses déferlantes, cette petite plage contient l'imminence de la "grande vague" qui s'élève en arrière-plan dans Les pêcheuses de goémon de Gauguin. S'il nous semblait d'abord découvrir l'équivalent écrit d'une aquarelle, Marie-Hélène Prouteau nous indique que son propos va au-delà du folklore des mouettes, des plages et des pluies. Le "petit" est une antiphrase, il désigne un vaste monde, un immense champ de culture. Toute une famille, tout un peuple se sont donné rendez-vous dans les fissures de Kerfissien, qui rime avec fusain: pour dissiper les dernières apparences de mièvrerie, vient tôt dans le livre, sous les hachures d'un dessin voué à exorciser un noir souvenir transmis de grand-mère à petite-fille, une scène de guerre: un soldat allemand fuyant Brest sous les ruines, qui s'en prend à un chien. La plage communique avec d'autres plages, comme celles du débarquement. Elle abrite aussi bien la mémoire familiale, individuelle qu'historique et imaginaire. La "petite plage" accueille les souvenirs d'une grand-mère, les membres estropiés d'un oncle rescapé de la grande guerre, comme les visions de l'art: Madeleine Bernard, soeur et modèle de son frère Emile, peinte (étendue entre les rochers de l'Aven dans le fascinant tableau Madeleine au bois d'Amour), aussi tendrement aimée que Lucile de Chateaubriand, ou Michèle Morgan, visage rincé d'embruns dans Remorques de Grémillon... Pont-Aven, le Japon sont de l'autre côté des rochers. Marie-Hélène Prouteau s'éloigne souvent de ce lieu natif, l'actualité fouette sa prose, elle va de Lampedusa à l'Amoco Cadiz, de l'Afrique du sud à la Bretagne de l'âge d'or, non celui des terre-neuvas mais celui du commerce des toiles. Segalen, Hokusai sont les contemporains de cette plage éternelle, ils hantent les compositions verticales, en gris-bleu, de ce livre rêvant tout haut d'apesanteur et d'enfance retrouvée.
Daniel Morvan
Marie-Hélène Prouteau: La Petite Plage. La Part Commune, 126 pages, 14€.

 

mercredi 17 juillet 2019

Vaché n’est pas mort (dialogue radiophonique)


L’avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes. 
André Breton, Jacques Vaché (Les pas perdus).
 



Uchronie (1)

La littérature aime à reconstruire sa propre histoire. A imaginer des morts qui ne seraient pas morts. C’est le cas de Jacques Vaché, dont le suicide permet à André Breton de fonder le mouvement artistique majeur du 20e siècle: le surréalisme.

Que serait-il arrivé, monsieur X. (1), si Jacques Vaché n’était pas mort ?

Il serait mort tout de même. Mais dans sa mort, il devient quelqu’un d’autre. Ce que je vais vous dire, après avoir levé un préalable éthique : L’idée d’une réversibilité du suicide menace le précieux commerce que nous entretenons avec nos morts à nous, qui seuls comptent. Cette *imagination de la mort* est peut-être ce que la vie a de plus beau. Les morts doivent rester morts, et nous, nous devons souffrir.

Eh bien, c’est dit. Alors, si Vaché ne s’était pas suicidé ?


Pourquoi faire appel à la mort pour imaginer des possibles ? Il n’y a que ceux qui se croient un seul être d’un bloc, lâché sur le mini bobsleigh du parc de Procé, qui rêvent aux sorties de route. Tous les autres les vivent. Jacques Vaché a d’ailleurs répondu à votre question, dans une lettre à André Breton : « Vous me croirez disparu, mort et un jour – tout arrive – vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a couru. Seuls quelques livres, - bien peu, dites – soigneusement enfermés à l’étage supérieur attesteront que quelque chose s’est passé. » Qu’ajouter à cela ?

Vaché se voit survivre en vacher : un peu court, tout de même. Peut-on imaginer autre chose qu’un simple jeu de mots ?

Admettons : Jacques Vaché n’est pas mort le lundi 6 janvier 1919 à l’hôtel de France à Nantes. Il ne sera pas étendu nu, en compagnie d’un ami. Il n’aura pas absorbé l’opium qu’on utilisait en médecine pour les amputations, pour s’amputer du monde. Il aura survécu à cette surdose qui semble annoncer d’autres morts qui nous fascinent, parce qu’elles sont des morts dans des hôtels, Dylan Thomas, Jimi Hendrix, Marco Pantani, Jim Morrison, Janis Joplin, Cesare Pavese. Mourir dans un hôtel est une mort d’artiste, parce que l’hôtel est la maison de l’artiste. La mort de Vaché est bien différente de celles-là. Vaché n’est pas mort, il a été assassiné.

Un nom?

Mais nous le connaissons tous: André Breton. Il a fourni l’opium. Son mobile ? Jacques Vaché vivant, il n’aurait pu fonder le surréalisme. Dans une nouvelle de Borgès, Judas assassine le Christ pour fonder le christianisme. Vaché fut le Christ de Breton. Vous vous souvenez qu’il était l’infirmier du grand mirliton roux. Il détenait la clef de la boîte à pharmacie de l’hôpital auxiliaire 103 bis, à Nantes. Il disposait des remèdes. L’opium à partir duquel l’on composait les anesthésiques.
Vaché survivant à l’overdose ? Imaginer Vaché au milieu de ses bovins, notable rangé, improbable président d’une académie de basse-Loire, auteur (comme il dit) d’une "réussite dans l’épicerie", me semble impossible. Vaché a été liquidé aux opiacés par celui qui a compris son génie, au nom d’un pacte qui fait de lui-même l’apôtre de ce qu’il a tué : André Breton. La preuve que Breton a cherché son Messie est qu’il l’a trouvé deux fois. La répétition prouve l’intention.

Double déicide ?

Jacques Vaché, et Arthur Cravan, lui aussi suicidé : vous ne la trouvez pas suspecte, cette affection qui se pose préférentiellement sur des suicidés ? On ne fonde d’église que sur des sacrifiés, qui ont placé le refus de l’ordre dans leur propre vie, sans négociation possible ; je pense également à Nadja, celle qui marche la tête haute. Breton eut aussi des aînés, comme Apollinaire, qui énonce en 1917, la cervelle à l’air, l’idée claire du surréalisme, mise en pratique, au même moment, par Tzara et sa bande. Un aîné vous annonce et vous enfante ; un suicidé vous fait entrer dans la grande scène sacrificielle. Vous ne pourrez plus ensuite réapparaître parmi les vivants comme un simple mortel.
Cravan eût été une option. Nous aurions eu le mythe du boxeur sublime et sanctifié. Mais Breton n’eut pas la maîtrise du suicide de Cravan ; au contraire il contrôla totalement et pharmaceutiquement Vaché. Il avait reçu sa parole énigmatique, qui ne consiste qu’en quelques lettres et des pitreries comme de surgir dans un théâtre en brandissant une arme chargée. Vaché lui-même ignore la portée de tout cela, c’est un cancre qui ne veut pas grandir.  Breton, lui, veut s'élever. Il veut fonder. Il se veut pape du bizarre. Il lui faut créer un mythe. Il tue son dieu.

Comment cela s’est-il passé ?

Il suffit de lire Breton, qui avoue tout : il rencontre Vaché à Nantes en 1916. Il est interne au centre de neurologie de la rue Marie-Anne du Boccage, et soigne Jacques Vaché, interprète auxiliaire, en traitement pour une blessure du mollet. Nous entrons avec Breton dans l’espace de la pure fascination: « Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. »
Inutile d’en dire plus : Breton est révélé à lui-même par ce patient qui dessine des petits princes, une sorte de Saint-Exupéry en négatif, qui moque en lui le « pohète » mallarméen – celui que Breton serait resté sans cette rencontre. Breton le dit dans ces lignes magnifiques, qui justement répondent à votre question sur les possibles : « Sans lui j’aurais peut-être été un poète ; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. » Vocation implique appel, désignation par un doigt divin ; Vaché permet à Breton d’identifier ce que recouvrait l’idée fausse de la vocation : l’idée géniale d’une vocation qui ne se reconnaît aucune  transcendance.

Dites-moi maintenant ce qui serait arrivé si André Breton avait dû hériter d’un Jacques Vaché vivant?

La présence insurpassable de Vaché alité, André Breton devra la rayer afin de se l’enfoncer profondément dans le cœur, et d’en pouvoir exhiber les stigmates. Ces deux hommes de *l’arrière* vont conclure un pacte de suicide. C’est, répétons-le, Breton qui détient les fioles, le chloroforme que l’on ne dispense qu’avec parcimonie, et le royal opium.

Sur quelles preuves appuyez-vous cette hypothèse d’un pacte suicidaire ?

Sur la chronologie des lettres et des rencontres. Reprenons. Le 6 janvier 1919, chambre 4 du Grand Hôtel de France, Vaché meurt après avoir absorbé quarante grammes d’opium. Son compagnon échappe de justesse à la mort.
Breton a quitté Nantes en mai 1916. Il dit n’avoir revu Vaché que « cinq ou six fois ». Notamment le 23 juin 1917, alors qu’il se trouve est en traitement à l’hôpital de la Pitié, à Paris. Ils doivent se retrouver à la première des *Mamelles de Tirésias* d’Apollinaire. Breton : « Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. »
Ils se revoient encore la même année 1917, à l’occasion d’une permission de l’interprète Vaché, sur les bords du canal de l’Ourcq. Vaché ne parvient pas à s’imaginer un avenir sous une autre forme que dérisoire. L’idée de vivre le fait rire. Jusqu’à la « fameuse lettre du 14 novembre 1918, que tous mes amis, dit Breton, savent par cœur ». Une lettre où Vaché revient à nouveau, amèrement, sur l’emploi de sa vie : « Je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être à a manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite)… » Et encore : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou mineur, ou sonneur. » Avant la clôture testamentaire : « Tout ça finira par un incendie, je vous le dis, ou dans un salon, richesse faite. – Well. »

A partir de cette dernière rencontre avec Breton, Vaché a donc décidé d’en finir ? « Tout ça finira par un incendie » : Tout est déjà écrit, à partir de ce moment ?

Voyez comme l’idée d’une survie de Vaché est improbable. Quelques semaines seulement nous séparent du 6 janvier 1919. La prédiction de « l’incendie » suit de très près la dernière rencontre avec Breton, sur les rives du canal.
Et Breton de conclure (dans ses souvenirs) par une provocation : « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. »
Il sait que ni Vaché ni son ami ne sont des fumeurs expérimentés, l’opium se pratiquant dans des clandés de troisième sous-sol, à la Simenon, fréquentés par des Américains. Vaché a choisi de finir la nuit à l’hôtel avec des camarades de bordée. Ils ne disposent pas de la panoplie du bon opiomane ; ils beurrent des cigarettes blondes avec l’opium qu’ils ont préalablement chauffé, puis l’avalent. Si l’opium est là, c’est pour un tout autre usage que récréatif. D’ailleurs les premiers compagnons, américains, de cette orgie, ont rapidement fui, effarés.

Sait-on d’où venait cet opium ? Est-il prouvé qu’il avait été donné par André Breton ?

L’enquête de police se concentra très précisément sur votre question. Sa provenance n’a jamais été élucidée. La presse locale reprend fidèlement le rapport de police qui consigne le témoignage du père : « M. V… père a déclaré qu’il avait bien vu dans la chambre de son fils le pot en faïence (contenant l’opium), recouvert et ficelé, trouvé à l’hôtel de France, mais qu’il n’y avait pas pris garde, car il avait toujours pensé que c’était un pot de confiture que son fils avait rapporté d’Aix-la-Chapelle, où il était avec son régiment avant de venir en permission. M. V… a ajouté qu’il n’avait jamais eu d’opium chez lui et qu’il ignorait, dès lors, comment son fils avait pu se le procurer. »
Je pense que l’on peut croire M. Vaché père. Et je conçois mal que Vaché ait pu se procurer l’opium dans sa caserne, mais plutôt à Paris, étape de son voyage de permission vers Nantes. M. V… aurait dû se souvenir que son fils avait à Paris un ami infirmier, qu’il rencontra pour la dernière fois sur les bords du canal de l’Ourcq. A l’abri des regards, André Breton a glissé les boulettes d’opium dans la poche de son ami.

Je reviens maintenant à notre question première, si vous voulez bien. Si Vaché avait survécu à cette nuit d’opium ? Quelles en sont les conséquences, petites ou grandes, pour l’histoire de l’art, et donc pour l’histoire ?

Sans la mort de Vaché, Breton ne peut devenir le prophète de l’insurrection qui vient. Comme la publication des *Lettres de guerre* est l’un des premiers textes de Breton, on voit bien que l’affrontement entre les dadaïstes et le clan Breton est la lutte entre deux versions, girondine et montagnarde, de l’avant-garde européenne : Jacques Vaché et Tristan Tzara, Nantes et Zurich. Vaché est l’âme du surréalisme. Ayant survécu, il n’aura pas été sanctifié par Breton, Breton ne se sera pas proclamé chef, et sera resté ce qu’il était, un « pohète » à l’ancienne, un rimailleur. Ne cherchez pas les possibles ailleurs que dans le possible.

De quelles avant-gardes parlez-vous ?

Celle de Vaché consiste dans « l’umour », qui est une sensation de l’inutilité théâtrale de tout. Elle est dandy, jarryesque et désinvolte. Elle n’a pas d’avenir. Il n’en restera qu’un nom qui flamboie au fronton du XXe siècle. L’œuvre de Vaché, c’est son nom. L’avant-garde de Dada est plus combative, plus féconde et plus théâtrale. Elle a conçu un programme, qui consiste à rompre avec le monde ancien, ses conventions et son esthétique (qui ont accouché d’un monstre, la guerre mondiale) en transgressant les formes admises, en favorisant le désordre, le hasard, le merveilleux, bref, tout ce qui échappe aux intentions humaines. Ils avaient raison.
 Et c’est déjà le programme d’Apollinaire, mais Apollinaire est mort. Dada est un laboratoire central. Breton resté simple mortel par la survie de Vaché, la tendance Tzara ne rencontre aucune opposition et triomphe. Dès lors, le scénario est classique. Comme il faut bien qu’une contestation soit absorbée par les « seigneurs de la guerre », ceux-ci (Jacques Rivière et André Gide, patrons de la Nouvelle Revue Française) vont organiser le triomphe, et donc la mort, du dadaïsme. L’outsider Tzara devient chef de la NRF et décroche le Nobel, avec un ouvrage dont on prétend que Gide a été le « nègre ». Il domine toute la scène littéraire. Ecoeurés, Sartre et Beauvoir s’exileront en Chine et deviendront les conseillers politiques de Mao. Ils feront partie de la « bande des quatre », qu’ils portent à six. Beauvoir organise des décapitations publiques dans les stades, Sartre devient l’eunuque du Prince. Ils se suicideront en prison, avec la veuve sanglante. C’est un scénario possible, mais il y en a d’autres.

L’autre scénario, ce serait l’ascension parisienne de Vaché ?  Et du coup, les deux leaders historiques de l’avant-garde, Vaché et Tzara, sont sur le ring ?

C’est possible. Jacques Vaché n’est donc pas devenu marchand de veaux à Guerlesquin, mais journaliste. J’imagine cette atrocité : Un Vaché pétainiste sanctionnant les livres novateurs pour plaire à ses chefs. Sauvé par un médecin américain qui aura su lui administrer les tonicardiaques appropriés, il fait carrière et culmine dans la rubrique littéro-hippique. Echappe-t-il à ce destin ? Oui, car il se fait remarquer pour ses billets dans *Le phare de la Loire*. Il monte rapidement à Paris et devient critique à la NRF : c’est le petit protégé d’André Gide.

Mais ne venez-vous pas de dire que Tristan Tzara occupait déjà la place de patron de la NRF ?

Cela s’appelle une rivalité de pouvoir. Ici, grande bifurcation historique : ou Vaché s’allie avec Tzara (pour devenir son lieutenant et flinguer tout ce qui est moderne), ou il l’affronte. Je préfère qu’il l’affronte.
Ce qui s’est passé est d’ailleurs inouï, lorsqu’on songe que Vaché, suicidé, serait devenu l’icône du surréalisme. En 1920, Gide commence à critiquer Dada et Tzara dans la NRF. C’est le scénario inverse du précédent : Gide préfère Vaché. Il y a donc un homme en trop. Les flingues sont posés sur la table. Pour allumer l’incendie, notre Jacquot de Nantes publie un brûlot : *Contre Dada*, où Tzara est qualifié de « juif cosmopolite » (il répète ce qu’il a entendu dans la bouche de Gide). *Dada nous pompe*, proclame-t-il dans un autre pamphlet. En effet, Dada nous pompe l’air. Il commence à ressembler au Comité de salut public. Aragon, qui deviendra un chanteur respecté, et parolier de Suzy Solidor (je vous renvoie au bel ouvrage de Nathalie Piégay-Gros, Aragon et la chanson, Textuel 2007) appelle de ses vœux la Terreur. Quoi qu’il ait transgressé, à combien de lois qu’il ait contrevenu, Vaché est désormais du côté de l’ordre. Le chef de file de la réaction. Il prépare « un joli coup de grisou ». Il en a tant parlé qu’il doit passer à l’acte. Cela se passe en décembre 1920. Le samedi 21, si mes souvenirs sont bons…

Le 21 décembre 1920 ? Par exemple ! C’est le jour de la mort d’Hippolyte Rouby, ancien sénateur républicain de Corrèze, auteur de *L’hystérie de Sainte-Thérèse *!

Vous allez me demander : et si Hippolyte Rouby n’était pas mort ? Non, s’il vous plaît : ne déviez pas. Le 21 décembre 1920, donc, a lieu le vernissage d’une exposition de Picabia (*Jésus-Christ rastaquouère*). Jacques Vaché décharge deux revolvers dans la poitrine de Tristan Tzara, qui décède. Suivent la prison, les regrets, la réhabilitation. Je suis souvent allé le voir à la Santé, il était revenu au dessin. On vient de republier la version illustrée de ses Lettres de prison. Son chef d’œuvre, de l’avis général. Si vous voulez vous le procurer, il vient de reparaître en collection Quarto, avec l’intégrale de ses romans policiers. Des romans « marqués d’ironie désenchantée », selon la préface de Philippe Djian, qui se proclame son héritier. Dans cette édition, on trouve aussi les Lettres de guerre. Elles ne sont citées qu’en annexe, avec les excuses de l’éditeur, navré de leur pauvreté. Si vous lisez l’index, vous trouverez tout le monde, de Jacques Abeille à Michel Zimbacca, sauf André Breton. Aux oubliettes.

L’uchronie est plus cruelle encore que le destin ! Mais justement : Qu’est devenu André Breton ?

Eh bien, la leçon de l’époque ne lui a pas profité. Il affectera le mépris pour Tzara, mais un mépris stérile qui l’empêche de tenter le putsch littéraire. Il n’est pas assis sur les épaules de Vaché. Il ne prend pas le pouvoir. En s’appuyant sur le prestige de Vaché l’embastillé, Gide instaure la dictature millénaire de la NRF.

Breton n’écrira donc pas, avec Philippe Soupault, l’ouvrage fondateur, Les champs magnétiques? Pas de : « Prisonnier des bulles d’air nous sommes des animaux perpétuels » (2) ?

Soupault est également absent de l’index du surréalisme. Et Breton va exprimer autrement son goût pour les « petits objets inimaginables, sans âge, jamais rêvés » qu’il aime trouver chez une héroïne de Paul Morand. Hors la pourpre cardinalice, un seul métier possible pour André Breton : les antiquités. On se souvient peut-être d’un Dédé la brocante qui, entre Locronan et Nantes, vantait avec un talent remarqué la beauté des jouets mécaniques cassés, des orgues à vapeur, des corsets à ramage, des bénitiers de faïence, des peintures idiotes et des toiles de saltimbanques. Il s’était associé avec un ami de boisson que j’ai bien connu, Yves Tanguy. Tous les deux, ils avaient le chic pour dénicher les trucs les plus bizarres. Des tas d’artistes allaient se fournir chez eux, Arman, César, Tinguely, Villeglé, Hains. On n’oubliera pas la citation imparable de Niki de Saint-Phalle : « Nulle beauté plus convulsive que cette statue spontanée que j’ai découverte dans le bric-à-brac de Breton et Tanguy, à Ploumilliau, association hallucinante d’une vierge romaine et d’un arbre à cames, vouée à être jetée aux ronces. »

Mais alors, il ne peut avoir rencontré Julien Gracq dans un hôtel de Nantes, la veille de la guerre ?

Je vous vois venir, sautillant à cloche-pied de la tête de Vaché à celle de Breton, puis celle de Gracq, pour affirmer qu’en survivant, Vaché a aussi tué Gracq. Eh bien non, ou plutôt oui. Le jour où il aurait pu rencontrer Gracq, Breton était occupé à fourguer les lettres de Vaché à un de ses collègues de la place Viarmes. Je me souviens du tableau, j’y étais : scène pathétique que ce trafic de lettres cédées pour le prix d’une caisse de gros-plant, au pied de la statue de Charrette. Elles furent retrouvées par miracle chez une confiturière de Chantenay, une dame Lhomeau, je crois bien, qui avait connu la sœur de Vaché à la pension des Dames Blanches. Vous savez, le bagne de filles, du côté de la rue de Gigant, à Nantes. Gracq n’a pas reçu de Breton la lettre d’éloges qui l’a lancé dans le monde des lettres, après la publication d’*Au château d’Argol.* N’ayant pas été adoubé par Breton, Gracq n’a pas existé en tant qu’écrivain. De lui, on gardera le souvenir d’un *hermétique mineur* du XXe siècle français. Je crois que Gracq s’est ensuite fait connaître pour d’autres raisons.

Je vous vois venir, moi aussi : c’est bien lui qui a assassiné Staline après la signature du pacte germano-soviétique ?

Mon uchronie s’appuie, comme pour Breton, sur le plus vraisemblable : Gracq, sous le nom de Louis Poirier, se fera connaître comme ayant été le coach de Ulf Andersson, que battit Gary Kasparov en 1979, alors qu’il n’avait que 16 ans.

Dites-moi, ce n’est pas bien glorieux. Et si Ulf Andersson avait Gagné ?

Vous souvenez-vous que Kasparov est l’auteur d’un ouvrage de stratégie ?

Dont le titre est…

*Et le fou devint roi*. Eh bien, le fou serait devenu roi. Kasparov aurait, de toute évidence, pris la tête du mouvement anti-corruption qui empêcha l’accession de Wladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie.

C’est curieux, j’ai toujours cru que M. Poirier était devenu professeur de géographie.

Beaucoup le croient, en effet.

Daniel Morvan

1. : Cette entretien imaginaire est parue dans la revue PLACE PUBLIQUE, dont le directeur Thierry Guidet avait consacré un numéro entier aux "uchronies". Avec mes remerciements à Patrick Pesnot, dont l’émission « Rendez-vous avec X », qui était diffusée chaque samedi sur France Inter, a inspiré ce dialogue.
2: Incipit des Champs magnétiques.

jeudi 20 juin 2019

Marielle Macé: poétique et politique de la cabane

"Faire des cabanes: jardiner des possibles". Inventer des manières d'habiter dans un monde abimé. Dans son "essai-poème" intitulé "Nos cabanes", Marielle Macé revient à sa propre intelligence du monde, à ses paysages natifs de l'estuaire de la Loire. Elle se rappelle les noues de son enfance en bord de fleuve, nom de ces fossés herbeux qui permettent de stocker l'eau débordante. La noue, eau dormante et déjà comme une prescience des "zones à défendre". La noue, emblème de la fragilité des zones humides, dont les deux tiers ont disparu au XXe siècle en France. Derrière ce toponyme de "noues", Marielle Macé formule une proposition militante adressée aux jeunes générations: passer d'une société d'abondance et de précarité, à un monde de liens à nouer en contestant le dogme de la déliaison humaine, la séparation homme-nature. Comment vivre dans ce monde dégradé, écologiquement et socialement? Par la poésie et les cabanes, à partir desquelles édifier un "parlement élargi" des vivants, qui "rassemblerait sur la scène politique humains et non-humains, hommes et bêtes, fleuves, pierres, forêts..." Entendre ce qui ne parle pas "mais n'en pense pas moins". Face à la catastrophe écologique, aux crises de l'accueil des migrants, Marielle Macé invite chacun à agir en être parlant, afin de mieux rendre compte du monde, de son langage et de ses silences grandissants. "Pour un poète en effet, rien d'étrange à écouter les pensées de l'eau, de l'arbre, des morts, à s'adresser à eux, à leur poser des questions, à leur commander même." 
Entendre se taire les oiseaux, dit-elle, afin de dire quel est le monde que l'on souhaite partager avec eux, en compagnons voyageurs des oiseaux et des êtres d'une seule biosphère. Ce pamphlet aussi généreux que bref, d'une belle densité, ne se réduit donc pas à un hymne à la cabane. C'est un manifeste écopoétique pour l'Anthropocène, dont le projet est de "reconnaître les êtres de la nature comme des partenaires politiques". Cesser de considérer la planète comme le simple décor du génie humain: "Le monde muet est notre seule patrie", disait déjà le poète Francis Ponge.


Marielle Macé: Nos cabanes, éd. Verdier. 128 pages, 6,50€

samedi 6 avril 2019

Les bonheurs poétiques de Magali Brazil (2003)

Magali Brazil © samoa


 Archive. Magali Brazil, directrice de la Maison de la poésie à Nantes : la poésie comme moyen d'ouvrir l'existence à plus d'intensité. Ses bonheurs de lecture révèlent un goût très sûr: Autant de prescriptions à suivre!
 
« La poésie se porte bien. » Magali Brazil ouvre le dernier numéro de « Gare Maritime » (1), tout frais sorti des presses. La revue de la Maison de la poésie, qu'elle dirige, réunit sur un disque une sélection des meilleurs moments des lectures publiques. Un florilège capté au Pannonica au cours de l'année 2002, et qui donne une idée de l'activité poétique à Nantes : 23 auteurs, parfois à mi-chemin entre jazz et poème, ont dit leurs textes. Des poètes reconnus comme James Sacré, Jacques Roubaud ou André Velter. Des auteurs de la jeune génération comme Sabine Macher. Il y a cinq ans, ces rencontres rassemblaient une vingtaine de spectateurs. Aujourd'hui, ils sont une cinquantaine à se retrouver au Pannonica.
Magali Brazil a découvert la poésie par l'édition, après avoir suivi la formation Pro Libris du Cecofop de Nantes. « J'aimais l'esprit petit éditeur typographe. J'ai travaillé aux éditions Cénomane, puis au service manuscrits des éditions du Rocher. Là, j'ai découvert le versant kafkaïen de l'édition, quand on sait que pour 15 manuscrits reçus chaque jour, un seul sera retenu pour toute l'année. » 
Un sur 5 000. Le reste relevant des logiques de réseaux, de l'ancrage sociologique de l'auteur... En poésie aussi ? « C'est très différent ! L'éditeur joue un rôle de découvreur, s'appuie sur le travail des revues. On ne publie pas seulement un livre, mais une œuvre et un auteur. Le Printemps des poètes est une façon de montrer tout ce travail souterrain. De montrer que tout le monde peut avoir accès à l'émotion poétique. La poésie s'adresse aux individus, pas aux masses. Elle suppose effort et patience, à contre-courant des modes et des habitudes médiatiques. »
Ce qui caractérise l'époque est le retour à l'oral et un goût certain pour la présence, la performance d'auteur. On aime une poésie qui rende un « son neuf » en restant audible (comme le dit le poète Jean-Claude Pinson). Et au-delà des clivages d'écoles, entre formalistes et lyriques, hermétiques, expérimentaux ou tenant d'une parole « ordinaire », chacun peut y trouver son bonheur. 
Magali Brazil nous confie le sien.

Ses coups de coeur: Rouzeau,
Fourcade, Biga, Venaille, Sacré

Valérie Rouzeau : « Pas revoir ». Personne ne la connaissait lorsqu'elle publia ce livre, où elle faisait le deuil de son père. Magali Brazil a été saisie par son émotion sensible à fleur de syntaxe, allant jusqu'au babil, au bord des larmes. Elle n'a pas été la seule puisque ce livre fut épuisé au bout d'un an, puis imprimé, réimprimé à 10 000 exemplaires. Valérie Rouzeau (née en 1967, elle est aussi traductrice, en particulier de Sylvia Plath) est désormais une voix majeure de la poésie française contemporaine. « Enfant dans les grands sapins verts/c'était toi qui sifflais soufflais enfant/dans les grands sapins blancs. » éd. Du Dé Bleu, 1999.
 
Dominique Fourcade : « Est-ce que j'peux placer un mot ? » Voici l'un de ces poètes revigorants de la nouvelle génération, peu soucieux de s'insérer dans une chapelle. Ce livre, explique Magali Brazil, « est important pour tous ceux qui s'interrogent sur la place du langage dans la construction de soi ». Il est en effet construit comme un va-et-vient entre tous les refrains de l'enfance où l'auteur demande s'il peut être au monde, et par quelle méthode, si elle existe. « Je suis un handicapé profond dans un brouillard de lavande. » Éd. POL, 2002.

Daniel Biga : « L'Afrique est en nous ». Un poète proche de la Beat Generation, connu pour son recueil : « Les poètes ne cotisent pas à la Sécurité sociale ». « Une explosion verbale et un regard acide sur la culture de masse, son manque d'authenticité. » Biga (le Nantais est né en 1940 à Nice) écrit pour un « retour à la Poévie, voix vibrant du dessus des décombres, des gravats et des menaces de ce temps ». Aux éditions l'Amourier, 1999.


Franck Venaille : « La descente de l'Escaut ». Ce livre de poète marcheur est devenu un classique, après avoir été couronné par le prix Mallarmé en 1995. « Le fleuve semble avoir un cours régulier. Il impose son rythme, sa dimension, sa profondeur. Je le crois très indépendant d'humeur. C'est sans âge. Cela aime éloigné de tout. C'est toujours là. Ça ne risque guère de changer de place. C'est ça la vérité. » Éd. Obsidiane, épuisé (disponible dans le recueil « Capitale de l'angoisse animale », Obsidiane/Le temps qu'il fait).


James Sacré : La poésie, comment dire ? » À mille lieues du mysticisme, du post-romantisme, James Sacré atteint dans son écriture la dimension du chant par le recours aux façons de dire de sa Vendée natale (il est né en 1939 à Cougou). Une poésie qui use savamment et subtilement des parlers populaires pour nous ramener dans un quotidien démaniéré et profondément émouvant. « Il explique que la poésie est partout dans l'attention à la vie. » Aux éditions André Dimanche/Ryoan Ji. Sans oublier "Une fin d'après-midi à Marrakech" (Ryoan Ji).


(1) Gare Maritime 2003, revue de la Maison de la poésie. 84 pages, avec CD, 15 €. Maison de la poésie, 35 rue de l'Héronnière 44000 Nantes. Tél. 02 40 69 22 32.


mercredi‎ ‎12‎ ‎mars‎ ‎2003
1262 mots
Daniel Morvan

jeudi 7 mars 2019

Pourquoi j'ai écrit L'orgue du Sonnenberg



Entretien avec Marie-Hélène Prouteau à propos du roman L'orgue du Sonnenberg

Daniel Morvan, après avoir placé votre roman précédent dans une presqu’île radieuse, vous placez L’orgue du Sonnenberg dans un décor alpestre à la fois réaliste et qui tient du paysage de fantaisie, une abbaye de facture toute habsbourgeoise et un décor de lac et de sommets. A quoi correspondent les lieux dans ce roman ?

Le cadre du roman revêt les apparences d'un décor de fantaisie, comme la toile de fond d'un opéra baroque. C'est aussi une manière d'investir un délaissé de l'imaginaire, une zone libre loin des principaux théâtres d'opération. Le Sonnenberg entretient aussi quelque parenté avec le château de Manderley, décor de Rebecca. Et le nom Ashley sort tout droit de Ma cousine Rachel. La vérité? Le Sonnenberg, c'est l'enfer. Pour le décrire, il faut l'énergie des cimes, des glaciers. Il faut la magie de la montagne. Et une touche de roman populaire pour ne pas se sentir trop seul dans cet internat ultra-surveillé, comme l'étaient ceux des années soixante. Puisque l'année 1965 dont il est question, c'est encore notre présent.



Votre roman frappe par son foisonnement, il mêle les époques par de nombreuses échappées débridées : les sixties, la Carthage romaine, une histoire de facteur d’orgue exilé au 18e siècle, le 20e siècle et la construction de l’abri antiatomique du Sonnenberg. C’est son côté très romanesque, baroque même. Comment se construit votre livre ou s’est construit ? D’où partez-vous ?



D'un orgue, d'une fascination pour celui des instruments qui, entre tous, semble parler tout seul, de loin. Un orgue réel, sauvé des lisiers, et devenu un instrument légendaire au cœur de la Bretagne, pour lequel les plus grands organistes font le voyage: Gustav Leonhardt, Karl Richter, Scott Ross... C'est aussi un orgue mythique, une bête faramineuse qui vient remettre les pendules à l'heure et rappeler que nous sommes tout cela, la peur atomique, les jeux du cirque, Bob Dylan et la musique de Buxtehude, Bach et Telemann. Ashley absorbe tout, comme l'Aleph de Borgès, cet objet métaphysique permettant de tout percevoir. Il est le monde tel qu'il apparaît dans toutes ses virtualités à un adolescent sous chape. La superposition des couches temporelles tient au fait que tout personnage est un noeud de cultures et d'histoires, qu'il aimerait défaire pour se sentir libre. Yves Bescond, éditeur de ce livre, m'a suggéré de dépayser une histoire qu'il trouvait trop ancrée dans le local: J'ai cherché, au hasard, et le Sonnenberg est sorti du Robert des noms propres. Il suffisait de suivre ce nom et de construire la Suisse autour de lui. Une Suisse qui m'est chère, puisque mes deux enfants y poursuivent leurs études musicales et que, par ailleurs, Jean-Luc Godard y vit.



Pouvez-vous nous parler de cet orgue "qui joue tout seul"? Quel lien entre celui qui semble être le personnage principal et la finalité du récit ? N’a-t-il pas un rôle d’initiateur dans ce roman d’apprentissage insolite ?



Oui, l'orgue est un instrument complexe, presque un être vivant, organique. On penche ici, à travers les images, du côté des poupées articulées de Hans Bellmer, des automates terrifiants de Hoffmann, dotés d'inquiétante étrangeté. L'orgue finit par être la Peur faite machine. Ashley est un monstre, un orgue-loup, une figure du dieu Baal, divinité de la terre, dans lequel Émilien projette ses hantises d'adolescent. Toutes ces images de mutation, de métamorphose nocturne et de pulsion lycanthropique ont un rapport avec les élans de l'adolescence, Ashley me semble être l'adolescence même, dans son aspiration à s'arracher aux fixités adultes. 


Le protagoniste Emilien Jargnoux est en effet un adolescent timide et gêné par son bégaiement. Il se réfugie dans les rêves, pour fuir le réel et ce père boucher qui a pour lui des visées de réussite sociale. Est-il représentatif de cet âge adolescent, de son énergie, de ses fantasmes?



La construction d'un monde de rêve est peut-être aussi la réponse à l'enfermement et aux prosaïsmes d'un monde sous contrôle, qui fait bégayer Émilien. Le réel qu'on n'a pas élaboré en rêve est une tombe précoce. Emilien se refuse à un avenir de garçon boucher, il mange sa langue. Il prépare son évasion mentale, cherche des armes dans les livres, il tente de se construire un langage. L'orgue Ashley, soudain volubile après des années de mutisme, apparaît aussi comme un allié: c'est la vie qui cogne de l'autre côté du mur. Ils communiquent comme des prisonniers, par sons codés. Emilien s'éprouve comme enfant qui ne parle pas encore vraiment avec ses propres mots, mais tente malgré tout d'adhérer au rôle imposé par son père - "j'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets" dit Sartre. Les sons de l'orgue jouent alors le rôle d'appel, au sens religieux du terme, comme on dit qu'une vocation vous appelle: Dieu ou la littérature, qu'importe.



D’un roman à l’autre, l’on retrouve chez vous l’idée d’une petite communauté  autarcique comme dans Lucia Antonia funambule. Pouvez-vous nous parler de celle du pensionnat Saint-Magloire ?



Cette communauté possède un modèle: la cellule paysanne. Celle dans laquelle naît et grandit un enfant des années soixante, transvasé d'un monde clos à l'autre (famille, internat). Certes, cela fait très "île aux fous". Roman pastoral, antiquité idéale, préciosité, théâtralité, artifice, cruauté sadienne, style alambiqué, goût des masques, défaut de réalité, appétence pour le grotesque, robinsonnade, j'accepte tout, je plaide coupable! Et je saurai, s'il le faut, prouver la réalité de tout ce que j'avance.

L'orgue est une utopie


L’imaginaire de l’abbaye telle qu’on la trouve dans le Nom de la rose et dans les burgs et le romantisme allemands se mêle à l’imagerie des romans gothiques et fantastiques. Mais détourné sur un mode drolatique, onirique. On n’y croit pas vraiment à cet orgue qui joue tout seul. Y a-t-il chez vous dans l’écriture un côté jeu, fabulation ?

L'écriture est la continuation du jeu enfantin par d'autres moyens. L'orgue est une idée, une transcendance, un ferment de révolution dans l'abbaye. La littérature populaire constitue l'étoffe de ce "personnage". Auprès des fantômes tirés à quatre épingles de Henry James, des fictions métaphysiques de J.L. Borgès, Ashley n'est-il pas cousin d'une certaine Plymouth Fury 1958 qui, sous le prénom de Christine, apparaît chez Stephen King? Ashley est aussi cousin breton de l'orgue que Louise Michel aimait jouer, et de celui de l'Harmonie de l'utopiste Charles Fourier. L'orgue met le corps entier en mouvement et "arrache l'enfant à ses ennuis et ses disgrâces, dans un essor intégral des facultés et des attractions de l'âme", écrit Fourier... Peut-on mieux dire?



Ce roman met à nouveau en scène des jeunes filles fantaisistes, qui dansent dans le « corridor des images » derrière des masques en plâtre. On retrouve la place des exercices d’un corps funambule. A quoi correspond chez vous cet émerveillement pour la musique et la danse ?

Pourtant cette histoire semblait devoir pencher totalement vers la figure paternelle et ses silences. Le livre est dédié à mes deux disparus, père et ami -- Hervé et Luc. Mais la funambule apparaît à nouveau à travers ces tableaux vivants que je projette comme sur une scène. L'orgue du Sonnenberg devait être un roman du masculin, et les personnages les plus hauts en couleur (les plus "intéressants"?) sont ceux des "méchants", les abbés noirs: le trouble préfet irlandais Furic'h, et le camarade nietzschéen Boxberg. Moins captivante sans doute, plus idéale, la funambule revient comme un thème obsédant, figure de l'éternelle jeunesse dans cette "khâgne de province" (pour reprendre l'expression de Pierre Campion). Elle revient comme la Lola de Jacques Demy. A propos de cette insistance malgré soi des thèmes et mythes personnels, songeons encore à l'anecdote où Michel Legrand révèle à Jacques Demy ce qu'il ne sait pas encore à propos de son propre projet: "Mais ton histoire, mon cher ami, ce n'est rien d'autre qu'une comédie musicale". L'histoire en question, excusez du peu, c'est Les parapluies de Cherbourg. Quelque chose de très audacieux. Il a osé la mièvrerie apparente, tellement détestée des adulateurs de John Wayne et Clint Eastwood, pour mieux parler de son temps. Le langage en est certes emprunté au conte, à la comédie américaine, mais "au bout du conte" c'est une histoire universelle qui s'est imposée à Demy. On peut donc ignorer le sens de ce qu'on a écrit. Et dans cette présence de la funambule, je vois maintenant la rémanence d'un thème qui est bien plus qu'un "motif qui court dans le tapis" mais un deuil devenu figure.

Sans doute, mais derrière ces parades qui rappellent la musique baroque, où est l'engagement de l'écrivain? Où est le réel dans tout ceci?

On s'engage dans la conscience des histoires qui nous traversent, en s'en rendant maître. Parler de l'engagement sans le porter comme un boulet, ce serait aussi parler du possible "devenir révolutionnaire" d’Émilien Jargnoux, fils de boucher, bègue, liseur, et "écrivain pour sa marraine". Au début du livre, Emilien fait ouvertement du remplissage, du copié-collé de ses rédactions de cinquième. Puis le monde et Ashley répondent à ses attentes, et ce qu'il a tant espéré, les orages désirés se lèvent. La musique fait de lui un être parlant, capable de nommer ce qu'il ne voit pas. Elle est l'utopie. Elle est l'intensité de la vie rêvée. Tout cela est en effet baroque, en tant que mise en scène de la démesure. Mais l'engagement est aussi dans l'arrière-plan des histoires. Ainsi celle du personnage de Sylvie jetée au couvent. Il semble venir d'un conte du dix-huitième siècle? Il m'a été racontée par une voisine nantaise. Elle avait réellement vécu cela, être jetée au couvent après avoir été raflée à treize ans dans les rues par la police, pour subir des brimades jusqu'à sa majorité, comme d'autres jeunes prolétaires. On peut dire que c'est de la littérature gratuite, on peut aussi imaginer en Sylvie, la captive du Sonnenberg, une soeur de la prolétaire cloîtrée aux soeurs blanches de Nantes.



Cette parade fantasque peut faire songer au cinéma, un art auquel vous avez déjà touché quand vous étiez étudiant à l'ENS de Saint-Cloud. Est-ce que cela pourrait donner matière à un film ?

Le cinéma qui m'intéressait, à une époque, était celui de Flaherty, de Dziga Vertov, de Huillet et Straub. Aucun rapport avec le réalisme magique: C'était un cinéma du réel injecté dans une fiction. Un film d'études assez âpre a d'ailleurs été tourné avec quelques camarades animés du même goût de l'image, comme leur parcours l'a ensuite confirmé. C'était une tentative d'essai sur la mort de la paysannerie, sous le titre L'Assolement. On y voit un paysan réel devenir au fil des images comme un personnage, un héros tragique qui descend aux enfers du productivisme. Le film est monté dans l'ordre du tournage, et l'on voit comment nous nous approprions peu à peu l'outil caméra, jusqu'à la séquence finale sur le petit paysan prolétarisé, Paul Laudrein. Certaines séquences de ce film quasi perdu gardent une valeur au regard de la destruction des campagnes. L'onirisme du Sonnenberg participe de la caméra autant que du stylo. Pour la rime, il appellerait le style Cronenberg, mais c'est à Dario Argento que je demanderais des leçons s'il fallait tourner ce film imaginaire, avec une dimension opératique forte. Il y aurait des mouvements de caméra subjective, au long du corridor des images. Oui, on se déplacerait comme à l'intérieur d'un organisme vivant, et les héros du film seraient pris par les sons, absorbés par leur interprétation. Toutes les images conduiraient Émilien et Vivia Perpetua vers les sons, ils seraient les chemins de leur liberté. 



Recueilli par Marie-Hélène Prouteau, avec l'autorisation du site Le capital des mots, et modifié pour le présent site



Entretien pour "Le capital des mots"

L'orgue du Sonnenberg, éditions Diabase
176 pages ; 18 x 12 cm ; broché
ISBN 978-2-37203-023-6
EAN 9782372030236
Aux bien aimés à Nantes et sur les plateformes chapitre.com et lelibraire.com

Prochaines rencontres:

La Gède aux Livres à Batz sur Mer, samedi 6 juillet à 18h

30e festival du livre en Bretagne, CARHAIX les 26-27 octobre 2019

Rencontre au théâtre de LA RUCHE (NANTES), jeudi 14 novembre 2019


Festival du livre de Guérande les 23 et 24 novembre 2019

jeudi 21 février 2019

Poésie ou théâtre? Mettre Stéphane Bouquet en scène

Mårion Dønier (régie), Ludivine Anberrée, Kevin Martos et Romain Lallement

C'est le retour de Ludivine Anberrée: la comédienne partage la scène avec Kevin Martos (également metteur en scène et scénographe). Romain Lallement (Lenparrot) assure toute la partie musicale au plateau, dans la pièce «Vie commune, laissez on meurt», d’après le recueil du poète contemporain Stéphane Bouquet. Projet ambitieux dont la phase la plus aboutie est présentée cette semaine au Nouveau studio théâtre, 5 rue du Ballet à Nantes. 
"Les récits de Bouquet sont fabuleux, explique le critique Vianney Lacombe à propos de "Vie commune" : il est permis à tous les personnages de se transformer, de devenir des morceaux choisis de la douleur, de l’angoisse, du plaisir et de l’absence, avec de nombreux visages qui ne sont pas toujours celui de Bouquet : il lui est possible désormais de parler de lui comme s’il avait existé dans ces personnages, ce qui est une définition de la fiction, mais nourrie de présences, de souvenirs et de sensations."
Ainsi posé, le passage du papier et du poème à la fiction à la scène semble possible; reste que cette écriture est "rêche": Kevin Martos tente d'en faciliter l'accès, dans une ouverture virtuose où, sur la musique de Charles Mingus (Fables of Faubus), Ludivine Anberrée se livre à une action chorégraphique, mêlant l'énergie de la comédie musicale et l'audace de la performance, où femme et homme échangent leurs rôles. Cette approche très physique de la poésie contemporaine (la coach chorégraphique Layal Younesse y a mis sa touche), à travers un mélange des rôles et un échange des genres, propose une relecture politique de la comédie romantique, sur fond de réchauffement climatique et de villes occupées, dans une atmosphère pop que Lenparrot diffuse comme un oiseleur inspiré. Ses musiques et voix apportent une intensité autre, plus sensible, un contrepoint et une clarté nécessaires. L'opacité apparente du texte n'en est que relative; une décantation légère du texte suffit pour que, relu, la teneur en semble limpide: "Qu'est-ce que vivre? Cette fois l'étymologie ne va pas nous aider. En indo-européen vivre voulait déjà dire vivre semble-t-il, et rien d'autre. C'est à nouveau le début, peut-être qu'il suffit d'accumuler un tas de gestes et on verra bien le sens à la fin." C'est tout ce qu'on souhaite à ce travail qui se poursuit en résidence à la Fabrique de Chantenay avant de trouver sa forme définitive, au terme d'une maturation dont on attend beaucoup et qui gagnerait peut-être, comme le suggère un simple spectateur, à se donner ouvertement comme la projection scénique d'un livre de poésie.

Daniel Morvan


Jeudi 21, vendredi 22 et samedi 23 février à 20h30. 5, rue du Ballet à Nantes.

mardi 19 février 2019

Goncourt du premier roman: "Court vêtue", la nymphe et le garçon



Lui stagiaire de quatorze ans, robuste apprenti qu'elle appelle le Garçon, elle Gil, pour Gilberte, "courant d'ait blond doré, porté par des jambes nues et blanches". Lance à goudron et râteau en main, il suit son stage de cantonier sur les routes; elle, chaussée de Scholl blanches, travaille à la supérette du village dont le gérant, un Jacky portant gourmette, l'entreprend dans la réserve. Félix est hébergé par son patron et partage la maison du cantonnier avec Gil. Le père est un homme à briquet qui ne voit rien des aventures de Gil avec des hommes mûrs qu'elle aimerait bien épouser. Elle le considère un peu comme son petit frère, sans imaginer qu'il l'épie dans son bain, guette ses retours du bal ou la scrute dans ses rendez-vous en bord de rivière. "Pour lui la douceur du jour c'était ça: vivre au même moment dans la même maison". Du moins jusqu'au jour où, au bord de la piscine, où Gil ne nage pas très bien, elle s'avise du fait que Félix est en train de devenir un homme: l'intérêt pour l'autre devient mutuel. Ils remplissent ensemble le questionnaire de stage du garçon, surexcités et la tête ailleurs. Lui déchiffre le mode d'emploi d'une cafetière électrique gagnée par Gil en collectionnant ses points, et découvre le pouvoir des mots, qu'il aime écrire et donner à la fille, sur un papier froissé. Naissance de l'écriture et de l'amour dans un moment suspendu dans un village de bord de nationale, près des feux rouges. Ils vont au cinéma qui semble abandonné, elle continue de vivre dangereusement, sur les bords de rivière, jusqu'à s'y perdre. Le petit capital de jours d'été qu'ils partagent s'épuise vite, à s'observer de cette façon, à se noyer dans la contemplation, la saisie des corps vite évaporés avec la chaleur de l'été. Et le lecteur voit avec inquiétude la fin approcher, qui sera aussi la fin de ce petit miracle d'écriture. Marie Gauthier offre ici un premier roman merveilleux, balancé comme comme une chanson de Charles Trenet, triste comme la France contemporaine, d'une écriture impassible, tendue et frémissante, qui raconte l'échouage des rêves.

Daniel Morvan
Marie Gauthier: Court vêtue. 112 pages, 12,50€ 

vendredi 8 février 2019

Théâtre: Le Jardin, Eve à la cuisine et Adam au burlingue



Critique

Un homme et une femme. Il fait très chaud. Un arbre pousse sous le lino. Ils n'ont pas d'enfant. Il tente de régler les problèmes essentiels. Elle tire une couverture faite de toile la voile, prend une douche, trois gouttes d'eau. Trois autres pour rincer le plancher. Lui revient du bureau. Tombe la veste et se déloque assez naturellement, avant d'ouvrir une bière chaude, de bavasser sur l'avenir du monde et ses propres chances d'ascension hiérarchique. Toute cette banalité accumulée sur un plateau étroit, meublé par un système rudimentaire de captation de l'eau, bidons, cuvettes - ici le plastique est roi - nouilles chinoises, cette banalité est celle d'un mal que tout spectateur reconnaît: le réchauffement climatique et l'entrée dans l'Anthropocène (1). 
Dans l'histoire de Zinnie Harris mise en scène par Jean-Marie Lorvellec, le déclin d'un couple fait fond sur quelque chose de plus puissant, l'aventure singulière prenant des couleurs plus crépusculaires encore lorsque vous vous apercevez que l'histoire racontée est déjà bien connue: Adam et Eve chassés du jardin d'Eden. Eve à l'évier et Adam au burlingue. Cette compression étrange de couple biblique figé dans un huis-clos à la Marlon Brando et Vivien Leigh relie les images d'un intérieur américain très codé par le cinéma (on pense aussi à John Cassavetes) sur un dehors scénarisé par les climatologues. Le théâtre Amok a longuement mûri cette création, à travers un stage théâtre, des lectures privées dans le jardin du metteur en scène, un travail avec la chorégraphe italienne Ambra Senatore. Un travail dont on mesure toute la minutie, devant cette scénographie de la survie, et cette dramaturgie en trois actes qui module sur les tentatives du couple pour survivre à la surchauffe en se raccrochant au précepte: on ne déménage pas, on ne se laisse pas chasser du paradis. 
Ainsi décrite, la pièce pourrait sembler excessivement noire. Elle l'est, et pourtant Lorvellec, d'une maîtrise subjuguante, propose une lecture vibrante et lyrique de cette histoire de catastrophe et de culpabilité. Le propos est tenu de bout en bout dans toutes ses implications, scéniques, musicales, et cette cohérence produit des effets d'incarnation et de réalisme, marqués par de très belles images comme le tableau final, dont la verticalité de vitrail délivre une sorte de sublime désespéré. Marie-Laure Crochant incarne une Jane dépressive qui, au risque d'être à nouveau déclarée folle, se raccroche à l'apparition d'un pommier poussant dans le béton de sa cuisine. Sa folie, c'est d'espérer. Celle de son mari, de prétendre qu'on le puisse. Et de faire semblant de maîtriser la machine climatique emballée. La marche implacable vers le pire, dosée comme une intraveineuse de spleen par une musique nappée (partition de Stéphane Fromentin), un flux sonore qui ponctue avec précision les temps de l'action, apporte aussi cet espoir d'un nouvel arbre de vie qui ne se laisse pas déraciner. Après tout, Adam et Ève ne peuvent pas tirer leur révérence comme cela, baisser le pavillon et partir en laissant derrière eux un pommier mort. Le couple Crochant et Jérémy Colas est parfait dans cette association d'aveuglement et de folie lucide, jusqu'au final de fin du monde qui est une question adressée à chacun: est-ce bien cela que nous voulons? 

Daniel Morvan

Le Jardin, de Zinnie Harris. Théâtre Amok, 1 h 20. Au Grand T (av. du Général Buat, Nantes). 
1: le terme anthropocène désigne l'ère de l'homme, période débutant lorsque les activités humaines ont laissé une empreinte sur l'ensemble de la planète.

samedi 2 février 2019

2 février 1933, l'affaire Papin



Christine et Léa Papin lors de leur procès



Le 2 février 1933, Christine et Léa Papin tuaient leur maîtresse et sa fille dans une maison bourgeoise du Mans.


La carte de visite mentionnant Léa Papin a disparu sur le clavier du digicode. Mais c'est bien dans cet immeuble du quartier Sanitat que le réalisateur Claude Ventura a découvert la trace de Léa Papin. "C'est un peu comme si, lorsque je réalisais un documentaire sur Scott Fitzgerald, j'étais tombé sur l'écrivain", explique le réalisateur. 

2 février 1933. La femme et la fille d'un notable du Mans sont retrouvées mortes, mutilées, à leur domicile. Les domestiques de la maison, Christine (28 ans) et Léa Papin (21 ans), sont interpellées dans leur chambre, blotties dans leur lit. Le procès va passionner l'opinion, des écrivains sont dépêchés pour couvrir le procès. Ce meurtre atroce commis par deux femmes réputées "saines d'esprit" demeure incompréhensible : quels secrets veut-on cacher en évitant la thèse de la démence ?

Un oeil posé sur une marche

2 février 1933. « Vingt dieux ! ». Le gendarme Vérité pénètre dans la maison bourgeoise des Lancelin, 6, rue Bruyère au Mans. "Je vois une chose gluante et flasque qu'il me faut enjamber. Un œil, un œil humain posé sur une marche". Sur le palier, Madame et Mademoiselle Lancelin gisent affalées, tête-bêche, jupes et jupons retroussés, dans une mare de sang et de débris humains. » Les deux victimes énucléées sont âgées de 56 et 21 ans. Au second étage de la demeure, l'agent Vérité découvre les deux bonnes de la maison, couchées dans l'un des lits, «l'une contre l'autre, les épaules dénudées sortant des draps, les cheveux en bataille ».
« On s'est battues, on a eu leur peau avant qu'elles aient la nôtre », dit avec aplomb Christine Papin, âgée de 28 ans. À ses côtés, sa cadette Léa, 22 ans. Les deux femmes, cuisinière et femme de chambre depuis sept ans auprès des Lancelin, se lèvent, enfilent leurs bas et leur peignoir et rejoignent le commissariat central, avant d'être incarcérées à la prison du Vert Galant.

Septembre 1933. A 1 h du matin, au terme d'une délibération de quarante minutes, Christine Papin est condamnée à mort. À l'énoncé de la sentence, elle tombe à genoux. Elle ne sera pas guillotinée. Le président Albert Lebrun commue sa peine en travaux forcés à perpétuité. Mais après trois ans et demi derrière les barreaux, son état mental se dégrade. Inapte à la prison, la grande mélancolique est morte dans la section psychiatrique de l'asile de Saint-Méen de Rennes, le 18 mai 1937. Sa cadette Léa purgera sa peine de 10 ans à la maison centrale de femmes de Rennes.

Sous son vrai nom

1943-2001. Léa Papin bénéfice de circonstances atténuantes. Elle est condamnée à dix ans de travaux forcés assortis de vingt années d'interdiction de séjour. Elle est libérée de la prison de Rennes, en 1943, après avoir purgé sa peine jusqu'au dernier jour. À sa sortie, elle rejoindra sa soeur Clémence à Nantes. Elle est décédée à 90 ans, dans une clinique nantaise, le 24 juillet 2001.

A sa libération en 1943, Léa fut assignée à résidence à Nantes. "L'énorme surprise a été de découvrir qu'elle vivait sous son vrai nom. De la tombe de sa mère à l'immeuble où elle vivait, nous n'avons mis que 24 heures. Ces images n'ont pas été préparées, nous avons filmé nos investigations en direct. Nous avons monté l'escalier le coeur battant. Ce qui est fou, c'est que personne n'était au courant. Quand même, en 1991, Paris-Match consacre encore 7 ou 8 pages à l'affaire !" 

Décembre 1999. Au Mans, Claude Ventura et sa narratrice Pascale Thirode filment les lieux du drame, interrogent la mémoire sarthoise. Rencontrent la journaliste Paulette Houdyer, tenante farouche de l'hypothèse homosexuelle.

2000. Mais revenons à Claude Ventura, un an avant la mort de Léa. Il remonte la piste jusqu'à Nantes. Dans un cimetière nantais, la concession funéraire de Clémence Derré, mère des deux bonnes mancelles, est régulièrement renouvelée par la cadette. "Je n'avais jamais imaginé rencontrer Léa Papin en vie, dit Claude Ventura. Si j'avais su qu'elle était vivante, je n'aurais même pas fait le film."
Quand ils frappent à la porte des voisins, ceux-ci renvoient une tout autre image de Léa que la jeune mutique du procès. Ils n'ont pas lu Paris-Match, ni Jean Genêt, ils ignorent son passé. Le réalisateur ne les décille pas. Ils parlent d'elle comme d'une femme active, que tout le monde connaît dans l'immeuble de Notre-Dame du Bon-Port, qui a refait son existence, est devenue couturière. L'image presque idéale d'une réinsertion réussie, d'une vie privée reconstruite sous son propre nom après paiement de la dette. 
Aphasique depuis la chute qui l'a contrainte à quitter son domicile, elle se trouvait dans une résidence de long séjour. Claude Ventura et Pascale Thirode s'y présentent et demandent à la voir. "Je n'ai pas voulu qu'elle voie que je la filmais, j'ai seulement filmé le fantôme avec un caméscope, sans vouloir utiliser cette image. Nous lui avons dit que nous venions de la part de ses voisins. Mais je ne lui ai pas parlé de l'affaire, j'aurais trouvé ça moche."

Au cours du montage, l'idée s'impose de clore le suspense par cette image. Muette comme lors de son procès. Mais que sait aujourd'hui Léa de l'affaire Papin ? Ce visage et ces yeux farouches ("Sitting Bull pris par les Yankees") ont traversé le siècle avec leur mystère. 

Daniel Morvan

En quête des soeurs Papin, film de Claude Ventura, 2000.