Chant funambule contre
l’oubli
Grâce inquiète et
gravité légère, tels sont les mots en forme d’oxymore qui me viennent à
l’esprit après la lecture de Lucia Antonia, funambule, le beau et singulier roman que propose en cette rentrée littéraire
Daniel Morvan. À mi-chemin du conte et
du thrène (du chant funèbre), il appartient à ces œuvres qui laissent une profonde empreinte parce qu’elles touchent
au nœud même de l’existence, alors qu’elles sont très éloignées des conventions
de l’ordinaire réalisme. En ce sens, inventant son langage, le livre est parent
de ces films de Jacques Demy où l’artifice de la vie mise en chansons sonne
plus juste que bien des représentations soucieuses d’en mimer la simple prose. Le
clin d’œil à l’univers de Demy est d’ailleurs explicite : c’est à
Rochefort que se rencontrent les deux jumelles de cœur et de corde qui sont les
protagonistes du livre.
L’argument du récit est
aussi simple qu’en sont subtiles et vibrantes, émouvantes, les harmoniques.
Sous forme de carnets, Lucia Antonia, la narratrice, y évoque sa partenaire de
cirque, l’inoubliable Arthénice, tombée un jour où Lucia, souffrante, a dû se
faire remplacer pour un numéro périlleux où les deux funambules doivent se
croiser sur le fil. Hantée par une sourde culpabilité, inconsolable, Lucia se
reproche de n’avoir pas respecté leur pacte de jumelles funambules :
« si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas. »
Dès lors, elle n’a de
cesse de vouloir retrouver sa « sœur éparpillée dans l’abîme »,
rêvant même de chuter à son tour pour la rejoindre et ne faire enfin plus
qu’une avec elle. Geste orphique, sans doute. Mais si Arthénice est, comme Euridyce,
un nom de nymphe, nulle illusion de ramener des Enfers sa jumelle : la
chambre du néant, « qui est la maison unique de tous les morts », est
sans appel. Cependant, si Lucia accepte que soit morte sa jumelle, pas question
d’effacement et d’oubli : je refuse, écrit-elle, qu’elle « devienne
du vide » ; je veux au contraire qu’elle soit « toujours elle
dans le néant ».
D’emblée, l’univers dans lequel s’inscrit le
récit, celui du cirque, nous invite à faire un pas de côté, à emprunter des
chemins à l’écart. En l’occurrence, c’est dans la zone la plus reculée d’un
pays de marais salants, que Lucia Antonia et les siens installent leur
chapiteau. Aux marges du monde ordinaire, les circassiens y côtoient des
réfugiés qui n’ont trouvé d’autre abri que celui des roseaux. Mais, lieu de
relégation, les salines, miroir entre terre et ciel, sont aussi un lieu propice
au rêve, à la légende, à l’enchantement dont le cirque est synonyme. Et c’est
bien ce à quoi s’emploie le roman : inventer un espace où les lois de la
pesanteur semblent s’effacer pour faire place à une musique où la gravité du
chant funèbre jamais ne pèse ni ne cède au moindre pathos. On pense alors à tel
poème d’Apollinaire, tel tableau de Chagall, à moins que ne vienne à l’esprit une
Gymnopédie de Satie.
Procédant par petites touches et phrases courtes,
par fragments incisifs qui sont parfois comme autant de petits poèmes en prose,
le roman emprunte au conte sa simplicité d’allure. Cependant, c’est une vraie
méditation, sur la mort et l’image notamment, qu’il nous offre en ses tréfonds.
Que gardons-nous des défunts ? Comment faire pour que leur image elle-même
n’en vienne à s’effacer ? Telles sont les questions qui taraudent la
narratrice – et tout autant cet homme porteur d’un « grand
chagrin » qui se présente à Lucia et à ses amies comme peintre de son état. Par elles surnommé Pierrot (« un nom de
clown sérieux ») il campe une figure de « clown blanc » à la
Watteau, qui n’est pas sans évoquer (Daniel Morvan n’a pas pu ne pas y penser) un
autre Pierrot ayant beaucoup écrit sur la mélancolie de la peinture, Pierre
Michon.
Mais le personnage du peintre ayant perdu son
modèle est ici d’abord une sorte de double de l’auteur. « Les peintres
prennent un modèle, l’aiment et le peignent ; ils pleurent le départ de
leur modèle et s’en consolent avec le tableau où ce modèle est représenté. Puis
ils se séparent aussi du tableau. Ils ont possédé le modèle, puis son image,
puis rien. » À l’instar des portraits romains du Fayoum, « les images
sont des tombeaux » d’où le modèle s’est absenté. D’ailleurs, « même
les tombes finissent par périr ». Et c’est seulement par le truchement
d’un portrait d’elle que Pierrot offre aux flammes, par la grâce en somme d’un
tableau devenant, d’avoir été à moitié brûlé, en quelque sorte
« abstrait », que Lucia pourra croire entrevoir, comme au milieu des
ruines de Rome, « réunies dans la même image », les deux silhouettes
de sa jumelle et d’elle-même, marchant l’une vers l’autre sur un fil.
« Non pas une image du passé, mais du futur ».
Quant au portrait d’Arthénice peint par Pierrot,
Lucia Antonia finit par le dérober dans le lieu (on supposera un musée) où il est
conservé, le découpant avant de le disperser « comme les cendres d’une
urne funéraire » dans la forêt où elle va ensuite se perdre pour donner le
visage de son amie « aux feuilles des bois ». Ainsi « dé-peinte » la défunte peut-elle
être rejointe par sa jumelle dans le pays invisible qu’elle gouverne :
« Arthénice avait été ma sœur, elle devint mon pays ». La seule image
qui soit vraie est ainsi une non-image, une image « étoilée »,
dispersée, fragmentée.
Si je résume ainsi trop lourdement ce qui est raconté
avec infiniment plus de grâce et de légèreté par l’auteur, c’est qu’il me
semble que ce schème narratif livre toute la poétique du roman. Une poétique
très moderne et très cinématographique en ce qu’elle repose sur la double
opération du cut-up, du découpage en
séquences, en fragments, et du montage. Eisenstein faisait de Dionysos
l’emblème de ces techniques. Découpé en morceaux comme en autant de rushes par l’opération du montage, le dieu
errant recommence à la faveur de l’œuvre d’art, nous dit en substance Eisenstein,
à danser, à se mouvoir et à nous émouvoir. Roman par fragments, procédant d’une
poétique de la notation mêlant la puissance visionnaire du rêve et la netteté
épiphanique de la sensation, Lucia
Antonia, funambule assemble des blocs de pure présence. Comme tel, il relève
bien, comme le « cinéma de poésie » voulu par Pasolini, d’un art de la survivance (pour reprendre un mot cher à Georges Didi-Huberman).
« In memoriam Mathilde en Juillet »,
l’inscription figurant au seuil du roman indique que les carnets de Lucia
Antonia, par-delà la fiction qu’ils
inventent, valent, à travers ce thrène qu’ils composent, comme un tombeau à la
mémoire de cette artiste talentueuse, chanteuse et comédienne, que fut la fille
de Daniel Morvan, Mathilde, emportée à vingt-cinq par un cancer quand un avenir
prometteur s’ouvrait à elle (nul n’a oublié le dernier concert qu’elle donna,
au Pannonica, le 14 décembre 2009, très peu de temps avant sa mort).
Le tombeau est un genre littéraire difficile en ce
qu’il est constamment guetté par le pathos. L’écriture de Daniel Morvan, dépouillée,
toute en ruptures et pointillés, a su en éviter tous les écueils. Rien qui pèse
dans ce livre qui a su trouver la forme adéquate et la bonne longueur d’onde
pour émettre son chant. Toujours un air vif circule entre les lignes de cette
histoire « aérienne » sans être jamais éthérée.
« Elle aimait amoureusement, note Lucia à
propos de sa jumelle, le nom Chostakovitch. Elle me disait à
l’oreille : Chos-ta-ko-vitch ». Si elle est plus souvent qu’à son
tour de tonalité funèbre, la musique du compositeur russe sait aussi, jusque
dans la gravité, avancer à pas légers, sans bavardage, sans pompe romantique.
Ainsi avance, toujours sobre, la phrase de Daniel Morvan. Art du bref et de l’ellipse, de l’énigme
(« Le fil ou la marée montante qui envahissait les herbiers : lequel
me portait ? ») ; art de l’aphorisme (« Eviter les bains de
mer après la pierre ponce »). Mais aussi art de phraser, d’enchaîner, où
l’écriture, portée par la scansion des titres de fragments, « décolle »
et s’élance vibrante, sur un rythme staccato, comme s’élève vers la syllabe
finale qui le couronne le nom de
Chostakovitch. Art des images, de leurs collisions favorisant la
démultiplication des points de vue et des plans. Sans cesse l’écriture fait
ainsi lever des lointains et confère au roman une profondeur stéréoscopique, le
nimbant d’une dimension auratique qui
éloigne le propos de toute effusion comme de tout naturalisme.
Teinté d’une mélancolie toute nervalienne, un
désir d’Italie traverse tout le livre, ajoutant à la distance
historique (le cirque est fondé sur un modèle antique) une distance
géographique : « Nous irons à Rome porter son nom ». Et quant à
l’écriture, au style, c’est du côté de l’Italie aussi qu’on est enclin à
chercher des points de comparaison. On pense à Erri de Luca, à sa phrase sobre,
à sa façon de décrire les gestes les plus simples comme s’ils étaient empreints
de sacralité, tandis que la composition sous forme de carnets fait songer au
Quignard des Tablettes de buis d’Apronenia
Avitia (qui se présente comme le journal d’une patricienne romaine).
« J’hésite pourtant, note Lucia Antonia, à utiliser les chiffres romains
dans ce carnet : cela fait dame romaine. » Mais, ajoute-t-elle
aussitôt, leur emploi « m’incite aussi à méditer ce que je j’écris, comme
s’ils étaient gravés dans le marbre ou le buis d’une tablette ».
Ecrire comme l’on grave, mais sans emphase ni
componction. Ecrire contre l’oubli un vivant tombeau, élever un chant
funambule, aérien, tel est le pari superbement tenu par un livre promis,
parions-le, à un tout autre destin que cet oubli qui est le lot logique de la
plupart des romans de la rentrée littéraire.
Jean-Claude Pinson (revue Place Publique)
Daniel Morvan, Lucia
Antonia, funambule, Zulma, 16, 50 €