lundi 25 avril 2016

[Archives] Quand Ernst Jünger traduisait Guy Môcquet en allemand






En 1941, le gouverneur militaire de la France occupée, hostile aux exécutions d'otages en représailles, confie à Ernst Jünger, officier de son état-major, la tâche de rédiger un rapport pour les temps à venir sur la lutte contre les ordres sanglants d'Hitler. Cette hostilité n'était pas foncière, devait ensuite découvrir Jünger, mais fut dictée à Otto von Stülpnagel (le gouverneur allemand) par des considérations pratiques de productivité et de gestion: "les industries fourniraient d'autant plus que les choses iraient sans accroc dans ce pays". La rédaction du mémorandum est décidée par le gouverneur allemand après les attentats de Nantes et Bordeaux les 20 et 21 octobre 1941. Ayant accès aux lettres des fusillés de Chateaubriand, Jünger décide de les traduire et de les inclure dans son rapport. "Cette lecture m'a ému pour une raison particulière, écrit l'auteur. J'avais annexé à mon rapport la traduction des lettres dans lesquelles les victimes nantaises disaient adieu à leurs proches, juste avant de mourir. Ces pages reflètent la grandeur à laquelle atteint l'homme lorsqu'il a renoncé à toute volonté, abandonné tout espoir. D'autres signaux sont alors hissés. La peur et la haine s'effacent; et ressort l'image impolluée de l'homme. Le monde des assassins, des vengeurs féroces, des masses aussi aveugles que leurs maîtres sombre dans les ténèbres; une grande lumière émet déjà ses premières lueurs." Bien au-delà des proses parisiennes de Jünger, dont certains passages restent controversés, la traduction des lettres d'otages par Jünger semble bien relever d'un geste politique. Un geste sans doute plus significatif que la lettre même du rapport de Jünger, qui se sent moralement tenu à la plus grande réserve dans cet exercice d'un rapport d'état-major contre les exécutions, réalisé par un officier de la force occupante. Jünger dit cependant que les condamnés de Chateaubriant et Nantes "ont été remarquables par le calme et la fermeté de leur attitude", et exprime ensuite en termes nets sa condamnation: "L'attentat contre le Feldkommandant Hotz revêt une importance particulière dans la mesure où il est lié à un changement de méthode décisif. Bien au-delà, on peut y associer une réflexion systématique quant à la question de savoir s'il offrait un sens de persévérer dans cette direction qui donna naissance à une modification profonde de la relation entre les troupes d'occupation et le pays vaincu, et même entre les deux peuples." La traduction en allemand, dans ce recueil qui contient toutes les lettres des otages de Nantes, de dix lettres inédites (absentes des éditions françaises), est une manière de recevoir l'hommage de l'officier Jünger à ceux dont il salue la grandeur.
Oui, un allemand a traduit Guy Môcquet et les autres lettres d'otages, dans sa langue, en 1941.
D.M.

Ernst Jünger: Sur les otages, avec une préface de Volker Schlöndorf. Les Belles lettres, 168 pages, 17€.

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