vendredi 10 août 2018

Nice promenade des sanglots (14 juillet 2016)





Je feuillette une dernière fois mon agenda 2016 et m'arrête sur cette date: Du 14 au 18 juillet, festival d’Avignon. Les réservations prises pour les spectacles. Les Damnés (durée: 2h37). Karamazov (4h30). 2666 (12 heures).
Je n’avais jamais couvert le festival « in », et pas question de passer à côté des expériences fortes promises par l’affiche. 2666 est l’adaptation d’un roman infini, car interrompu par la mort de son auteur, Roberto Bolaño. L’interview d’Antoine Ferron, un jeune comédien, et ami de ma fille Mathilde, était déjà calée.
Le soir de la fête nationale, à Nice, un homme a lancé son camion sur la foule, tuant 84 personnes. J’ai barré Avignon sur mon agenda et j’ai écrit: Nice. Cela s’appelle être dérouté. D’Avignon à la Baie des Anges.
J’ai trouvé un ami journaliste à l’hôtel Univers, dans le vieux Nice. Aucun problème de réservation, les touristes quittaient tous le navire. Marc avait déjà engagé son premier reportage, parution le lendemain. Je prenais le relais sans attendre. J’ai d'abord marché sur la promenade des Anglais. J’ai regardé sans voir. Vu sans regarder. 2 km de bitume comme une marelle tragique.
Quelle est la distance acceptable, quel est selon vous le point de vue soutenable sur un attentat suicide?

Des âmes errantes, CNN et NHK

La ville émergeait de vingt quatre heures d’hébétude. Le vieux Nice faisait encore semblant de vivre.
Des âmes errantes se penchaient pour lire les billets déposés par des enfants. On allait sans voir, portant en soi des visions de corps écrasés. Cyclistes lancés à fond. Joggeurs. Selfies. Caméras NHK et CNN dans les parterres de fleurs, le vide de la télé continue en boucle. Je rencontrai l’homme qui avait organisé le « plan blanc » au CHU Pasteur. Sortant de 48 heures d’opération, il me raconta l’arrivée des blessés, les amputations, l’évanouissement des infirmières devant les atroces blessures.
Et je suis retourné sur la Prom’. Je regardais bêtement le ciel. J’ai regardé les gens franchir des barrages de police, serviette éponge sous le bras. Des marchands de glaces passer entre les baigneurs. Soudain, j’ai vu. Quelque chose sans rien à voir avec le massacre se passait là, qui disait tout de Nice. 

Cette chose, c’était la mer.

Et le roulement des galets de la baie des Anges, comme la bande-son du temps. Cela pouvait sembler futile, hors-sujet. Alerte rouge, mais la plage était noire de monde. Je suis allé voir des retraités, un vieux plagiste cambodgien. Ils me disaient cette chose: il faut se baigner, pour montrer qu’on n’a pas peur.

J'ai changé d’avis en rencontrant un jeune couple de Lorient. Ils avaient loué une semaine. "Au Negresco", a plaisanté le garçon (en vrai, juste une chambre dans une rue adjacente). Ils avaient vu le camion « chercher ses victimes », du vrai Stephen King. Ils se sont projetés sur le sable par dessus le parapet et se sont mis à plat ventre sur les galets. Ils revenaient sur la promenade des Anglais, devenue promenade des sanglots.
Revoir la mer, pour se baigner dedans.
« Par nécessité, pour prendre soin de soi, et ne pas céder à la peur. »
Les maillots de bain étaient tous soldés dans le magasin de la place Masséna. A Nice comme ailleurs, la mer est le synonyme d’un autre mot en trois lettres: vie.


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