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Zora Neale Hurston (1891-1960) est aujourd'hui reconnue aux Etats-Unis. Sa ville d'Eatonville la célèbre au cours d'un événement culturel, le Zora! festival. |
Premier
roman écrit par une africaine-américaine, Mais
leurs yeux dardaient sur Dieu (Their eyes were watching god)
est
devenu un classique pour les lecteurs anglo-saxons. Il reparaît en format poche chez son éditeur français, Zulma.
Contemporaine de
William Faulkner, figure brillante de la Harlem Renaissance
(mouvement artistique du New York des années 1920), l'anthropologue et romancière Zora Neale
Hurston est encore peu connue en France. Une seconde traduction de ce
roman vient de paraître chez Zulma, sous la plume de Sika Fakambi. Il s'agit de la recréation d'une parole puissante
et inventive, telle qu'elle naquit dans la première ville noire
libre d'Amérique, Eatonville. Une grande traduction.
Mais
leurs yeux dardaient sur Dieu raconte l'histoire d'une jeune
fille rebelle qui brave les soumissions patriarcales et se déclare
maîtresse de sa vie: "Moi ce que je veux c'est utiliser tout
mon moi-même". Le lecteur doit d'abord se familiariser avec la
langue de Zora Neale, ou plutôt les deux langues: le parler rural de
la Floride du sud, qui est la voix de l'héroïne et des grands
dialogues du livre. Et la langue de la narration, d'une
poésie intense. Une fois passé ce premier cap, la lecture trouve
ses bons réglages de voile, nous voici embarqués avec Janie Mae
Crawford, être poétique guidé par sa quête d'absolu et de
liberté.
"Elle
était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée de
contralto des abeilles visiteurs et l'or du soleil et le souffle
pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint
à elle. (...) Ah, être un poirier - ou n'importe lequel de ces
arbres en fleurs! Sous les baisers des abeilles tandis qu'elles
chantent le commencement du monde! Janie avait seize ans. Un
feuillage vernissé et des bourgeons tout près d'éclore et le désir
de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober."
Scène
idyllique d'ouverture, qui introduit au premier dialogue du livre,
entre Janie et sa grandmaa Nanny, première de ces délicieuses
"disputes" dont la mélodie forme un chant du monde dans la
langue des abeilles, des anciennes esclaves et de leurs jeunes filles
en fleurs. Et Nanny trace une ligne de vie à Janie: pas question
pour sa fille d'être la servante d'un homme. "La femme nègue
c'est elle la mule du monde, pour tout ce que j'en ai vu. Et j'en ai
dit des prières, pour que ça soye pas pareil pour toi. Loawd,
Loawd, Loawd!"
Janie
devra se marier trois fois, subir les quolibets de la foule, devenir
la veuve la plus courtisée de la Floride du sud, s’expatrier
jusqu’aux confins des Everglades, se mêler aux travailleurs
bahaméens, suivre Tea Cake, l'homme de sa vie, jusqu'au coeur des
ouragans.
Le flux passionné d'une langue
S'il
faut parler, pour le public français, de redécouverte, c'est en
raison de cette traduction qui forge son propre vocabulaire, portée
par le souffle du texte et elle-même porteuse d'une verve inventive,
bien au-delà de la transposition. Sans être initié aux arcanes, on
devine le travail dans le vif de la langue parlée et de la liberté
politique à conquérir, d'un féminisme noir à inventer, bien plus
que dans un embaumement en français pittoresque. Ce qui happe le
lecteur sans le lâcher, c'est le flux passionné d'une langue et
d'une pensée qui semblent s'inventer à mesure, entre scat, joute
verbale et prêche, comme dans cette exhortation de la grand-mère en
faveur de l'émancipation de sa fille, sa tite
bèbe:
"Moi j'avais
idée de prêcher un beau sermon sur les femmes de couleur qui se
posent là-haut, mais y avait pas aucune chaire dressée pour moi. La
liberté elle m'a trouvé avec ma tite bèbe aux bras, alors j'ai dit
m'en vais prendre un balai et une marmite et lui ouvrir grand la
route au milieu de la broussaille. (...) fait que ça fait un long
boutte que j'attends, Janie, mais rien de tout ça que j'ai eu enduré
sera jamais de trop si tant que tu te tiens toujours haute sur la
terre comme j'ai rêvé."
Quelle
est la langue d'origine du roman? Hurston propose une recréation
littéraire de l'accent du sud de la Floride, un état si imprégné
de la culture noire que blanc ou noir, tout le monde là-bas lui
emprunte tournures et scansions. C'est la langue des "conteurs de
vérandas", dans cette ville "avec rien que des gens de couleur"
qu'est Eatonville, où les contes sont comme "des
agrandissements au crayon de la vie".
La langue d'arrivée est
celle d'un écrivain traducteur, Sika Fakambi. Elle fait sienne la
profession de foi d'un autre traducteur, Jacques Ancet, pour qui
traduire est "s'ouvrir à une intensité analogue à celle qui a
débordé l'auteur et lui a fait écrire ce qu'il ne savait pas qu'il
écrivait." Cette intensité tient à l'oralité, qui "se tisse dans l'épaisseur
à la fois la plus physique et la plus culturelle de la langue. "
Traduire
de cette façon n'est pas s'effacer devant un texte, ni se limiter à transmettre l'information, en acceptant d'être inférieur à la création originale. Plus le traducteur s'engage comme écrivain, plus il est fidèle, pourrait-on dire. On lit d'ailleurs en page de titre: "Roman américain traduit par Sika Fakambi", et non "roman traduit de l'américain", ce qui indique bien qu'il s'agit d'autre chose que le transvasement d'information d'une langue dans l'autre. Le roman reste américain dans sa traduction française.
Fakambi
confie avoir longtemps hésité devant ce défi, "car il
me semblait impossible, ce miracle d'inventer en français la voix
noire américaine des années quarante en Floride. J'ai dit oui dans
un moment d'euphorie qui venait du fait que j'étais en train de
traduire le poète Langston Hughes, l'âme soeur de Zora Neale
Hurston. Et puis on ne dit pas non à Zora."
Cette
entreprise implique des contraintes, comme le refus de l'élision des
pronoms qui constitue une réduction de la parole noire,
ravalée au "petit nègre": "L'élision diminue la
personne qui parle", explique Sika Fakambi, qui est allée
vérifier ses propres intuitions dans les dictionnaires de créole
cajun (le français d'Amérique), mais a aussi capté des mots chez
Gainsbourg (l'anamour), Bobby Lapointe ou Prévert. Elle peut oser un
"protolapsus de ma doublure cutanaire" ("chair de poule"?), expliquant:
"Il existe une sur-correction de la langue noire, on déforme un
mot recherché pour énormiser la chose, je me suis beaucoup amusée
avec ça!"
"Ce que je peux savoir du français d'Amérique"
Mais
leurs yeux dardaient sur Dieu
réinvente en français la voix noire en ancrant l'écriture propre
de la traductrice-écrivain dans ce qu'elle "peut savoir du
français d'Amérique". Parfois aussi le mot reste tel quel,
ainsi "la muck", qu'on traduirait par "la gadoue",
mais qui possède dans le texte une dimension cosmique. La mise en
contact de la culture noire américaine et du français nourri de
parler populaire de Louisiane ouvre aux néologismes humoristiques
comme "gentlemagnifique", aux restitutions du parler de
Floride comme "aoow naaan", aux recréations sonores comme
"shugga" (sugar) ou "Loawd" (Lord). Mais le travail ne se limite pas aux unités de sens, mot, phrase, mais à l'ensemble du texte, à sa pulsion, son énergie, sa signifiance et son rythme.
Si
la traductrice navigue avec grâce entre deux mondes, c'est aussi le
cas du texte original, qui participe de deux traditions, celle des
conteurs populaires d'Eatonville, et celle de la littérature
occidentale. "La langue de Zora Neale Hurston est difficile même
pour les anglophones, mais elle plonge le lecteur dans cette langue,
et sait qu'il sera vite emporté par elle. Ce roman a été écrit en
sept semaines à Haïti, où elle menait une enquête anthopologique.
Possible prolongement de l'enquête, le livre ne fut pas compris par
ses frères de lutte, mais immédiatement perçu comme un chef
d'oeuvre par les critiques blancs."
Mal
jugé par le marxiste Richard Wright qui y voyait une oeuvre "sans
thème, sans message, sans pensée". Célébrer la vie autonome
des noirs semblait une trahison, et faire entendre le dialecte, un
obscurantisme. L'univers de Hurston exclut les archétypes
du blanc cruel et du noir accablé. Mais l'artiste est politique par
ses oeuvres, non par ses déclarations: Hurston ne cédait pas à cette obligation d'une posture politique,
jugeant "les Noirs trop intelligents pour céder à la formule
d'esclavage moderne de Joe Staline".
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Zora à Eatonville |
Queen
Zora is here!
Janie
constituant un double de l'auteur, elle nous ouvre aussi à la vision
du monde d'une fille née en Alabama et grandie dans la première
ville noire d'Amérique, à qui sa mère avait insufflé la fierté
de ses origines, jusqu'à lui dire: "Saute jusqu'au soleil" (Jump at
the sun!). Le livre de Hurston vous ouvre les portes d'un monde:
Eatonville, ville romanesque et bien réelle, l'une des premières
communautés d'esclaves affranchis à s'être formées après la
proclamation d'indépendance de 1863, déclarant libre tout esclave
sur le territoire de la confédération sudiste. Étudiante passée
par l'université, elle s'annonçait elle-même dans les réceptions
newyorkaises en clamant: "Queen Zora is here!"
Atteinte par
une campagne de diffamation, elle retourna dans son pays, où elle se fit
employer comme domestique dans de grandes maisons blanches. En 1950,
en lisant le Saturday Evening Post, une patronne blanche découvrit
que sa bonne de 59 ans, qui époussetait ses étagères, était un
écrivain de premier plan. Zora mourut d'une attaque cardiaque. Sa
réhabilitation posthume est l'oeuvre d'Alice Walker, l'écrivaine et militante féministe, qui retrouva en
1973 sa tombe nue et fit graver ces mots: Zora
Neale Hurston, a genius of the South, novelist, folklorist,
anthropologist, 1901-1960.
En
2019, Eatonville fêtait le trentenaire de la
mort de Hurston au cours du Zora! festival qui lui est dédié.
Zora ne connut pas de son vivant le déplacement de gravité
qui la fit passer du statut d'artiste jugée "trop
peu politique" à celui de grand écrivain de la cause noire.
Mais il nous est donné aujourd'hui de visiter cette merveilleuse
Eatonville, terre promise de la liberté noire, à travers ce roman
qui en porte tout l'esprit, l'humour et la vision prophétique.
Daniel Morvan
Mais
leurs yeux dardaient sur Dieu,
par Zora Neale Hurston (format poche: 2020). Traduit de l’anglais Sika Fakambi. Editions
Zulma, 336 pages, 9,95€
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Sika Fakambi © Vincent Hild |