dimanche 7 mai 2017

Un dernier « Rosebud » pour la route





Il est d’usage de dévider l’écheveau d’une carrière quand le métier à tisser vous lâche, exaspéré de vos tics d’écriture, lassé de vos inégales humeurs.
Je pourrais me souvenir des plus beaux soirs, ceux qui faisaient surgir la Révolution française sur un plateau, avec Joël Pommerat (Fin de Louis). Ma rencontre avec une Anouk Aimée un peu pincée dans le TGV Paris-Nantes (pour le cinquantenaire du film Lola), avec l’actrice Isabelle Huppert, pour une conversation lors d'une conférence à la Cigale, le juvénile DJ Madeon, le vieux poète Guillevic, la chanteuse Christine & the Queens. De cette manière désinvolte que j’eus, naguère, de jouer sans le savoir mon mercato personnel en narrant la vie épique de José Arribas, entraîneur du FC Nantes. L’inventeur d’un jeu alchimique (assurais-je avec l’aplomb des béotiens), qui consiste à jouer sans ballon.
Jouer sans ballon, c’est la spécialité du journaliste culturel, même quand il traverse le miroir, et il l’a fait. Il n'y eut pas que la culture, mais aussi les chasses à courre en forêt de Vibraye (Le cerf embroche un paysan, la chasse à courre continue), l'autoroute bloquée à la Ferté-Bernard (Pas d'argent pour le péage: ils passent la nuit dans leur voiture, avec le bébé, par -17°). Les vestiges de la féodalité (l'ouvrier agricole vivait depuis 20 ans dans une crèche à cochons). Oui, les titres explosaient comme les bouquets du 14 juillet dans le ciel heureux du journaliste local débutant. (...)
Je pourrais, pour la route, vous servir le souvenir définitif. Vous le livrer comme le mot Rosebud dans la bouche de Citizen Kane (le film d’Orson Welles). Ce ne sont jamais les choses les plus prestigieuses qui vous reviennent : Le peintre Pierre Soulages se dit frère de l’homme d’Altamira, projetant de la poudre ocre entre ses doigts. Et parfois c’est la trace la plus fragile qui traverse le temps. Une poussière de couleur. L’empreinte d’une main négative.
Au bout de centaines de papiers, de regards, de critiques et d’étrillages, le jour où je serai tout seul dans une salle, traînant après les autres déjà partis, c’est d’elle que je me souviendrai : Michèle. Pilier de TU et de grand T, lieu-uniquienne émérite, manieuse de TNT, maman de toutes les chanteuses débutantes, patte de lapin des premières à trois spectateurs payants. On croyait savoir des choses sur elle, de son passé intense qui pouvait expliquer cette assiduité. Elle avait été de la Colline, Gérard Philipe et Jean Vilar avaient chanté sous ses fenêtres. De la vie elle avait goûté tous les nectars, toutes les ambroisies.
Un soir au théâtre, mon ami comédien Didier Royant me glissa : « Tiens, c’est bizarre, on ne voit plus Michèle depuis quelques temps.»
On ne la revit plus, parce qu'elle était morte.
Mais on a continué à se souvenir d’elle, de son fauteuil qui roulait de théâtre en théâtre. Ses petits signes. J'étais le papa de Mathilde, dont elle avait suivi les débuts de chanteuse et actrice. Elle était partout où naissait la vie. Témoin des gazouillis du talent. Elle était la spectatrice. Elle avait cette qualité qu’on attribue aux meilleurs comédiens, et qu’il faut reconnaître aux meilleurs spectateurs : la présence.
Daniel Morvan
.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire