mercredi 7 février 2024

Jean-Patrice Courtois, poète de l’anthropocène

Tout langage appelle déchiffrage, tout poème aspire à l’énigme. De même qu’un tableau, une partition envisagée d’un premier regard, un poème engendre, avant même d’être lu et dans son obscurité même, un sentiment du texte. Que nous dit-elle, cette « saisie intuitive », devant le livre de Jean-Patrice Courtois: Descriptions (éditions Nous, 2021)? Des phrases de longueurs variables ne s’appréhendent pas comme des vers, mais des « blocs de prose » découpés, segmentés, offrant le calibre de la « description » proposé dans chacun des poèmes.
Un mouvement de phrase électrique jeté dans une syntaxe tendue: un style. Des poèmes qui travaillent le document, le triturent, le désintègrent. Il y a une physique du texte, une tension, un agencement neuf des significations qui prend de vitesse la compréhension. Cela tient à l’unité de base des textes: ni vers ni prose mais phrase, forme choisie pour l’amplitude de son balayage, sa capacité à emporter la puissance du vers jusque dans la prose et à en multiplier les brisures sans les ruptures et les stations du vers. Cela va très vite, la phrase rebondit sur ses assonances, allitère, parfois l’oreille n’entend plus que des « t », « une pâte à texture égalisant transparence traversable ». Ou bien au contraire des images courent sur la page sans aucune interruption (à cet endroit, une virgule serait de trop), la phrase engendre la phrase et déploie une danse aquatique, « l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle ».
De quoi ça parle? De nature, biologie, météorologie, océans, terre, sol, chimie, mammifères, poissons et amphibiens, installations artistiques, photographie, danse. Des choses qui n’ont rien à voir ensemble, juxtaposées, échantillonnées. Le « rien à voir ensemble » serait donc l’objet même du livre: un rien qui est l’invisible monde? Vous vous demandez si le poète aime écrire ces choses: « Il ne sera jamais beau de raconter les malheurs futurs ». Vous savez que vous faites fausse route, que ce n’est pas du tout ça, qu’il est question d’agriculture, qu’il vous conseille de ne pas utiliser d’engrais chimique, que les plantes parlent aux champignons. Ou qu’il est question de mathématiques, de transmission d’information. Vous ne savez rien, vous nagez, vous nagez dans la poésie.

Vous vous souvenez que vous avez pensé écrire au sujet de ce livre, et, en raison de son opacité, ce projet vous semblait impossible: vous alliez le prouver. Cela prendrait du temps, vous inventeriez quelque théorie de la transe chamanique, du renouvellement du dire poétique aux temps de l’anthropocène.
Vous laisseriez décanter. Vous aménageriez quelques étiers autour des cristallisoirs formés par chaque page, un poème par page, et vous attendriez l’évaporation. Vous constateriez que le livre est composé de phrases-poèmes, ou de poèmes-phrases, ou parfois de poèmes de plusieurs phrases, autant de distillats d’information poétiquement transformés. Vous estimeriez qu’il manque quelque chose comme un mode d’emploi.

Le lecteur devine la présence d’images, de spectacles, du reportage: Comment ces éléments bruts sont-ils transformés pour devenir poème? Y a-t-il d’ailleurs vraiment poème? Que devient la source effacée mais devinable? Vous devinerez des références latentes, de quoi ça parle, sur quoi ça s’appuie. En fin d’ouvrage, des noms pour la plupart inconnus de vous, des artistes (oui, vous connaissez Godard, vous avez vu des danses de Julie Nioche, et Walker Evans, le photographe de la Grande dépression, ça vous parle un peu), de scientifiques (et même Gilles Courtois le mathématicien, frère du poète): Rien de ceci n’offre un code d’accès: manque un index précis renvoyant tel nom à tel poème.

Une méthode d’écriture


Pour vous aider, Jean-Patrice Courtois, à plusieurs reprises, au cours d’entretiens, a décrit sa méthode de travail. Et tout ce qui va suivre sera donc une paraphrase de ces interviewes, une incorporation du propos original: que le lecteur, que le poète lui-même ne nous en tiennent pas rigueur. 

Tout part d’une pratique quotidienne d’extraction des nouvelles du jour, d’un geste très rapide et sans réflexion. Les documents d’origine, dit-il, viennent de la presse écrite.
L’écrivain à sa table de travail. La lecture des journaux est la prière du matin moderne. Des journaux, des ciseaux, un grand cahier où il colle les articles sélectionnés, les photos. Articles découpés, classés, extraits, synthétisés. D’abord dupliquer le document, l’extraire, puis le grand saut, le « saut sans savoir » sur la scène de l’écriture. Une fois collé dans l’album, on laisse reposer la collection de vignettes, on y revient: ça décolle, ça fuse vers ailleurs. Les poèmes de Descriptions s’appuient sur une matière documentée « livrée par la marée du matin ». L’auteur sélectionne à l’instinct, manie les ciseaux. À la base, le triangle des arts, de la science et de l’écologie,  extraits ou spécimen recombinés dans un journal de journaux. Pas de protocole, pas de procédure maniaque. Ces opérations préalables ne sont pas le poème, elle en sont les rites propitiatoires.
Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
Pour mieux comprendre, un exemple: Un article publié par Le Monde en 2014, d’Hubert Prolongeau: « Sur les ponts d’Ispahan ». Il nous semble, en nous appuyant sur quelques indices, que ce reportage pourrait être le document de base du poème de la page 70. L’article décrit les beautés d’Ispahan, dont le fleuve a été détourné vers les champs de pistache du désert. Il commence ainsi: « Quels rêves charriait-elle quand ses flots roulaient encore ? « Avant, je venais souvent ici et je regardais l’eau. Aujourd’hui, j’arrive à peine à l’imaginer. » Ali Hosseini ne rit pas. Il est triste. Au pied du Si-o-se Pol, l’un des plus célèbres ponts d’Ispahan, le lit de la rivière Zayandeh Rud (« le fleuve qui fait naître » en persan), celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert, est à sec. Complètement. Ses trente-trois arches ne sont plus entourées que de galets et de sable. »
Il suffit d’imaginer Tours sans la Loire ou Lyon sans la Saône. L’article poursuit en analysant les causes de cet assèchement, puis vante la douceur de vivre au pays de mollahs, paradoxe classique de l’écriture journalistique. Voici maintenant le texte de Courtois:

« fleuve qui fait naître » son nom de fleuve en langue l’eau n’est plus sur site chaque mètre de tous les lieux liquides n’est plus dans l’eau (le pont: trente-trois arches sèches galets sable l’eau c’est la ville l’ici lié l’eau ville parle en diction d’affluence (« je venais et je regardais l’eau aujourd’hui je ne la vois plus » dit l’habitant qui pense j’ai du mal à imaginer l’eau dans le vide de tout lieu d’eau (trois jours d’eau par an la cent-vingt-et-un virgule soixante-sixième soixante-six six six six etc… partie de cette année l’eau revient chanter sur les galets la 121,66e presque 67e partie l’eau virgule 66/67 coule après la virgule une eau sans bords dit la chanson qui s’arrête pour écouter l'absence de la chanson

Tout cela se dit non pas d’un souffle mais sans rupture, la syntaxe nous porte sans observer de stases. Le passage par le document initial nous permet de dire comment le poète opère: non point en surlignant le tragique de la situation (« on a volé la rivière », dit le journaliste), ni en poétisant le document de départ (au contraire, il le dépoétise), mais par synthèses: « l’eau c’est la ville », la parole de l’habitant conservée (et citée textuellement), et ce calcul arithmétique qui permet, avec un humour glacé, de montrer avec d’absurdes virgules le lit à sec de la rivière Zayandeh Rud. Le décollage du poème à partir du document montre que l’enchaînement de scènes et d’explication qui fait le reportage est rebrassé dans une syntaxe sans suspension. Elle intègre même implicitement un moment clef du reportage, où sous les arches du pont s’élève la voix d’un homme: « Parfois s’élève le chant d’un homme, repris par tous. Moment superbe, dans lequel l’étranger est accueilli sans aucune gêne, et même invité à son tour à entonner un air de chez lui. » Courtois, lui, dissout la scène vue et fait seulement entendre la chanson absente de l’écoulement liquide.
Travail d’une grande finesse puisque l’essentiel de l’opération s’efface, le document réduit et transféré dans le poème. Chaque poème opérant de même sur des documents les plus divers, une opacité de prime abord désoriente le lecteur. Désorientation née de la diversité des discours embarqués, et de la prose qui les embarque sur ses lignes irrégulières.


Théorèmes de la nature et Descriptions (les deux premiers livres d’un triptyque) sont, ainsi, du document transformé comme Madame Bovary ou Crime et Châtiment sont du fait divers transformé. À ceci près que les sources ne sont pas des contemplations de la nature même: il n’y a pas de « lieu de la poésie », pas de gisement du poétique, elle est par essence un agir, une action sur le langage. Un criblage des discours multiples, en un journal-poème qui serait comme les specimen-days (échantillons de jours) du poète américain Walt Whitman. Le point de départ est, on l’a dit, formé de langages issus d’autres systèmes de signification: des discours, des reportages, des œuvres d’art, des analyses scientifiques ou mathématiques. Et les objets sont multiples: L’eau, la mer et la terre, les animaux terrestres et marins, les arts, œuvres, livres, photographies, le désastre écologique travaillé par la photo, les migrants, le village peul cerné par les champs d’huile internationaux, les algues vertes, les déchets radioactifs, le land art, la thermodynamique de l’atmosphère. L’écologie n’est pas le seul langage travaillé, il y a aussi l’archéologie, la paléo-anthropologie, la cosmologie, la neurologie, le cerveau, les tourbillons, le politique, la maladie mentale: tels sont quelques uns des thèmes distillés dans les 143 poèmes.


Explorateur de langages


L’empreinte humaine fait partie désormais du spectacle de la nature: « l'histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire » (Michel Serres, 1). Cette rencontre entre nature et histoire porte le nom d’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’impact des activités humaines sur la planète. Le réchauffement, la pollution par les billes de plastique appartient au même monde qu’une photo de Francesca Woodman. Il existe une mathématique de la manière dont les billes de plastiques s’immiscent dans le vivant. Et l’usage poétique du langage n’est pas une aimable mise en forme de la catastrophe, quelle qu’en soit la version, vers libre standard, expérimental, slam ou poème narratif. Une rhétorique nouvelle ne suffira pas à rendre compte de la destruction de la nature. Elle ne serait encore qu’un ornement, un mensonge publicitaire. Si demeure la conviction absolue que le poème est à même d’embrasser le monde, sa relation traditionnelle avec le « tout » est remise en cause par la mutation anthropocène: au poète d’ordonner ce chaos, et plus que jamais de descendre aux racines des choses mais encore des mots, puisque les questions les plus importantes, comme celle d’une habitation harmonieuse de la terre, sont devenues les plus violentes. Une simple rhétorique n’y suffira pas. Le beau n’existe pas à l’état naturel, on n’y va pas avec sa pelle et son râteau. Il est toujours de la beauté produite dans un langage: ce n’est pas le paysage qui est beau, mais le tableau de Monet. C’est Corot, c’est Courbet qui font voir la beauté. « Des peintres humanisent des paysages dont il se peut que nous comprenions pas tout de suite pourquoi ils nous retiennent, pour le reste de notre vie », écrit Yves Bonnefoy (La longue chaîne de l’ancre, 2008, page 140).  


De plus la beauté n’est plus assimilée à l’idée de nature comme son lieu natif. « Avec la Modernité, écrit Jean-Claude Pinson, le sentiment du beau a connu lui aussi l’exode rural » (Pastoral, Champ Vallon 2020, p. 111). Exilé de ses sites traditionnels, plage, paysage, nature morte, portrait, le beau se trouve identifié, non plus seulement aux formes de l’art, aux multiples langages du corps, de l’image, mais encore aux multiples syntaxes des mutations écologiques, aux formalisations scientifiques dont Courtois fait le matériau de base de sa propre syntaxe. Assumant toutes les médiations de la modernité, il renonce aux épiphanies du spirituel pour traverser les métalangages scientifiques, artistiques. Si l’idée d’une relation directe avec la nature n’est plus, célébrer la nature est désormais explorer tous les langages, sans exception, et prendre les mots à la racine. Parler de la manière dont on parle de la nature, c’est mieux parler d’elle. L’écologie traite des relations (notamment les phénomènes non-visibles) entre êtres vivants et milieu, l’art recherche le langage de cette relation non manifeste. Courtois se situe encore dans une tradition, celle du poète interprète du langage caché du monde. Même si déchiffrer le poème de la terre sans renoncer à la célébration de l’être, de la réalité sensible, ne passe plus par un hymne à Vénus ou à Flore mais par une syntaxe qui découpe dans les documents, s’immerge dans « les syntaxes étagées des relations écologiques » et somme les discours spécialisés de s’expliquer. 


Poésie, langage des langages

Inutile de chercher dans le poème un équivalent sensitif de la nature, une sorte de recréation du temps comme dans le haïku japonais, qui offre à la fois le proche et le lointain dans son type propre d’abstraction sensible. Habiter la nature en poète veut dire habiter le langage. La crise appelle une poétique, parce que « les hommes regardent la terre avec le langage » et dans le langage, « ce qui fait voir c’est la poésie », dit-il en parlant de Michel Deguy (N’était Deguy, revue Critique 887, 2021, p. 329).

les néonicotinoïdes ne sont pas rouges — les terres deviennent rouges — « à empreinte humaine modérée »: seulement 5% des rivières d’un pays ouest-européen— 80 000 hectares d’hévéas seule plante seule industrie ici une seule propriété —le nom de l’ancienne zone la plus pauvre de la ville où des gens habitaient en grand nombre est Cass Corridor    — les 880 bélugas restants barrent encore la route des sables bitumineux rive sud sud du fleuve—les tests génétiques dits « portraiturants » sur le seuil d’entrée —la paraphrase du poème latin dit: quel jour est ce jour sur lequel brisé tout à coup tombe le monde

le poète latin devant qui parle le poète français Courtois, celui-ci lisant à travers Horace les effets de la Mutation anthropocène. La crise écologique évoqué par collage de dépêches d’actualité, auxquelles répond une voix de l’Antiquité romaine, Horace qui évoquait le retour d’un âge de fer à Rome, au lendemain du chaos des guerres civiles. Le poète antique apparaît ici pour clore un poème où cohabitent les mammifères marins en déclin de l’estuaire du Saint-Laurent, la zone la plus déshéritée de la ville de Detroit, l’identification des caractères morphologiques par l’analyse des traces génétiques. Nous sommes loin d’une conception binaire de la machine envahissant le jardin d’Eden. La poésie ne se résout pas en thèses mais propose sa figuration du monde contemporain, laquelle ouvre un angle et un champ pour la réflexion.

Ainsi la poésie ne renonce pas au projet d’habiter la terre: de la mélancolie véhémente du poète, nous avons besoin. Courtois exerce son combat politique sur le terrain de la langue, qu’il juge même comme la plus féroce des batailles (Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, ne déclare-t-il pas la langue comme déjà obsolète?). Les effets du capitalisme mondial néo-libéral sont déjà dénoncé et décrits et documentés, le déferlement du tout-culturel emporte et lamine la poésie. Dans sa capacité à mettre en langage des processus invisibles, complexes, se développant sur des rythmes longs, la poésie a pourtant ce rôle de protection de la nature. Courtois n’est pas un lanceur d’alerte mais un poète. « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », disait René Char. Et son lecteur? Tout le monde, mais pas n’importe qui, disait Duras.

Daniel Morvan


Né en 1954 à Viroflay, en région parisienne, Jean-Patrice Courtois est professeur de littérature à l'Université de Paris 7-Denis Diderot. Il a enseigné dix ans l'esthétique et les arts. Et dirigé pendant six ans un séminaire: « Littérature, esthétique, écologie  ». Le thème de son HDR (habilitation à diriger des recherches): Théorie des climats chez les philosophes des Lumières (travail inédit).
1: Le Contrat naturel, cité par Catherine et Raphaël Larrère (Du bon usage de la nature, Flammarion 2009).

Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
1: Ces renseignements sur la méthode de travail de Courtois sont décrits par lui-même dans plusieurs entretiens qui inspirent très largement la présente analyse, sans être systématiquement cités entre guillemets. Un premier échange avec Emmanuèle Jawad, Matière écologique et matériau poétique, Diacritik 2020. Lien:
https://diacritik.com/2020/04/01/jean-patrice-courtois-matiere-ecologique-et-materiau-poetique/
Le poète s’est également entretenu à propos de Descriptions avec Martin Rueff à la Maison de la Poésie de Paris, dimanche 23 mai 2021. Lien:
https://www.youtube.com/watch?v=UaA3Jf_t_TY
Parmi nos sources librement citées, l’article de Courtois sur Michel Deguy paru dans la revue Critique, n° 887, avril 2021: « L’Éden ici bas, d’une poétique écologique de la pensée ».
Enfin, plusieurs échanges de courriels ont rendu possible la rédaction de ce parcours de lecture qui puise à de nombreuses autres sources, comme l’ouvrage de Jean-Claude Pinson déjà cité, ou « Nos cabanes » de Marielle Macé (Verdier 2019), notamment le chapitre traitant de la poésie: « Un parlement élargi ».

jeudi 15 juin 2023

473 la ferme silencieuse



"D'ordinaire dans une ferme on entend au moins une vague rumeur provenant des différents animaux qui y demeurent, mais ici il n'y avait aucun signe de vie. Et les poules? Et les chiens?"

Lovecraft: Celui qui chuchotait dans le noir (The Whisperer in Darkness), 1931. Trad. Sonia Quémener.



C'est la même ferme mais sans eux qui caquettent

la même ferme sans les poules et sans les chiens

si je reviens là-bas c'est comme dans une autre vie

que je reviens 

dans la ferme qui fut tout

tout espace et tout monde

qui fut la moitié de ma terre jusqu'à mes vingt ans

la ferme veut dire se taire

la ferme dit terre-toi 

mais elle ne se tait jamais dans ma tête

la ferme ne veut pas la fermer dans ma tête

parce si que je pense à elle vide

de ses grognements de ses meuglements

sans les poules les pintades les dindes

sans l'odeur du tas de maïs qui fermente sous

sa bâche elle m'atterre

si je pense au sifflement bruyant d'un cheval qui renâcle

dans l'ombre d'une stalle sans cette espèce de

veille sournoise des tas de paille

qui ont l'air de vouloir vous prendre

qu'on dirait qu'il faut pas approcher des tas

c'est à ça que je pense appuyé sur ma pioche

quand je prétends ramasser les pommes de terre

disons plutôt sauver quelques tubercules de la

poussière

rien ne pousse dans la poussière dirait mon père

on l'a pourtant fait dans cette ferme

on a fait prospérer les choux les patates les 

oignons les échalotes (les artichauts très peu)

le blé le foin les betteraves on a fait pousser tout ça

et en même temps ça ne durerait qu'un temps

parce que c'était pas pour nous ce travail-là

c'était fini les petits paysans faites pas comme nous

alors on a fait place à l'industrie les parents

sont morts je ne dis pas qu'ils en sont morts

je ne dis pas non plus que cela ait ensoleillé

leur vie

            cette espèce d'extinction de l'espèce paysanne 

on a pris un train et on a découvert la

poésie contemporaine la sémiologie

et le silence est tombé sur la ferme

ce silence-là – c'est dans les livres de Lovecraft

une ferme silencieuse ça veut dire l'angoisse

une ferme qui se tait c'est quand on veut faire peur

lundi 28 novembre 2022

425. Armand Robin au poste-frontière de Moldavie

J’ai racheté Armand Robin
En Poésie/Gallimard à la librairie Les Idées larges
je me souviens de la joie que me donnaient
ses vers mélancoliques et secoués
les déclamai un jour au poste-frontière
de Moldavie en 1975 où je fus par hasard arrêté
après avoir oublié de descendre du train
avec deux amis étudiants - Le Japonais et Dany Durand

cette vieille souche de poésie gallimarde
je l’ai toujours gardée près de moi mais ne puis
pas plus qu’un vase étrusque ou un vieillard trop la remuer
depuis hier où je passai aux Idées larges
(la librairie de Ludovic Riou à Saint-Nazaire) je détiens l’identique
recueil Ma vie sans moi tout neuf imprimé en 1970
intact et peut-être jamais ouvert

je crois que jamais poète n’écrivit ses vers
si près de ses talus
mais ce semblable livre au premier
ne s’ouvre jamais aux mêmes pages
et c’est un nouveau Robin qui me tient compagnie
sur la route qui va sous sa casquette nouvelle
jusqu’à la frontière moldave

vendredi 12 août 2022

420. La maison du bout du quai



Gilles des brumes est dans sa maison du quai
place Frégate-Aréthuse écoutant sur Spotify Lawrence Zazzo
dans un air d’Attilio Ariosti appelé Freme l’onda
tremble la vague d’atteindre le bout du quai

L’enceinte acoustique en connection UHF Bluetooth© sonne
sous la voûte de planches en forme de barque renversée
torrente che scende chante le contre-ténor — le sopraniste
comme on appelle les chanteurs usant de cette voix
de fausset qui chanterait Ô Loire Ô ma maison

Mais ce n’est pas cela que veulent entendre les passants
ce qu’ils veulent c’est qu’il joue
            
              .   .  Little Cascade  .   .

                .   .   .   .   .

                    .   .   .   .   .

.   .   Gilles atteint le terme
des fatigues dans sa cabane au plafond
lambrissé de sapin brut de la Drôme
il sent dans ses os le roulement du fleuve comme s’il était
couché au fond d’une barque dans toute cette Loire
qui vient battre sur la cale et y ramène des troncs
Non il n’est plus temps d’aller chercher de l’or
labourer n’est plus de son ressort
ni d’aller sur une monture par les forêts
ou dans les mangroves repoussant du pied les alligators
ni même caresser la tête rousse d’une vache dans les prés de Corsept

il ouvre son répertoire d’airs de cornemuse
Salute on the birth of Rory Mor MacLeod  et The little Cascade
le feuillette comme un jardinier visite ses roses
Gilles est un homme libre et son coeur empli d’airs écossais
ne frappe plus aux portes de l’espace sans portes
son âme ne se heurte plus aux fenêtres condamnées
de la pensée chétive qui agite ses petits drapeaux
ne répond plus aux mots d’ordre c’est un homme neuf désormais
lui qui n’a jamais porté d’arme que la bagpipes d’Écosse lui qui
ne fit jamais geindre qu’une cornemuse McCallum de Kilmarnock
et qui deux ans fut l’hôte de son ami le célèbre peintre DCA
pour Dominique Charles Albert

— de même que le voyageur dans les bois
sombres voit une fumée bleue qui flotte dans une clairière
— n’est-ce pas ici qu’il fallait, fraîchement opéré, faire halte
là où un ami lui avait ménagé une couche sans qu’il fût jamais
question de s’acquitter de quelque loyer — c’est ainsi qu’il
put rééduquer son esprit à sentir sourdre les ondes
matinales et se rendre à lui-même — au vol des aigrettes
se rendre au flux qui a brassé et baigné mille kilomètres de rives
et qui s’atteint lui-même au terme de cet enracinement de l’eau
qu’est un fleuve — à sentir son esprit devenir onde
et à y trouver ses propres onguents ses propres liqueurs
émollientes ses propres baumes dans cette eau qui lui dit:

« Depuis tout le temps que tu n’es pas plus toi que cet extrait jaune
                                n’est Loire
            des multiples de toi se sont effilochés aux vents
du destin et de la physiologie — sois heureux de disposer de
deux hanches dont l’une intacte et d’un cérébral indolore
qui régente toutes tes douleurs: qu’un rayon de soleil
frappe le PVC de tes volets et te voici gai de vivre
dans l’ombre mais qu’un tronc d’arbre échoue à tes pieds
arraché de quelque prairie où il faisait de l’ombre
à quinze génisses rousses
                    et te voici inquiet de ce qu’il put
advenir du saule et de ses penchants à s’abandonner au cours
de l’eau — le saule est-il encore dans cette souche et suis-je
dans ce tronc?—
    pourtant Ô sonneur toute cette famille de sentiments divers
forme un seul être un Gilles aussi unique que le tuyau de ta cornemuse »

Ainsi parle la Loire à l’enfant qui n’est plus cet enfant mais
en garde le masque et qui
répétait les airs des Hautes Terres
chacun lui semblant être une portion de lui-même à rassembler
dans la maîtrise du bagpipes — vois-le cet homme qui
feuillette de gauche à droite les pages son album
et sculpte dans le papier mâché une tête de rhinocéros
analogue des musiques qu’il tirait de son chanter (la partie où les doigts
du piper se posent)

Les cent méandres de ces reels (principale danse écossaise qui
semble dit-on au quadrille français par son balancé) conduisent
l’homme jusqu’à sa maison — la maison Highlands la maison Loire
— et entre les deux la maison Gilles
là où l’eau brune devient un lac de Sérénité
devant la grande rade des Quatre Amarres là où furent ancrés les
vaisseaux atlantiques sous les molletons d’avril —
la sienne la maison qu’il a choisie non pour s’étendre aux seuils brodés
de la mer
            mais tel un passeur de Loire resté au guichet de son Paradis
délivrant tickets et formule magique rappelant qu'on part à dix
de l'heure courante

comptable des baveries perdurantes que laissent les nuits de juillet

à son perron —
pour demeurer enfin place Frégate-Aréthuse et tenir son poste de guet
tout le temps que peut durer une nuit d’été quand les vitres
laissent passer les fluides et quand les vagues de lumière jouent
l’hymne de la maison du bout du quai demeurer innombrable
mais unique par cet air qu’il place par dessus tout l’air où il se
rassemble tout entier et redevient le Gilles sous son masque d’enfant
— .   Little cascade   .

 

 420. Mer 20 juillet 2022. La maison du bout du quai

samedi 9 juillet 2022

418. Enfance des vampires (Ode à Charles le Goffic)

Éboulé collège est le vieux Goffic et son Acropole par-dessus Lannion
Je te salue Charles qui aimas les clairs matins orangés
poète et frère d’univers ça se dit dans le club rimaille
collège 1960 décomposé par les pinces de démolition
à terre aussi le dédale des dortoirs où nous allions taiseux-taisés
se cachant de quelque Minotaure croque-minots
et de Phèdre sa soeur sans le cordon d’Ariane (c’est
à Lannion qu’on a inventé le téléphone sans fil)
Goffic bahut disloqué en blocs de labyrinthe
on entend battre dans le béton la latine pulsation

La hanche de titane de ma mère jamais ne m’y visita
son coeur pleurait aux portes vertes
me souviens de père et sa bonne tête de star du muet
de héros de western MGM
s’en vint un mercredi me promener
eus-je jamais plus longue conversation avec lui
que ce jour-là
— alors le latin ça marche
à quoi ça peut bien servir une langue morte
et toutes ces connaissances inutiles
est-ce que mon cheval je lui cause en latin
mais courage paotr et kenavo la traite des vaches n’attend pas —
il donna cinquante centimes au garçon qui m’avait
dépendu de l’internat pour deux heures
conduit aux grilles
et remis en mains propres à Clark Gable
Mam était à la cure de Trestel en rééducation de sa luxation congénitale
— c’est quand la tête fémorale sort du cotyle et fait boîter
mais pour elle cette opération-là n’a jamais bien marché

je me rappelle la petite monnaie versée à la paume
de rien de plus je ne me souviens sinon
de vivre en du temps écharpé et des secondes tournant
sur elles-mêmes comme amputées de la tête
on regarde un vol d’oies cendrées dans les lucarnes

maintenant je t’ai au bout de la plume Goffic phraseur cartilagineux
nez de pion où je vécus
la masse de démantèlement est la bonne scansion pour une ode
un coup dans l’étage des sixièmes un coup dans celui
des réfectoires et la salle de permanence
un autre dans la tête à Pengam le surgé
qui suait la caserne par tous les pores
que j’ai bien dû appeler fasciste pour
qu’il me le rende en d’aussi belles mandales
(paraît que j’étais cash mais alors sans le savoir)
Charles le Goffic
moustache à Charlot collée sur la colline templière de Brelevenez
préfabriqués nous l’étions nous son contenu humanoïde
volaille de blouses grises sur qui la révolution soixante huit
passa d’un sourire sans faire étape

le collège: composant couleur boîte à oeufs
il semble être le regard du monolithe béton sur le polylithe
des porches d’églises où fusionnent les schistes bleus-verts de Lokireg
les granits roses rouges et bleus les lauzes d’ardoise
il fut conçu par un architecte de porcheries nommé Ar Coeur
qui devait s’y connaître en palpitants qui logea les nôtres
chahutés ou charcutés bâtissant pour eux
un petit reliquaire de ciment afin qu’ils n’en sortissent jamais

Cet Oxford des landes fut dessiné sur mesures
pour les enfants élus du Centre national d’études des télécommunications
qui venait de s’implanter dans la ville
— le CNET plateforme de la téléphonie et pôle spatial
inventeur d’une fusée Véronique qui était aussi l’un des prénoms
en vogue chez les filles d’ingénieurs

notre faible savoir d’internes hagards nous le tenions d’elles
nous qui étions des Yvon des Gilbert des Gilles des Michel
aux allures de séquestrés

sans dec quand t’es interne à le goffic
tu penses le goffic tu macères le goffic
et dedans l’interne ça fait barrière placentaire
entre l’air libre et l’amas coagulé

as-tu osé phraser un bout de rime
qui poétiserait l’expérience pensionnat
non pas — ce morbide vertical campus
gloire des sixties d’armorique

te porte au lyrique comme le chat ses tiques
ai dû baver en marge quelques triolets lugubres
mais sans baisers quelles stances neuves
tirer de sa plume qui ne soient des regrets

prends-toi celle-ci bavent les nazillons à la récré
tripleurs de gnons ils hitlérisent l’ordinaire
et composent des albums perso du 3e Reich
t’as-vu c’est lui avec Eva sur la montagne

Un autre point de vue est celui qu’a des
années goffic mon frère cadet
JJ se vit texto comme un lapin de garenne pris
dans un clapier avec grave ext

inction du vital principe en interne
comme de mourir à feu moindre
étrange comme nous ne vîmes peu
mon frère et moi nous croisant

au hasard des colonnes pensionnaires
Tardif devant et Le Louz derrière
nous saluant de loin
salut semble dire JJ j’étais ton frère dans la
vie extérieure

puis son carnet de notes en baisse tendancielle il
quitta le caisson par rétropédalage
au Collège d’enseignement général
CEG du canton de Plestin où pas
d’ingénieurs ni de filles de
mais tout le reste garenne lapin et gamin

— et j’en reviens aux Albertine de la conquête spatiale
et à l’affligé ton prosi-prosa du départ —

notre faible savoir sur les choses inutiles de la vie moderne
nous le prenions exclusivement des lèvres de Véronique de Gaby
leur savoir était au nôtre ce que la lune est aux betteraves

les filles d’ingénieurs savent tout Pierre Boulez Pierre Henry
la musique électroacoustique Cat Stevens Albert Camus
Henry Miller Sexus Lady d’Arbanville les trous noirs le big bang
hautement la minijupe écossaise
toute la culture du breizh cap canaveral dans nos ciboulots d’artichauts

ce charmant petit bagne où vient battre l’Éros du temps
le voici recyclé en
écoquartier sur les hauteurs de Lannion sorte de parc Borghese
avec vue sur la basilique Saint-Jean-du-Baly
c’en est à en perdre la voix cette voix inemployée
et se songer en sa blouse gémissante
allant dans les dortoirs cherchant qui lui dirait si le jour vient
il est dans ton dos ami tourne sur toi-même et tu
                            verras

arrivé croyant au communisme et à la résurrection des morts
tout à la fois et à tout ce qui pouvait favoriser la fuite
l’ami Cowil dévoilait son plan d’évasion
par voie maritime comme en l’an quarante
il se voyant déjà voguer sur le Brooklyn Ferry
obstiné tu labourais tes rimes pauvres
sur la trace fertile des héros de l’air
croyais suivre la veine de l’aviation
qui puise dans la fraîche substance de l’espace
tu pensais cela que la graine peut lever dans un mur
et passer sans crier gare du passif à l’actif
l’écrire et le dire sur la paroi infinie des ciels orangés

nous avons tant dormi en toi cadavre goffiesque
et tant d’ennui diffusé par tes organes nous a donné
des rêves d’étages en de plus nobles mortiers
qui disaient des lèvres bleues et des
yeux montants à la lampe mourante
des yeux se crevaient aux parois préfabriquées
des mâts jumeaux dressaient les toiles des chapiteaux
on allait par deux sur le sentier de halage
par ricochets la pensée joignait les pointes vives
de ton coeur toi qui menais la licorne aux étables

je fus garçon marchant sur les façades
cherchant la faille par quoi atteindre le coeur du glacier
des glaces kim cône dérober cette folle envie d’où venait-elle
écrivant des romans textuels loués à la journée
pour meubler la grisaille des boxes
les chemins étaient coupés jamais tu n’y marcherais
en chantant cette chanson sans air et sans paroles
qui conte l’enfance des vampires

jeudi 26 mai 2022

401. Poème du Douron *




Le plus dur est fait quatre sacs de poèmes hissés à dos d’homme
au grenier maintenant laissons-nous porter sur les eaux douronnes

jusqu’au temps où parlant de vers libres le professeur de lettres
avait un rictus — l’heureux temps des rimes bienséantes

le temps où les choses étaient comme il faut — comme
des chemises repassées ou comme un poème d’Albert Samain

la rivière la plus proche de la ferme s’appelait Douron
le breton a ce mot-là pour dire l’eau: dour

dour est un mot un peu dur pour parler d’eau
il ressemble au noble Douro qui prend sa source

dans une sierra et les deux — grand d’Espagne petit de Bretagne
ont une même source dans la langue: dubro

le fleuve Douron naît au pays de Scrignac le maquis finistérien
et se jette à Toul an Hery vieux port d’Armorique

et comme dans un poème en vers libres de Valéry Larbaud
la truite douronne et songe comme la vie est douce dans le Douron

tel le saumon qui rejoint les eaux douces de sa naissance
j’aimerais remonter le Douron
pour boire un verre de cidre à Scrignac

25 mai

 

* Je poursuis ici le projet commencé le 2 février 2021 et achevé 365 jours plus tard, mis en forme dans un manuscrit intitulé: "Quitter la terre".

vendredi 22 avril 2022

370. Quatrième balcon

Quatrième balcon  Leonard Bernstein
 opéra Garnier   A Quiet Place 
pourquoi le nier j’y fus un béotien
    à qui la place n’est pas quiète
si elle n’a l’empan d’une charrette

Puis j’allai à la Maison de la poésie pour y
trouver un ami qui célébrait
la mémoire d’un poète de haut rang
    pour qui « la poésie
était toujours décevante » — mais so chic
de trépasser en moire lamée de paroles
et quelle douce vie celle de bourgeois de Paris
sur mol duvet de poésie assis

L’ami n’en crut pas ses yeux de
    me voir après des lustres et tel
le charretier arrivant de Quimper-Corentin — une éclipse
de quarante années qui sont autant de poèmes
non-écrits comme
au sortir d’un hiver de l’esprit
m’y sentis tel un bolet dans panier de morilles

Y vis les princes du vers vague en si belle étoffe
de beaux yeux des chevelures rousses
Florence Jacques ou Zoé
à une poignée de mains de René et de Martin
           
Ne m'attardai pas sur l’échine de sphinx de
    Notre-Dame ni sur les flèches
de Paris au couchant
    mais vis un dernier éclair de couchant
sur le feuillage d’or de
    la Poésie et l’Harmonie nos amies d’antan
au pinacle de l’opéra Garnier
—  des poèmes qui pieusement furent dits
n’en compris un traître mot

lundi 6 décembre 2021

311. Chanson composée après avoir rêvé d’une ville d’eaux

Oui vous avez rêvé et décembre vous éveille
il vous surprend dans un demi-sommeil
ce sont rêves et repos de ville thermale
sorbets couleur de lune et paroles suaves
vous y seriez allé afin d’offrir
une langueur persistante au poème des flots
et de vous livrer à la chanson des matelots

Vous auriez choisi quelque planète modeste
à l’écart des villes et des grotesques
vous désiriez — non pas un lieu mais ces mots
ville d’eaux — quelles distances n’aurez-vous pas
parcourues pour trouver les beautés
d’un lac aux eaux glaciaires et d’une folie
qui vous poursuit et vous dicte des ballades
sur le temps qui fuit et le goût des fleurs
lorsque d’un torrent l’on se sent traversé

Vous auriez pensé en contemplant la voie lactée
qui chavire dans les hortensias
couleur d’ail perdu et coque rouillée
comme il est doux de s’accouder à une balustrade
et de s’éprouver mortel sous la lune citron pâle

dimanche 21 novembre 2021

Des années où les étudiants maoïstes nous aidèrent aux travaux d'été

Quand les étudiants maoïstes débarquent en mai 69
nous avions déjà tracé une croix
sur les rêves d’une vie harmonieuse
retranchés des solutions universelles et peu enclins
à défaire ce qui s’était fait avec l’accord
des savoirs instinctifs


La nouvelle doctrine entrait dans les faits
on parlait d’un grand bond technologique
ce qui dans tous les pays du monde a le même sens
mécanisation
sélection génétique du bétail
industrialisation de l’élevage
usage des pesticides
remembrement des terres
épuration de la campagne
tous procédés qui feront du paysan
un farmer accompli —

J’ai treize ou quatorze ans et la peine terrienne
née du sentiment d’échec de la génération mutilée de son espace
de l’évacuation planifiée qui gagne
a déjà planté ses griffes sur les épaules des parents
peu disposés à se défaire des intuitions ancestrales
et de la connaissance des échanges substantiels
entre rhizomes et racines

Pourtant nous les aimions ces jeunes gens
amoureux de la liberté et de la tyrannie
Mao leur Baal Hammon et son rival
ce chien de Tchang Kaï-chek
parfois enfants d’ouvriers
ou de bonne bourgeoisie pour nous c’était tout comme
venus nous enseigner la révolution prolétarienne
à nous autres paysandaille enfichée en parcelle
et cousue en terreuse cuirasse

en ce désert où nous étions oblats
et peu ouverts au prêche
ils trouvèrent pourtant à qui parler

C’est qu’ils s’y entendaient les maos à ramasser
en une paire de jours l’hectare de patates
et venant nous parler
égayaient notre solitude

à l’heure de l’angélus
Ils nous faisaient lire La Chine en construction
périodique imprimé sur papier cigarette
nous qui choisissions le livre selon son peu
d’épaisseur et de prix plutôt Vol de nuit que Guerre et Paix
Déversaient sur nous toute la bibliothèque révolutionnaire
À quatorze ans ein bisschen étouffe-croquant — je cite
Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt
De la juste solution des contradictions au sein du peuple
Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine
Questions de stratégie dans la guerre anti-japonaise des partisans
L’Impérialisme stade suprême du capitalisme
Le Marxisme et les problèmes de linguistique
Face au révisionnisme
À propos du bilan de l'exécution des thèses sur la question rurale

— critiquaient la fiction la musique occidentales
tout ça n’est pas la réalité elle est de l’autre côté
de la fenêtre la réalité

ne le savait-on pas assez

Nous eûmes les honneurs
d’une descente de gendarmerie sur le kolkhoze Kervoriou
On apprend de source sûre
que vous hébergez dangereux activistes
prochinois — père alors tenait sa grande scène
Il fut digne d’un tableau de l’opéra de Pékin
torse en avant ses yeux gris-bleus tutoyant le képi
Ces jeunes sont mes hôtes n’y touche point

puis la vague des camarades tarit nous répétions toujours
comme un mantra enfantin ce chien de Chiang Kai-shek
quelques uns les années passant restèrent nos amis
Je me rappelle surtout Béatrice
la dernière garde rouge
la prochinoise apprêtait avec art les meules de paille
et dévalait les charretées
comme dans un film de Sergueï Eisenstein

Béatrice dont les épaules émouvantes
me firent sentir moins longues les journées
dans les champs de pomme de terre

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

vendredi 29 octobre 2021

Nuages



D’un coup d’aile
comme si tu avais
marché aux nuages
à tout considérer
c’est un petit trajet
pour aller saluer René
dans son nouvel appartement
boulevard de la Liberté
à la dernière tentative
pour lui rendre visite un motard
s’était tué sur Cheviré
impossible de passer la Loire
tout le pont bloqué
un poids-lourd l’avait écrasé
le chauffeur en état de choc
me dit René c’était
dans Presse-Océan

Voulais lui remettre
l’aquarelle promise
une vue de chalet suisse
d’après tutoriel vidéo exécutée
à mes débuts dans l’exercice
de la peinture en souvenir
d’un autre chalet qu’il avait
construit acte inconscient
m’en aperçois seulement
maintenant en l’écrivant
tu te débrouilles sacrément bien
j’ai senti qu’il le pensait
et le compliment m’a touché
je lui ai aussi donné le poème
sur sa Nicole celui qui l’avait
fait pigner lui son légionnaire
il m’avait dit au téléphone
Baudelaire n’aurait pas mieux fait
le chalet et le poème allaient rejoindre
la photo souvenir de Nicole au séjour
on a parlé des géraniums
c’est elle qui les rentrait l’hiver
et de la tempête de la nuit passée
et puis de la pose de son épithèse
invisible près de l’oeil
dans sa bonne tête de Belmondo
ça t’en bouche un coin
des fois le soir je l’enlève
ça gêne plus personne maintenant
et je lis le soir plus de télé
un peu de tabac je dis pas et le
vin un peu pas du bordeaux
t’en souviens-tu au temps qu’on a construit
au moment qu’elle fut souffrante
le chalet de ta grande fille

j’avais pas perdu la main
depuis la Mauritanie
et mes gaberneaux de chantier
en bordure du désert
pas un palace pas le lido
un bon petit vin c’était
il filait bien après l’effort
ils en font aussi pour le visage
des marins tapés par le soleil
Ce devait être à la même
époque de l’année deux mille neuf
toute fin octobre
le trente-cinq tonnes avait
bloqué la rue et déchargé ses
planches qu’on a bien rangées
sur la terrasse Elle regardait
pensive sa nouvelle cabane
ses amies l’appelaient Heidi
ce regard pensif me hante
comme une idée de dernier séjour
dans un visage de jeune fille
Je ne reçois plus dit-il que
de rares visites le gamin
oui maintenant il vient
après toutes ces
après tout ce temps d’ombre
on n’en sort pas indemne
et puis la beauté sa petite-fille
cheveux bouclés noirs Semiramis
petit fauve bondissant
épaules de belle tournure
lumière des jours de René

Pris le C1 toujours la même
voix synthétique et pénitentiaire
« le masque est obligatoire »
vis l’exposition sur l’esclavage
le plan de la Marie-Séraphique
avec à l’entrepont
ses esclaves bien rangés afin
que vous puissiez sucrer votre thé
un café au musée d’arts de Nantes
y reconnais la blondeur
boticellienne d’Ambra Senatore
déjeunant avec son équipe
du centre chorégraphique
tordait ses cheveux en parlant
j’ai vu qu’elle donne une pièce
dont le titre est
Il nous faut une secrétaire

le souffle atlantique animait
la rue Joffre où je passai
dire bonjour à la Vie devant soi
depuis si longtemps
Charlotte la libraire embrassai
achetai un livre de Sarah Chiche
Saturne dédié
aux vulnérables et endeuillés
nous nous sommes rappelés
une rencontre autour d’un roman
confidentiel que j’avais rêvé
tous les exemplaires avaient été
vendus cette journée-là
Do m’avait alors dit
on aimerait maintenant
te voir écrire des poèmes
tu as raison ça peut se tenter

un homme entre et dit j’aime
le nouvel Astérix vous voyez bien
qu’il n’est pas utile de viser si haut
nul besoin de vivre dans un phare
pour rencontrer la muse
Le chronobus C1 c’est
mon Guernesey à moi
bel observatoire pour voir
s’écheveler les comètes
Descendis à Chantenay
où nous habitâmes vingt ans
toujours un détour pour ne
pas passer par la rue Garibaldi
vingt ans y vécûmes
ces vingt ans nous ont vaincus
d’ici nous étions bien trop loin
pour entendre la grande voix qui console
pour entendre la mer

 262. Jeudi 21 octobre. Nuages

vendredi 22 octobre 2021

260. Les monts qu’ont-ils de mieux que les méandres

Les monts qu’ont-ils de mieux que les méandres
et cet évasement sur l’horizon — quoi de mieux
que ce boutoir qui fait frémir décembre
et qui, froissant ses ébauches de châteaux,

d’un pont l’autre recalibre ses assauts
sous le regard des promeneuses de romans:
Dames des donjons et reines abandonnées
accoudées aux promontoires de la Touraine.

Leurs lèvres portent encore le baiser de malvoisie
une comète d’herbes tremble à leur chapeau
En velours cramoisi on voit ces héroïnes
perchées et retenant un ruban inquiet.

Elles ont les mains patientes et des crinolines
qu’on voit gonfler aux soirs de juillet.
Elles marchent, sabliers murmurants,
jusqu’aux lierres du pont Saint-Cyr

pour sentir le vent des petites mers
et rêver sur les brumes de Champtoceaux;
Là-bas, les nuages sont des glaciers mourants.

Pour ouvrir le bal, elle tendent la main,
ignorant les guenilles que le fleuve met à ses balcons,
et les yeux d’un fauve qui hume à pleins flacons
ses proies, et montre les crocs au ciel de Mindin.

mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse*


...

coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

...

 ...

(*Extrait du roman: A quoi rêvent les martyrs, parution 2025)

 



lundi 4 octobre 2021

Le blues d'Issa au resto des SDF

Toute une ambiance aux Restos ! Issa, ici devant sa barquette, se réchauffe le cœur en soufflant un air d'harmonica

Les Restos du coeur ont lancé, hier <30 novembre 2007> leur 23e campagne d'hiver. Au centre d'accueil de jour des SDF nantais, ils servent 90 repas chaque midi. 
 
 
« Quand on en sera au fromage, il y aura un peu d'Alzheimer ! » C'est Mamie qui passe les barquettes. Elle fait un malheur, Mamie, avec son Leerdamer.
Ici, c'est le centre d'accueil de jour des Restos du coeur. 7, rue de la Galissonnière, à Nantes. Pas difficile à trouver. Il suffit de suivre les grands noms de l'astronomie, Cassini et Copernic. Vous rasez les puissantes voitures garées le long des trottoirs et vous tournez à gauche. Là, à cent mètres, c'est la galaxie SDF.
Issa finit sa Kro posée sur une poubelle. « C'est leur cantine, leur chez eux, alors ils n'aiment pas trop être embêtés », prévient Sylvie Rateau, la présidente des Restos. Profil bas, vous entrez. « Tu peux te mettre là », me dit Gérard, le directeur du lieu. Ça réchauffe le coeur d'être accepté.

« Les keufs m'ont serré »

Il y a donc Mamie, « une vieille des Restos, depuis 1988 », parmi quinze bénévoles. C'est elle qui distribue : « Taboulé ? Carotte ? Macédoine ? » C'est elle qui pigne pour qu'on ramène les gobelets de plastique, et qui les lave. Il y a Mario au micro-ondes, qui tourne à plein régime pour réchauffer les 90 plats du midi.
Parmi les convives, il y a le vieux briscard qui aligne les vannes : « Pourquoi changer ? Pour être plus con ? » Lui, il a son logement. C'est aussi le cas de Salam, qui discute dehors. RMI, logé, mal logé. Il râle. « Les keufs m'ont serré au Champ de Mars. Je vendais des livres sur le trottoir. 20 centimes l'exemplaire, histoire de boucler le mois. »
Il cligne des yeux. Affûté comme un crayon. Un crayon à mine dure, mais cassante. Raconte son appartement insalubre. Les chiottes bouchées pendant deux ans. Le refus du proprio de réparer. « Une formation ? Non, j'ai une dépression. J'ai peur de me retrouver à la rue. Mon appart, je le supporte plus. Le parquet est rongé. Je chope des microbes. »
Issa a fini sa bière et s'assied. Salue ses amis, poings collés, poing au coeur. Eux vivent en squat.

« J'avais un groupe »

Le micro-onde fait sauter le compteur. « Jo-yeux zanni-versaiiire ! » Re-lumière. Entrée sans porc pour Issa, Sénégalais musulman. « Il aime pas le porc, c'est pas un grand voyageur, ah ah ! », plaisante Mario.
À côté du passe-plat, une petite bibliothèque. Thierry cherche de l'index un livre qu'il n'aurait pas encore lu.
Il y a une place libre devant Issa. Il m'y invite : « Il faut communiquer dans la vie. J'espère qu'il a dit vrai Sarko, sur le droit au logement sans caution. Même si on a l'aide de la Caisse des allocations familiales, les propriétaires ne veulent pas nous loger. » 
Issa dort au foyer Saint-Benoît
Ses allers-retours entre Chantenay, les Assedic, la Caf, l'ANPE.  
« Faut être là à dix heures, sinon il te reste les squats. Dans la rue, tu bois pour te réchauffer. Si tu arrives bourré, t'es viré. Au bout de trois fois, viré définitif. Quand t'es à la rue, tu ne cherches même plus de travail. T'as mal dormi. Le gars ne s'en sort que s'il est posé. »
Issa a un brevet hôtellerie. Quelques remplacements à la Mutualité et au Lieu Unique. Trop courts. Il a dévissé le jour où sa meuf « s'est barrée ». Il me laisse son numéro de portable. L'autre objet qui ne le quitte jamais, c'est son harmonica Hohner « marine band » en mi, le même que Dylan. « J'avais un groupe. J'étais bon à l'harmonica. »
Allez Issa, play it for me, joue-le pour moi. Issa joue. S'interrompt pour me dire : « Mais tu ne manges même pas ? »
Thierry a trouvé à lire. 
Un livre qui parle de la planète et des liens entre ses habitants. Comme l'indique son titre : Terre des hommes.
 
Daniel MORVAN.


‎samedi‎ ‎1‎ ‎décembre‎ ‎2007
852 mots
ouest-france
 
 

lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

mercredi 5 mai 2021

93. Nuit

La ville où je vis est en forme d’amande
Cette cité fut une île et tient son origine
De ce que les eaux ont ce pouvoir
de faire naître des villes où elles creusent des lits

Tout ici appelle aux reconnaissances
aux tumultes d’appareillage tout y appelle même
Les frayères à limandes et les migrations des civelles
L’eau qui va invite à rejoindre l’identique envol

Cependant que le pied suivait le chemin d’arène
Vers la luisante berge où se raffinent les huiles
Et les cheminées qui formaient un dôme de soufre
Sur les jardins mouvants et les portes de la ville

Ce chemin n’était pas le tien qui longeais sans désir
le bord de l’eau au reflux de la marée
Voir et sentir ne te sont aucune joie c’est la nuit
que tu veux c’est elle qui t’emporte

samedi 24 avril 2021

82. Vendredi 25. Satory

Sorti de grande école chacun
pour s’acquitter du devoir national
avait accès à stalle sommitale
en consulat ou lycée français
Beyrouth Moscou New York
Timor oriental palais gouvernemental
piédestal ornemental
plus que guérite chef-lieu du Cantal    —
je ne sais quelle maladresse
piston crevé d’un général
deux étoiles et demie
entrevu du côté de Saint-Servan
(ami du père de cothurne)
me fit retrouver mes frères de classe
bombardé deuxième pompe
au régiment du train
Caserne Satory —là même
où furent fusillés en 1871
Vingt-sept communards
Dos au polygone d’artillerie
qu’on appelle mur des Fédérés
Louise Michel y fut détenue
avant d’être déportée—
Satory est au 35 tonnes
ce que Sartre est au néant
Tentai donc négociation frontale
afin de solliciter fissa
un poste genre Établissement
 cinématographique et
photographique des armées
ECPA? s’interloqua colon
dans un rire fractal
Côté cinéma on a ce qui faut
du Riefenstal
à la pelle et du Truffaut
plus qu’il n'en faut
du moins ici vous apprendrez
à camionner
ça peut servir dans l’existence
à défaut d’être le nouveau Rivette
Tout se termina bloc des fous
pour dissociation psychique
bouclez et réformez-moi ça
Principe de réel leçon une
le réel c’est l’impossible
dit Jacques Lacan je réfute
Possible il l’est
Satory en est la preuve

samedi 27 mars 2021

53. Clef de huit

Jour après jour divers aperçus
de l’existence sont ici évoqués
en vers pairs conçus
dans un mètre corseté
Pour bricoler à sa guise
Enfiler bleu de chauffe 

clef de huit en poche
Puis édifier mode Eiffel
Une tour d’octosyllabes

Docte parenthèse: —
l’octo apparaît au dixième
siècle dans une vie de saint
et dans les 129 quatrains
de la Passion de Clermont
Huit syllabes petite barque
Pour haute mer et rivière
On le dit de peu d’étoffe
style bout-rimé de pot d’adieu
Le valet de pied du vers françois
Court si l’on veut du court
Étirable au gré des foules
selon la longueur des houles
Dans tous les genres, antique
et breton, en dizain, en neuvain
En carré magique (autant de syl-
labes que de vers)
Parfois une alternance
de sept huit syllabes déclenche
un effet d’accélération
(énergumènes Prigent Cadio
le boostent façon turbo —
Fin du pédant topo)
Octosyllabe tube à essai
cristallise le mémorable
phénomène de ce vendredi
vingt-six mars où peu de choses
se sont passées en apparence
le monde roulait ses cadences
Merkel tance la France
Classée à haut risque viro
logique par Berlin
trafic mondial ralenti par
porte-conteneurs Ever Given
monstre de quatre cent mètres
en travers dans le canal
de Suez, mort d’un cinéaste
Trop popu pour les bobos
trop chichi pour les prolos
Collision ferroviaire en Égypte
Locos De-Luxe en frontal
32 trépassés Sanction dissuasive
Exigée par président Sissi
Échappe-t-on à l’octo sur la terre?
Dites-le moi seulement
au cas contraire et dans quel script
faut-il vous le dire pour être compris

Je voudrais dans ce coffret
de huit syllabes conserver
Ainsi qu’une capsule temporelle
une file d’attente de poissonnerie
extérieure juste à la sortie
des chantiers de l’Atlantique
Sous les tourelles et les bielles
Du prochain paquebot XXL
barcasse pathétique
est Virtuosa pas un caïque
Babel de manchots à fric
Départ le premier avril
7 h 45 à la marée
2421 cabines 6334 passagers
21 bistrots, barman humanoïde
Kitsch façon Raoul Georgette
Roulette blanquette piquette
Bétaillère climatisée
Au moins ça leur fait du boulot
Ça ou compter les bulots
Dit Roger au blond à collier
(Jésus en guitariste crucifié)
Tout cela vous a un côté
Fin du monde vivement Gibraltar
Va pas gêner la croisière
Virtuosa de tes galères
L’Humanoïde te sert un Spritz
avec voix et expressions Ritz
pour une expérience de
bar totalement immersive
Le ferons-nous seulement ce voyage