dimanche 21 novembre 2021

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

vendredi 29 octobre 2021

Nuages



D’un coup d’aile
comme si tu avais
marché aux nuages
à tout considérer
c’est un petit trajet
pour aller saluer René
dans son nouvel appartement
boulevard de la Liberté
à la dernière tentative
pour lui rendre visite un motard
s’était tué sur Cheviré
impossible de passer la Loire
tout le pont bloqué
un poids-lourd l’avait écrasé
le chauffeur en état de choc
me dit René c’était
dans Presse-Océan

Voulais lui remettre
l’aquarelle promise
une vue de chalet suisse
d’après tutoriel vidéo exécutée
à mes débuts dans l’exercice
de la peinture en souvenir
d’un autre chalet qu’il avait
construit acte inconscient
m’en aperçois seulement
maintenant en l’écrivant
tu te débrouilles sacrément bien
j’ai senti qu’il le pensait
et le compliment m’a touché
je lui ai aussi donné le poème
sur sa Nicole celui qui l’avait
fait pigner lui son légionnaire
il m’avait dit au téléphone
Baudelaire n’aurait pas mieux fait
le chalet et le poème allaient rejoindre
la photo souvenir de Nicole au séjour
on a parlé des géraniums
c’est elle qui les rentrait l’hiver
et de la tempête de la nuit passée
et puis de la pose de son épithèse
invisible près de l’oeil
dans sa bonne tête de Belmondo
ça t’en bouche un coin
des fois le soir je l’enlève
ça gêne plus personne maintenant
et je lis le soir plus de télé
un peu de tabac je dis pas et le
vin un peu pas du bordeaux
t’en souviens-tu au temps qu’on a construit
au moment qu’elle fut souffrante
le chalet de ta grande fille

j’avais pas perdu la main
depuis la Mauritanie
et mes gaberneaux de chantier
en bordure du désert
pas un palace pas le lido
un bon petit vin c’était
il filait bien après l’effort
ils en font aussi pour le visage
des marins tapés par le soleil
Ce devait être à la même
époque de l’année deux mille neuf
toute fin octobre
le trente-cinq tonnes avait
bloqué la rue et déchargé ses
planches qu’on a bien rangées
sur la terrasse Elle regardait
pensive sa nouvelle cabane
ses amies l’appelaient Heidi
ce regard pensif me hante
comme une idée de dernier séjour
dans un visage de jeune fille
Je ne reçois plus dit-il que
de rares visites le gamin
oui maintenant il vient
après toutes ces
après tout ce temps d’ombre
on n’en sort pas indemne
et puis la beauté sa petite-fille
cheveux bouclés noirs Semiramis
petit fauve bondissant
épaules de belle tournure
lumière des jours de René

Pris le C1 toujours la même
voix synthétique et pénitentiaire
« le masque est obligatoire »
vis l’exposition sur l’esclavage
le plan de la Marie-Séraphique
avec à l’entrepont
ses esclaves bien rangés afin
que vous puissiez sucrer votre thé
un café au musée d’arts de Nantes
y reconnais la blondeur
boticellienne d’Ambra Senatore
déjeunant avec son équipe
du centre chorégraphique
tordait ses cheveux en parlant
j’ai vu qu’elle donne une pièce
dont le titre est
Il nous faut une secrétaire

le souffle atlantique animait
la rue Joffre où je passai
dire bonjour à la Vie devant soi
depuis si longtemps
Charlotte la libraire embrassai
achetai un livre de Sarah Chiche
Saturne dédié
aux vulnérables et endeuillés
nous nous sommes rappelés
une rencontre autour d’un roman
confidentiel que j’avais rêvé
tous les exemplaires avaient été
vendus cette journée-là
Do m’avait alors dit
on aimerait maintenant
te voir écrire des poèmes
tu as raison ça peut se tenter

un homme entre et dit j’aime
le nouvel Astérix vous voyez bien
qu’il n’est pas utile de viser si haut
nul besoin de vivre dans un phare
pour rencontrer la muse
Le chronobus C1 c’est
mon Guernesey à moi
bel observatoire pour voir
s’écheveler les comètes
Descendis à Chantenay
où nous habitâmes vingt ans
toujours un détour pour ne
pas passer par la rue Garibaldi
vingt ans y vécûmes
ces vingt ans nous ont vaincus
d’ici nous étions bien trop loin
pour entendre la grande voix qui console
pour entendre la mer

 262. Jeudi 21 octobre. Nuages

mercredi 20 octobre 2021

Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse


...

coll. Musée de la Résistance nationale / Champigny, fonds Amicale de Châteaubriant-Voves-Rouillé
 

 

« Quoi, vous ne savez pas? Ils vont fusiller aussi le gosse.» 

Celui qui parlait ainsi à Marianne était un homme monté sur un cheval, qui s’était arrêté devant elle, parce que les deux montures étaient cousines, assura-t-il. On laissa les deux rouans se saluer en hochant de contentement, comme si la foule, toute traversée par le bruit montant du crime, ne pouvait rendre rien de mieux que cette sculpture vivante d’un palefrenier à cru; une statue équestre allant dans le public, traversant les visages de fantômes des femmes qui répétaient les deux syllabes, comme elles eussent prononcé le nom du Crucifié. Ce gros bourrelier monté en amazone fut pour Marianne une vision d’Alexandre au milieu d’une place impériale, ce cavalier qui entre les étals de boucherie et les robes gonflées de porte-monnaies venait vers elle pour lui dire le nom du garçon qu’on allait assassiner, un amour d’enfant pour lequel on remplissait de balles des chargeurs: Môquet. Oui, ils ont désigné Môquet parmi les fusillés. Un enfant qui avait salué les copains comme pour sauver jusqu’au bout l’enchantement des amours invécues, pour ne pas déchoir devant un prêtre, et devant cet officier français qui avait appelé son nom avec le sourire pincé des damnés.

Marianne se pétrissait encore les lèvres comme pour prononcer le nom, et s’adressait au nouveau cheval: « Mais ils vont en tuer combien des garçons comme lui? » la statue équestre répondit ou elle crut l’entendre: « Qu’est-ce que tu crois, que ça serait le premier gosse qu’ils collent au poteau? Ils font ça pour qu’on les aime, petite, qu’on baise leur évangile de mort les yeux fermés, et qu’on devienne leurs esclaves, c’est ça la vérité de Môquet et c’est pour ça qu’on dit son nom. Il n’est pas seul, ils sont vingt-sept rien qu’ici. Lui, c’est le fils de Prosper Môquet, cheminot, député communiste de Paris, arrêté en trente neuf et déporté en Algérie. Guy, c’est du gavroche semeur de papillons, des tracts qu’il a collés dans tout Paris: « Libérez Prosper Môquet, jeté en prison par Daladier pour avoir voulu la paix ». Si c’est pas la misère de fusiller un petit pour collage de mots. Guy est ici, au camp de Choisel, depuis le 14 mai dernier. Tout cela au nom du travail, de la famille et de la patrie. Je dirais plutôt tracas, famine, patrouille. »
Titubante dans le bruit des voix elle ne comprenait plus cette histoire de papillons dans Paris, elle ne voyait pas le lien entre l’enfant écrivant sur les murs le nom de son père et le noyau d’acier qui allait lui percer le corps, pas plus qu’elle ne percevait le sens de ce bourrelier à cheval, auprès de qui apparut son paysan, portant à l’épaule sa bride, son mors et ses oeillères toutes neuves. « Nous voilà équipés pour au moins dix ans », dit Pleure-l’été, sans prêter attention au mouvement d’horreur qui convulsait la foule. « Tenez, c’est pour vous », ajouta-t-il en lui collant un bouquet d’oeillets dans les mains, qu’elle saisit et porta à son épaule pour le bercer.
Elle s’éveilla tout à fait car le paysan la pressait. Le bourrelier à cheval avait disparu, Marianne suivait en esprit la soutane jusque dans les cabanes, elle s’agenouillait avec le prêtre, les sacrifiés lui parlaient des martyrs chrétiens, elle donnait du papier aux condamnés, elle écrivait les adieux, elle regardait des hommes fumer leur dernier tabac gris, et toujours ce nom qui revenait toujours, Môquet, comme s’il avait été une balle dans la poitrine de chacun, et de chaque poitrine monta le vieux chant des fédérés marseillais de 1792. Les blouses noires et les capelines du marché de Châteaubriant se tournèrent toutes vers le camp, d’où l’hymne s’élevait comme une colonne de feu. Les vingt-sept montés dans trois camions, ce ne furent pas vingt-sept voix mais quatre cents, tous les prisonniers du camp hors des baraques pour fracasser le bleu du ciel avec le Chant de guerre de l’armée du Rhin. Le chant monta dans les camions vers la carrière de sable, traversa la place de marché, et ce fut Tremblez ennemis de la France, le peuple souverain s’avance, ce fut comme un convoi de peste traversant une ville morte, et une main noire s’étendit sur le marché comme les remorques prenaient la route de la Sablière, une poigne invisible qui pétrissait chaque visage, refaçonnait un homme, donnait à chacun une bouche de colère et le nommait Môquet, maître du chant de sa propre mise à mort.
Le chant ne s’arrêtait pas, après l’air des armées de l’an II, après l’hymne chanté le soir de la bataille de Fleurus sur les cadavres de l’Europe des princes coalisés, ce fut une voix seule qui fit courir une longue lézarde dans le ciel, une aria de la jeunesse où Guy Môquet tenait la seule voix, adressée aux blouses foraines, aux capelines des laitières, aux tabliers des bouchers, aux pognes des forgerons et aux chapeaux des fleuristes, à tout ce qui sur la terre peut serrer, pétrir et caresser; trembler, se souvenir. Et dans cet entrecroisement de rayons d’or qui se concentraient ici dans une carafe d’eau fraiche, là dans une bouteille de vin gris plongé à la fontaine, le chant de guerre des jeunes partisans, la Marseillaise des dérailleurs de trains, traversait les parois de ces sortes de bétaillères bavaroises dans lesquelles ils allaient vers le gravier d’une carrière. Une voix seule, un peu brisée, car Guy s’était un peu évanoui, non de faiblesse mais par collision avec l’Histoire si précoce dans le baiser qu’elle lui offrait. Qui de Môquet ou de la fille Kersaint vit l’autre le premier? Ce regard leur fit pour chacun comme une poignée de neige dans la face, et c’est pour elle, fille aux oeillets, qu’il chanta: Nous sommes la jeune garde, nous sommes les gars de l’avenir.

Marianne avait été happée par le visage de ce jeune homme qui allait mourir à Châteaubriant; la colonne du massacre s’éloigna. Au camp qu’ils venaient de quitter, le sous-lieutenant français qui avait épelé d’un air pincé: « Guy Môquet », le nommé Alphonse Prouyat, qui s’était lui-même cousu dans le dos les ailes de Lucifer, s’était passé les braies de charretier de la mort, faisait les gros yeux aux prisonniers. « Nous les vengerons », criaient-ils. Il fronçait le sourcil, leur montrait un soldat perché dans sa guérite, en manière de « adressez-vous à qui de droit ». Leur prédisait une balle s’ils continuaient leurs chants de guerre. On dit aussi, et c’est une autre esquisse de la même scène, que le lieutenant Prouyat siffla le guéritier, qui obéit et arma le fusil en forme d’intimidation.
Un mot d’ordre circula dans les rangs des prisonniers: « Fermez-la les copains, c’est déjà vingt sept martyrs pour ce jour, on va chanter le silence. »
Et ils le firent.
La bouche d’ombre seule adressa les couplets muets de la Marseillaise aux martyrs debout devant les neuf poteaux du val sans retour. L’hymne ne fut pas chanté mais pensé et entendu. Un chien hurlait dans le bruit des moteurs. Trois fois neuf salves à 15h55, 16h et 16h10, ils furent fusillés sans bandeau sur les yeux, comme le rapportent les chroniques du temps, et achevés d’une balle dans la nuque; Marianne s’était déjà éloignée à la remorque de son laboureur de Saint-Julien-de-Vouvantes. Déjà sûre que, si la devineresse avait dit vrai, les trois fois neuf salves résonneraient dans ses oreilles aussi fort que si elle avait été auprès chacun des vingt-sept, criant avec eux « Vive la France », et, auprès du métallurgiste Jean-Pierre Timbaud, avec la pauvre flamme de l’impertinence humaine: «Vive le Parti communiste allemand!»

À l’appel du soir, au camp de Choisel, manque de tact de la part des bourreaux, les noms n’avaient pas encore été rayés des listes. Furent appelés les corps chargés dans les camions, chargés avec leurs poteaux d’exécution criblés et bleus de sang, ne laissant que des trous sombres dans le sol, et pour chacun des voix parmi les quatre cents prisonniers répondirent vingt-sept fois: Mort pour la France. Et le soir, toutes les planches où ils avaient marché, où ils avaient écrit « La liberté ou la mort », furent découpées et conservées en reliques; dans la nuit de Choisel, un merle modula comme pour les tués de Fleurus et de Valmy son chant qui d’abord s’enroue pour ensuite flûter, s’enrouler au silence; les plus jeunes des internés s’endormaient en serrant une planchette de bois gravée des idéogrammes conjugués du ciel bleu et de la résistance, ce double linéaire des croyances, en Dieu et dans le Parti, bercés par la phrase de Guy Môquet qu’ils avaient transcrite sur elle: Soyez dignes de nous, les vingt-sept qui allons mourir.

...

 ...

(Extrait du roman inédit "Le réseau")

 



lundi 4 octobre 2021

Le blues d'Issa au resto des SDF

Toute une ambiance aux Restos ! Issa, ici devant sa barquette, se réchauffe le cœur en soufflant un air d'harmonica

Les Restos du coeur ont lancé, hier <30 novembre 2007> leur 23e campagne d'hiver. Au centre d'accueil de jour des SDF nantais, ils servent 90 repas chaque midi. 
 
 
« Quand on en sera au fromage, il y aura un peu d'Alzheimer ! » C'est Mamie qui passe les barquettes. Elle fait un malheur, Mamie, avec son Leerdamer.
Ici, c'est le centre d'accueil de jour des Restos du coeur. 7, rue de la Galissonnière, à Nantes. Pas difficile à trouver. Il suffit de suivre les grands noms de l'astronomie, Cassini et Copernic. Vous rasez les puissantes voitures garées le long des trottoirs et vous tournez à gauche. Là, à cent mètres, c'est la galaxie SDF.
Issa finit sa Kro posée sur une poubelle. « C'est leur cantine, leur chez eux, alors ils n'aiment pas trop être embêtés », prévient Sylvie Rateau, la présidente des Restos. Profil bas, vous entrez. « Tu peux te mettre là », me dit Gérard, le directeur du lieu. Ça réchauffe le coeur d'être accepté.

« Les keufs m'ont serré »

Il y a donc Mamie, « une vieille des Restos, depuis 1988 », parmi quinze bénévoles. C'est elle qui distribue : « Taboulé ? Carotte ? Macédoine ? » C'est elle qui pigne pour qu'on ramène les gobelets de plastique, et qui les lave. Il y a Mario au micro-ondes, qui tourne à plein régime pour réchauffer les 90 plats du midi.
Parmi les convives, il y a le vieux briscard qui aligne les vannes : « Pourquoi changer ? Pour être plus con ? » Lui, il a son logement. C'est aussi le cas de Salam, qui discute dehors. RMI, logé, mal logé. Il râle. « Les keufs m'ont serré au Champ de Mars. Je vendais des livres sur le trottoir. 20 centimes l'exemplaire, histoire de boucler le mois. »
Il cligne des yeux. Affûté comme un crayon. Un crayon à mine dure, mais cassante. Raconte son appartement insalubre. Les chiottes bouchées pendant deux ans. Le refus du proprio de réparer. « Une formation ? Non, j'ai une dépression. J'ai peur de me retrouver à la rue. Mon appart, je le supporte plus. Le parquet est rongé. Je chope des microbes. »
Issa a fini sa bière et s'assied. Salue ses amis, poings collés, poing au coeur. Eux vivent en squat.

« J'avais un groupe »

Le micro-onde fait sauter le compteur. « Jo-yeux zanni-versaiiire ! » Re-lumière. Entrée sans porc pour Issa, Sénégalais musulman. « Il aime pas le porc, c'est pas un grand voyageur, ah ah ! », plaisante Mario.
À côté du passe-plat, une petite bibliothèque. Thierry cherche de l'index un livre qu'il n'aurait pas encore lu.
Il y a une place libre devant Issa. Il m'y invite : « Il faut communiquer dans la vie. J'espère qu'il a dit vrai Sarko, sur le droit au logement sans caution. Même si on a l'aide de la Caisse des allocations familiales, les propriétaires ne veulent pas nous loger. » 
Issa dort au foyer Saint-Benoît
Ses allers-retours entre Chantenay, les Assedic, la Caf, l'ANPE.  
« Faut être là à dix heures, sinon il te reste les squats. Dans la rue, tu bois pour te réchauffer. Si tu arrives bourré, t'es viré. Au bout de trois fois, viré définitif. Quand t'es à la rue, tu ne cherches même plus de travail. T'as mal dormi. Le gars ne s'en sort que s'il est posé. »
Issa a un brevet hôtellerie. Quelques remplacements à la Mutualité et au Lieu Unique. Trop courts. Il a dévissé le jour où sa meuf « s'est barrée ». Il me laisse son numéro de portable. L'autre objet qui ne le quitte jamais, c'est son harmonica Hohner « marine band » en mi, le même que Dylan. « J'avais un groupe. J'étais bon à l'harmonica. »
Allez Issa, play it for me, joue-le pour moi. Issa joue. S'interrompt pour me dire : « Mais tu ne manges même pas ? »
Thierry a trouvé à lire. 
Un livre qui parle de la planète et des liens entre ses habitants. Comme l'indique son titre : Terre des hommes.
 
Daniel MORVAN.


‎samedi‎ ‎1‎ ‎décembre‎ ‎2007
852 mots
ouest-france
 
 

242. purple lakers

Des fois si le poème l’écœure
il n’a prise sur rien
tellement qu’il voudrait un mot pour décrire
cette nausée purple lakers

elle survient lorsqu’il lui semble devoir
rembobiner l’enfance éclaircir les ombres
jouer cartes sur tables sortir son joker
comprendre qu’on ne voulait pas laisser
père mère derrière soi ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur
 
Reste l’impression d’être ventousé à la paroi
vision enfiévrée
pousser devant soi un arceau gothique en forme de
thorax sous lequel passerait une colonne de fourmis
fuyant à l’arrière des colonnes ennemies

et encore l’idée qu’il suffirait de prendre
ces chemins terreux pour se laisser
reconduire à la boue nourricière
à la margelle première
où tu vois la bouche de l’eau et l’œil des étoiles
te ramener au fumier de retour dans le game
essaie encore dis ta chanson de golem


cette forme dégradée de parole qui t’est propre mixture
de rural saupoudré de lectures
mais rien de ce mash de patois post mortem
qui sied tant à la moderne poetry
tout réussira les pages du livre tourneront comme Patek
tu sauras boutiquer de la versité
pour produire un effet de canard
ayant couvé des signes

à quoi s’attendait-on à ce que la nature
consente à descendre de monture
et ramasse l’épi chu du tas de blé
pour lui dire le monde sera sauvé

tu as trop médité sur des cadences tricotées
en marquant les basses laisse dériver décaler
attache des rames aux berceaux d’osier et vogue car tu sais
si ça finit par dire une chose ça s’est d’abord pointé en intrusion manifeste
sans surveillance une ligne mal bâchée vire à l’épique
ceux qui ont le flow inné te te mixent ça au buzzer
ça cartonne ça parle aux foules et ça check
tous les marqueurs de hype le poem-pack est complet
pas besoin de hairstyle mode indian hemp
pour rouler en inconduite intérieure
ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur

jeudi 23 septembre 2021

Christine & the Queens, une allure, une écriture



Vous ne l'aurez pas forcément repérée parmi toutes les filles qui attendent sur les marches de la Fnac. Vous ne l'aurez pas vue traînant ses guêtres avec ses copines à H & M, essayant quelque babiole, traînaillant dans les travées de l'étage mode enfantine garçon.
 
Elle n'était pas non plus spécialement voyante au fond de la classe, en cours de solfège, poussant son filet de voix depuis le coin du radiateur jusqu'aux oreilles poilues d'un vieux prof de solfège tout ridé, répétant : « Chante, Héloïse, bon sang, chante ! »
Vous êtes donc passé à côté de Christine and the Queens. Comme tout le monde. Comme le jury de Normale sup Lyon qui n'a rien de trouvé de mieux à faire qu'à la déclarer admise, elle qui est faite pour professer, du haut d'une chaire, comme un conducteur de train à crémaillère est fait pour dire de l'opéra.
On croyait qu'elle ne savait pas chanter. Elle la première : « Ma voix est sortie épidermiquement, je ne me suis pas réinventée mais je me suis créée une seconde fois, et cela m'a attiré des ennuis, parce que je n'avais pas travaillé ma voix. Et c'est un muscle à travailler, sans quoi vous pouvez la perdre. »

Surgissent trois drag-queens

Cette invention de Christine and the Queens par Héloïse, on l'a déjà racontée : en pleine crise, elle se morfond dans un pub anglais du coeur de Londres... Surgissent trois drag-queens mode Almodovar, Héloïse reçoit la révélation de l'esthétique « queer ». Et se décorsette corps et âme : « J'ai décidé d'être qui je veux, de manière libre et décomplexée, sans choisir le genre, entre fille et garçon, suspendue en zone trouble. »
Retour du refoulé : Christine explose, s'enferme avec ses textes et ses magnétos, « à tel point qu'on me déposait de la nourriture et que ça passait pour une sorte de dépression. Quand j'ai commencé à poster mes chansons sur Youtube, mes amis étaient contents que ça aille mieux. C'est en cela que mon projet était assez beau, je trouve : je m'en suis sortie en réussissant à me sentir utile, juste en devenant chanteuse. »
Pas le coffre d'une Cecilia Bartoli : à l'opéra, elle serait parfaite dans des rôles de Chérubins, mais rêve juste d'être une icône gay. Pourtant, cette Bowie un peu Rimbaud est un Rambo des cordes vocales, de la posture. Elle sait comme l'essentiel est dans l'allure : « Pour moi, chanter est une forme de sport. Dans toute discipline, il y a du sport, il faut être un peu athlète et exercer l'écriture comme un muscle. »
Un muscle qui lui permet de tirer un fil entre chanson, pop mode Michael Jackson et électro mode mode, avec une présence androgyne qui font aussi partie de son invention. Le mot « écriture » s'entend chez elle comme au cinéma, quand un cinéaste écrit un film : tout est chorégraphié, sons, images, style, façons d'être au monde.

Aucune connexion avec le réseau

Cela serait réducteur d'affirmer qu'hier soir, jouant à domicile, elle redevenait nantaise sur cette scène, qui lieu d'affirmation face à son public d'adolescentes. Dans le genre cliché à deux euros, on se laisse à imaginer le mauvais film, C&Q étreinte par les vieux oncles de la coldwave nantaise. Tout faux, elle évolue hors réseau local, et ne les connaît pas, ces mâles chanteurs de la vague Naoned. « Ces années d'adolescence, j'étais ailleurs, hors circuit, je pensais théâtre, et quand je me suis mise à écrire, c'est venu spontanément. On est exposé à tant de choses, aujourd'hui. La génération à venir ne va même plus réfléchir en termes de genres.»
 
Pas de Nantes connexion au rendez-vous de Christine. Son réseau de pop star ? Juste les cousins, cousines, copains, copines. 
Et une personne au premier rang. Une dame. Qui connaît tous ses textes par cœur. En pleure chaque rime. Sa mère.

Daniel Morvan

quotidien
‎jeudi‎ ‎18‎ ‎septembre‎ ‎2014
857 mots
Daniel Morvan
 

lundi 20 septembre 2021

230. Kuhlmann

Le vieil homme dit Je vais vous montrer la pagode
il n’en reste plus qu’un squelette et ce pavillon rouge
de brique
C’est des gens du nord qui sont venus
construire l’usine et faire de la ville une autre ville
Les ouvriers édifient leur quartier appelés cité des Castors
construction communautaire chaque maison tirée
au sort Les arômes de phosphore et soufre s’exhalent
des rues de la cité qui est une Lorraine
loin de la Lorraine
une brise jaune vous disait Tu es ici à Paimbœuf

Nous aurions cru marcher en pleine forêt
mais à ras de terre la Loire pleine écumait
deux millions de mètres cubes d’eau douce industrielle
voilà ce qu’elle donna chaque année à Kuhlmann
tout le temps
que le plomb occupa les têtes et les bras ici
Je m’en souviens encore disait-il comme un
guide de sanctuaires déserts
c’est moi qui ai coupé l’usine après quatre-vingts ans à produire
du chlore du soufre et des engrais azotés
Un jour comme un autre
J’ai fermé Kuhlmann comme on dit adieu à une maison
comme on ferme la porte
sur un monde sur un temps sur une ville
J’ai dételé Paimboeuf de la chimie et j’ai rendu les clefs

Tel était Kuhlmann un alliage délicat
avec le port fossilisé depuis le départ des grands voiliers
L’estuaire est la main qui réunit les eaux
l’usine rassemble les substances gaz de Lacq hydrocarbures
et le plomb voilà ce qu’ils en ont fait
de cette jolie petite ville dix-huitième siècle

Jusqu’en 1919 vous pouviez y tourner un film d’époque
genre Les contrebandiers de Moonfleet
jusque dans les années 90 une fresque sociale
comme La vie est à nous
depuis 1996 un décor pour La ville abandonnée
ou Bienvenue à Zombieland


Je suis né à Paimboeuf rue Raymond Berr
nom du directeur des Établissements Kuhlmann
déporté avec son épouse Antoinette et leur fille Hélène
assassinés à Auschwitz
c’est par le nom de ma rue natale
que j’ai découvert l’existence des camps d’extermination
A partir de 1946 les ouvriers des Usines Kuhlmann
se rencontraient pour le challenge Raymond Berr
à cette occasion fut créée la piste d’athlétisme de la ville
Premier au cent mètres du challenge Raymond Berr
j’avais mes chances pour l’embauche à Kuhlmann


Ainsi parle l’enfant de la cité des Castors se souvenant aussi
qu’une ou deux fois l’an un champignon dans le ciel
libérait les gaz retenus par l’usine
ces lâchers atmosphériques retombaient dans les jardins
sous forme de poussières de plomb il fallait alors
tout arracher au potager
Une industrie une maladie
À Neptune le scorbut à Saturne le saturnisme
dont le médecin-chef de l’usine était un spécialiste mondial

Saturne symbole du plomb en chimie
sa demi-vie dans les nappes est de sept cents ans
Les symptômes qui alerteront le médecin
sont asthénie retard mental céphalées surdité

Aujourd’hui que seule l’eau du ciel peut visiter
cette zone morte qui recouvre l’eau souterraine
et que la friche demeure là tel le scalp abandonné de la terre
par l’Usine qui usa ciel terre eau et tous leurs enfants
Il est nécessaire de dire pour toutes les vies à venir
comme Saturne fut ici un dieu adoré

La Lorraine vint à Retz comme un chef de guerre déplace
ses campements avec ses centuries et ses demi-dieux
les Ingénieurs nouvelle classe désignée par les pamphlets comme
celle des Parvenus de la Science

Nous allions au bout du monde dans un voisinage de hérons
fabriquer pour les voitures de barons de maçons
du plomb tétraéthyle
Dérivé antidétonant du plomb sous licence américaine
multiplie les performances des moteurs à explosion
tu les imagines morfondus au fond de leur calèche
traversant la province et ses fondrières découvrant
avec effroi le pays profond qui les nommait capitaines
et les marais surtout les marais de Vue à perte de regard
y cherchant en vain des pyramides n’y trouvant que des vasières
erreur
l’acclimatation fut parfaite courts de tennis club nautique
on adhéra peut-être au cercle littéraire qui jetait ses derniers
feux dans une bataille de pamphlets autour d’un vieil autel
d’église (marbre migrant d’un château à l’autre
vestige d’une abbaye cistercienne vendue à la Révolution)


Les cadres de l'usine arrivent souvent du nord ou de Paris
avant la rentrée des classes
Ses usines frontalières détruites par la première guerre mondiale
la pétrochimie se redéploie loin des fronts
Elle fait son entrée dans la ville des grands voiliers
dans ces lieux perdus au milieu de nulle part
On construit des villas des demeures de brique l’usine est reine
et la Loire évente son visage reconstruit
partout à l’arrière des saisons
l’odeur des framboises des pois en fleurs et des fèves
leur rappelle les jardins de la Lorraine
ce n’est pas le parfum de leurs patries ni celui de Paris


pourtant les enfants d’ingénieur
au coeur esseulé se voyant ensevelis dans un cloître
de calcaire sans se donner aux fêtes et aux carillons grêles
laissent leurs yeux se perdre sur les rives
où se lit l’empreinte d’une autre souveraine
celle qui gouverne au destin des lies et des âges
et enfouit les rêves comme se ferme un sillage

et il y avait là quelque mélange troublant
de regret et de volupté à se sentir rois d’un séjour si âpre
un cabinet des antiques investi par la chimie
Et dans cette ville jaune qui aimait tant l’usine
d’autres enfants d’autres filles semblables
rêvaient en regardant les enfants d’ingénieurs qu’il existait
une autre manière
de vivre sa jeunesse


trois décennies de plomb égale un âge d’or
pour la ville morte depuis qu’un jour Bonaparte
passant par là décréta
désormais le port de l’estuaire sera Saint-Nazaire
Et ça tourne mal
Kuhlman Ugine-Kuhlman Pechiney-Ugine-Kuhlman
autant de fusions liées aux crises de la chimie
jusqu’à l’acquisition par Elf-Aquitaine et
la fin du plomb tétraéthyle toxique en 1996
Paimboeuf entre dans l’âge de la friche
friche morale et sensorielle
Se taisent les sonnettes des bicyclettes de 700 salariés
le sifflet des locomotives acheminant le soufre
le sifflet des navires
le klaxon des cars Kuhlmann dans tout le pays
le réel industriel tombe comme un décor
La citadelle ouvrière mute en cité interdite
bientôt terrain de jeu des touristes de ruines
urbexeurs ivres du vestige qui donne à voir
les beautés du ravage et l’érosion des villes
Comme blessée par les traits que tirent du lointain
les archers des comètes et les catapultes galactiques
Paimboeuf la reine dort en ses désolations de vitrines mortes

Souvenez-vous madame on trouvait du Rodier à Paimbœuf
Rodier le fournisseur de Channel et Dior en tricot jersey
Du Rodier aujourd’hui à Paimboeuf
vous imaginez cela

samedi 18 septembre 2021

221. Astronomie



C’est aujourd’hui la fête du Double Neuf
Cette nuit au stade Meerschaut
Allons voir comment bouge le monde

au télescope des astronomes amateurs
nous sommes marins en bordée
qui titubent et chantent à la lune
sous les balcons d’une maison silencieuse
La Lune
Quand je la regarde je pense
que vous aussi la regardez

là haut c’est un bal qui donne le vertige
à vous
personnalité obscure gringalet à pompon rouge
qui voudriez
attraper la lune avec les dents
dévorer les élégances du ciel et leur marche hautaine
bustes marmoréens et visages parfumés

Laissant flotter un sourire sur leurs profonds empires
elles vont épaules nues survolant d’un soupir
l’infini qui roule sur ses cylindres obscurs
Des plumes d’argent oscillent à leurs têtes

Parfois vous vous croyez satellisé
sur le trampoline de la nuit élastique
vers le chaos harmonieux qui tourne avec lenteur
aucun chambellan ne vous barre la route
vous voici dans l’escalier d’honneur
Des lustres baignent les danseurs d’une foudre blanche
sur la pointe des pieds vous tentez d’apercevoir une blonde
figurine qui passe dans un tumulte de glace
tout se passe
comme dans une page de roman russe
on devine
Les tulles vaporeux d’une supernova
Les amas globulaires de l’outre-monde
Les scories éjectées de notre espace
qui
savent maintenant
ce qu’il en est du big bang

et cette rosée du rêve que nulle main poudrée
n’essuie du visage au menton de l’enfant

Jupiter est une agathe en suspension
que poursuit la queue d’un cerf-volant
—un pointillé de lunes gelées
Callisto
Europe
Ganymède—
pour conclure la phrase inscrite d’une craie hésitante
dans l’alphabet des choses obscures

Tant de mondes dans ce monde
tant d’attractions dans le poème étoilé
et tant de silences entre chaque étoile

Il y a aussi
Saturne Ô frère sombre en ta prison ronde
et qu’en septembre l’on voit briller à l’affiche qui annonce
Le Voyage d’hiver

Comme moyeu de cette roue
faite de vides de béances de trous de souffleurs
La lune — cette étoile de cinéma
C’est devant son miroir qu’il faut la voir
comme Auguste Méliès l’aima
avec sa tête pâle de petite soeur cosmonaute
qui a perdu ses rubans

 

 221. Jeudi 9 septembre.

jeudi 16 septembre 2021

227. Signaux

L’histoire ne s’est jamais arrêtée
Aux approches de l’équinoxe
dans les nuits saupoudrées de feux
chaque étoile affirme
que la nuit n’est pas la nuit

Vous disiez je m’en souviens
On pourrait s’envoyer le soir des signaux lumineux
moi de la fenêtre du huitième et toi d’en bas
depuis la rue

Ce jeu des lumières
je le trouvais enfantin pour un père
—si quelqu’un me surprenait à
projeter des éclairs vers le huitième du CHU
de Nantes

J’aimerais bien aujourd’hui
saisir une lampe de poche pour vous donner le signal
comme du temps où nous amassions des provisions
de lumière
restent les astres qui clignotent
quand je les regarde je pense que vous aussi
les regardez
écrivait à sa fille
Madame de Sévigné
Le jeu des étoiles a toujours existé
c’est le seul auquel nous puissions jouer
avec les morts

mardi 7 septembre 2021

219. Nécropole



Non je n’irai pas tutoyer le néant ainsi qu’aux déplorations
ordinaires
ni lui adresser la chanson des soldats désœuvrés
qui gardent la porte des villes et lardent de leurs couteaux
le flanc des congres inertes à leurs pieds
je te dirai vous ma fille morte
parce que vous serez partout et innombrable
dans cette ville qui se balance comme le fruit sur sa tige

J’accueillerai votre propagation irrésistible
qui se trouvait déjà dans l’eau verte de la fontaine
et dans les jeux d’eaux du palais d’Orta
et dans la verdeur des fruits qu’aujourd’hui je cueille
les eaux assoupies de septembre contiennent
les larmes à venir Il est doux pourtant de s’y baigner
Je n’irai pas jeter des cris à la face de la nuit
ni frapper des cymbales contre sa progression
Je n’irai pas protester et élever dans l’obscur
l’ennui d’une plainte contre les éclats de Jupiter
qui ensoleille les ombres et exhausse de larmes
le berceau le plus sûr et le moins rebelle

viendront
—après les fausses splendeurs et les frayeurs de submersion
quand nous aurons cessé de prolonger nos bains
et d’offrir nos corps aux bleuités nacrées du sel et du limon
où la menace n’est encore que la vibration lointaine d’un marteau
sourd qui frappe le bronze là-bas sur la rive opposée
—Viendront les mois de cendres et des boues étincelantes
qui me rappelleront nos veilles aux remparts assiégés
par les eaux jaunes d’un flot qui cette fois ne se pare
d’aucun artifice et ne se donne pas les beautés
d’un parfum s’écoulant d’une vasque

puis ce seront les mois noirs la saison des décombres
les jours de la rumeur montante et de votre rire effronté
de votre insolente parole opposée aux langues innombrables
que la souveraine emploie lorsqu’elle ordonne ses divisions
et entre dans la ville pour établir son trône

puis ce sera le mois le pire dont chaque jour
s’annonçait le dernier et pourtant faisant face ainsi qu’un soldat
aux avant-postes ôte des poussières qui gênent les parvis
et les placîtres laineux de la nécropole jouant d’un doigt léger
sur une cithare de coquillages sa chanson tendre pour accueillir
dignement la reine livide dans son appareil de guerre

Puis ce sera le dernier jour celui où vous me disiez
Père connaissez-vous cet air et voulez-vous que je vous le chante
encore
Nous aurons alors atteint le faîte de l’édifice ce cairn édifié
au cours de tous ces jours qui nous rapprochent
de l’étoile Elle ajoute ses feux aux ondes jaunes et noires
et mire ses éclats sur les flancs brillants
de la nécropole intérieure dont tous les jours sont
le dernier jour recommencé

Mardi 7 septembre

mardi 31 août 2021

211. Roman

Ou bien
comme dans un livre de Raymond Carver
ou de Richard Ford on pouvait aussi rencontrer ce genre
de type mal réveillé revenant dans sa
maison de vacances de la Nouvelle Orléans
où il suspend ses feuilles dactylographiées à des
pinces à linge façon Céline
Il croise
dans un pub irlandais une fille dans la mouise
ça fait un départ pour une histoire sombre
il faut accumuler beaucoup de noirceur
Ensuite lâcher son encre dans un brouillard
typographique et produire
assez de plomb pour nourrir la Pince à Linge
—la fille du pub de cette histoire
avec ses yeux qui trouent les décombres
et sa diction et les mots partout pas où il faut
mais les yeux si partout
ça commencerait juste au moment où
lui trop mal réveillé pour voir le clapot de marée
mais assez pour entendre sonner la détresse
qui lui noue la gorge à cette enfant Elle
a rendez-vous demain à la Nouvelle Orléans
pour son échographie
pas celle de ma mère plaisante-t-elle la mienne

Notre écrivain aurait rédigé
debout devant sa portative au bout du rouleau
Cette machine imprimait les lettres
comme pour les graver tombales
Et lui l’écriveur avec sa tête mal agencée
dans un geste théâtral il aurait commencé par embrasser
l’espace
—c’est l’espace qui fait l’histoire
parce que la tragédie est déjà inscrite dans le décor
oui c’est dans l’espace que vibrent les corps
pérore-t-il les jours d’euphorie
en se souvenant des cours de Paul Valéry
va laisse parler ton vieux sang de raconteur
ton Jack Kerouac intérieur

— On en était à l’inventaire du lieu
ancien port de haute époque
Se résumant à deux rues affichant en remords
des vitrines passées au blanc d’Espagne
de vieilles enseignes Kodak Kaltex
parfois un quatuor de pianos poussiéreux y font comme
un quadrille de squelettes dans les clichés Urbex
un môle enlisé se souvenant des grands voiliers
trois quatre barcasses défoncées une étendue
d’herbiers gagnant sur l’envasement en cours
la Loire n’en a plus rien à faire de la rive sud
elle change de trottoir la Loire et se retire
par vagues les atterrements primitifs ont reculé de
deux cents mètres

maintenant
c’est plus que boulodromes
sur quoi d’ex-OS de chez Kuhlmann
anciens du plomb et ammoniaque
sont devenus ténors du carreau
Le lundi le Renaldo Food Truck et ses fish and chips
et là au bout du quai cette lampe de chevet—
le seul phare de l’estuaire portée vingt kilomètres
puis le quai Gautreau sous sa frange de platanes
après il y a la vedette grecque Rien de trop
à ce même niveau du quai Boulay-Paty la façade
en composants électroniques devant laquelle
fait halte
une cycliste stylée en short siglé Duncan Cotterill
nom d’un cabinet d’avocats de Nouvelle-Zélande
qui prend plusieurs clichés de la maison —

Puis
Les fileyeurs Mine de Rien C’reparti
Le Pas sans peine emplumés jusqu’au plat-bord
Dans la turquoise du chenal un remorqueur chasse devant lui
un bouillonnement de tulle
le Hangar exposition des peintres français
et des feintes de la narine

Après
quelques épaves comme la vedette Rescator III
on a les buveurs assis devant leurs 8,6
qui sont comme des pièces d’échecs offertes à leurs
calculs tactiques ils jouent plusieurs coups à l’avance
et en bord de cale les pêcheurs tatoués
de congres — genre de flasque ichtyosaure
c’est eux maintenant qui mènent le monde
et dictent la ligne du fleuve—
ces prédateurs immangeables se pêchent à la sardine
ils dévorent tout sandres brochets merlans de vraies
allégories de l’économie de profit maximal
même les pigeons y passent en coupe-faim

juste après
Le sabot de Vénus
tabac presse appâts vivants
où Dodo essaie une nouvelle vapote arôme fougère rousse
et Momo narre ses austérités héroïques de tambour-major
au vert depuis sept ans bien carré sur ses deux pieds
fermant la marche de l’armée prolétaire
Pour clore l’angle de la cale les semi-masures
place de la Frégate Aréthuse
et puis la maison natale d’une gloire
un Pitre qui publia les premières nouvelles de Jules
Verne dans son grand quotidien parisien

un peu plus loin
après l’ancien café Navigateurs
(avec le « a » quille en l’air)
un camping-car fossilisé sur son trottoir en face
de la boulangerie bleue et autre maison bleue
l’ancienne gendarmerie murée rue Pitre-Chevalier
c’est là qu’il démarre ton chapitre
c’est dans ce capharnaüm que tu situeras
les yeux gris l’échographie pas de ma mère et
T’étais parti
sur quoi Oui la fille de quatorze quinze
les yeux gris-verts le petit tablier nylon à fleurs
on mettra tout ça au clair ou alors pas
mais laisse reposer maintenant

dimanche 15 août 2021

190. Pog

C’était une nuit d’août où la traîne des comètes
Prend à l’Infini ses poussières brûlantes
et les sème dans sa ronde sur la sombre percale
« Cassiopée est au bal » murmurent les cavaliers
— ils disent Ciel mais leur coeur voit le roc insigne
et pense Tombe —Les chevaux sellés nous allions
à nos côtés Galehaut Galaad peut-être Perceval
Nous cheminions le pas ferme sous un ciel clair
qui déroulait très haut ses frondes de cristal
autour du château qu’on nomme ici l’antique Pog
puy poing dressé signe de mystagogue

Là où parmi les rocs se dresse le bouclier
— émeraude de douleur et créneau expugné
—Montségur— Forteresse ascendante
Droite dans le soufre et sa gloire tremblante

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

jeudi 24 juin 2021

143. Ormes



Pour voir où le cosmos a commencé
pour conquérir l’espace
il y a la cime des bois
les jambes nues pour y grimper
L’ombelle poudreuse des ormes
résonne des voix accentuées d’envers

On respire mieux à la proue des arbres
la tête aux feuilles et aux bourdons
on se rêve tout armé de rosée
on boit au nuage s’il passe à portée
et le chant ce chant une grappe
que l’on cueille au passage de la barque aveugle
ce baiser que l’on vole à l’azur
à la hauteur de la gorge des grands arbres
où l’enfant voit passer les bateaux et la neige

 

 143. Mercredi 23 juin. Arbres

mardi 22 juin 2021

142. Silex



Cette flèche taillée n’est pas un miroir de fille
mais le sourire des yeux qui dorment sous terre
pose sur ton visage le masque d’oiseau
chemine sur le bord éclairé des collines
là où sont les villages enfouis
tu la sentiras quand elle te percera le cœur
tirée d’un arc depuis l’autre versant du sommeil
le silex des beautés qui passent dans chaque
clignement d’étoiles.

 

 

 (142. Mardi 22 juin. Silex)

lundi 14 juin 2021

Poème 132: Cinéma



Adieu tilleuls du matin et chauve-souris du soir
Je vous laisse seuls pour ce jour après des mois
à vous respirer
à me glisser dans vos trajectoires
à être ces fines membranes qui parlent avec la nuit
ce soir nous allons au cinéma voir comment
d’autres membranes parlent d’autres nuits

les Bains-douches programment des courts métrages
du Sénégal et de Turquie
un voyage à Mbeubeus dépotoir d’ordures de Dakar
un voyage dans la roue de Firat un enfant des rues
qui trouve une bécane avec une seule roue
qu’il transporte dans un monde enneigé crépusculaire
Il y a aussi cet homme qui conduit un taxi invisible
dont il tient cependant le volant équipé d’un rétroviseur
pour emmener une passagère à pied jusqu’à son bureau
tel est le bonheur de ses jours
ce film turc a été tourné avec l’acteur Denis Lavant
à Bruxelles et Istanbul sur les rives du Bosphore
Mais je ne vous raconte pas le film parlons plutôt de la mer à Saint-Nazaire
en fait de métrage il est immense celui-ci
Avant la séance suivie sur des chaises éloignées les unes des autres
nous nous étions baignés dans la petite anse du centre nautique
Pleine de cailloux eau un peu trouble avec le tango des vraquiers
au large et la valse des remorqueurs qui font
leur danse éléphantesque sur les flots écumants
Un petit sablier rouge est aussi passé faisant route vers le sud
ce n’était pas un paysage du passé nous ne nous étions jamais
baignés à cet endroit il n’y avait aucun
« tu te souviens » entre nous et cette plage et puis
les humains s’y trouvaient en harmonie
comme dans un tableau de Maurice Denis
comme les coquelicots sont dans les champs
il n’y avait rien à ajouter dans cent ans la crique sera encore là
le film ne s’arrêtera jamais il n’y a que nous de court
dans ce festival
et il n’y aura toujours rien à dire de plus que
nous étions là sans aucune envie d’être ailleurs
Nous avons aussi vu un peu plus loin
sur cette grande plage qui ressemble aux ramblas de Barcelone
un couple allongé sur une serviette
partageant du vin rosé

 

 (132. Samedi 12 juin. Cinéma)

jeudi 10 juin 2021

129: Tilleul



Si ce jour offre matière à mélodie
elle ne chantera pas un grand voyage à travers les villes
et les tourbillons d’un fleuve
Il ne faudra pas faire reposer ses coursiers
ni trouver une auberge aux limites du district
Le but du trajet était ce grand arbre au bord du canal
de la Martinière au village du Migron
Ses fleurs épanouies et ses bractées vert tendre
embaument — une pagode de parfums
à douze jours de l’été le tilleul fête le printemps
et le début de la saison des fleurs et l’ivresse des guêpes
et la douceur des stipules et l’immense coupole
qui est un temple que les abeilles visitent

Au loin sur la Loire un vol de canards remontait l’estuaire
et au plus près une jeune fille aux cheveux tressés
avec qui partager sous ce toit d’arômes
le métier impromptu de la cueillette des fleurs sacrées
au sommet de la montagne verte des parfums
et dans le pavillon des senteurs
auprès de la même cassolette de bronze où brûlent
les derniers jours du printemps

 

 (129. Mercredi 9 juin. Tilleul)

mercredi 2 juin 2021

119. Charmes

1.
Fleur de coq
aux yeux plus vifs qu’une lune de mai
fait rougir qui la regarde


2.

Qu’écrivez-vous donc?
Des haïku?
— Haïku, jamais.

3.

Des amis d’amis
Dans le jardin
Brise d’été pour l’esprit

4.

Terrasse de Loire
Le lit du fleuve
un hamac

5.

La soirée glisse
arche de paroles —
n’oubliez pas le couvre-feu

6.

Si tu t’en approches
le merle emporte
son chant dans l’autre jardin

samedi 29 mai 2021

116. Benne

 


À 11:37 un coupé Porsche huit
cylindres de 4 litres
550 chevaux
0 à 100 km/h en 3,9 secondes chrono
vitesse maximale de 286 km/heure
soit la vitesse au décollage
d’un A 340 ou d’un jet
Prix d’appel 149 217
émissions de CO2 de 268 à 289 g/km
Fait son entrée à la déchet’
de Saint-Brévin-les-Pins
le coffre arrière
s’ouvre une femme
en tire un objet le jette à la benne
puis remonte dans son coupé Cayenne

la scène a duré moins de deux minutes
l’homme d’astreinte
grande pelle gilet jaune fluo
laisse échapper une plainte
au soupir du V8
sidération aérolithe
elle a (dit-il) tout en double sous le capot
carburateur soupapes biturbo
ça double tout l’élite
lunettes noires et manteau
luxueuse caisse et bonne trieuse
Cette Aphrodite est pas réelle
Si tous les riches étaient comme elle

 

(116. Jeudi 27 mai. Benne)

mercredi 19 mai 2021

108: Salut

Lorsque privé de ses anciens thèmes
Princes, gloire, amour et premiers de cordée
Sans sujet sans emploi le poète sorti du star système
privé de son rôle de maître de cérémonie — MC
se trouve au volant d’un bolide à la casse
L’art du verbe tu aimes c’est
comme s’asseoir au volant d’une carcasse
de Maserati sans moteur — un jeu infantile
où tu imites par raillerie le bruit
mécanique et narre ta vie rêvée

Comme reconversion possible il y a
chroniqueur du coin de la rue
avec un brin de talent un bon dico de rimes
(la toile le fait pour toi si ça te brime)
échange l’épique pour le banal
et fais de tes poèmes un masque facial
dis-toi bien le sublime est plus facile que la rigueur
dont fait preuve un maître bâtisseur

l’ouverture des terrasses et des musées
les muscadet et les bières éclusées
tout ça en vers aux pieds démesurés

au café de la Loire le premier expresso
depuis sept mois
Pas plus de six à table en ajoutant la Loire
qui s’invite ici à tous les repas
pour voir être vu et prendre ses infos
ouvrir un journal style pétanque news apéro
au ciné c’est Drunk en VO
côté météo averses sur la France
Là-bas les bombes pleuvent sur Gaza
Territoire surpeuplé qui ramasse
en riposte aux roquettes sol-sol du Hamas
1500 raids en huit jours frappes ciblées
(immeuble de la télé explosé speaker radio radio criblé)

L’état du monde t’arrache aux écritures
te fait sortir les lances d’obsidienne et le
poignard d’améthyste du vers
Un nouveau front s’ouvre depuis le Liban
Tirs du Hezbollah
Sprint diplomatique en cours
pour obtenir une désescalade
tu vois MC des anciens thèmes tes ballades
ne sont d’aucun secours pour le salut du monde

samedi 15 mai 2021

102. Chou

C’est le moment de planter des lotus mais
on peut aussi
planter les choux

l’histoire commence par une graine
petite comme une poussière dans
la blouse d’une écolière
d’abord nous regardions
mûrir le chou totem le chou solitaire pied souche et origine
au milieu du champ seul debout parmi l’armée défaite
aux corps gisants décomposés de ses compagnons
Ce chou-mère ce général flétri se desséchait sur pied
au sommet de sa colonne stylite
trognon momifié par l’ascèse

alors père transportait le corps du roi chou
enveloppé d’un drap protecteur
sur une aire bien dégagée
puis secoué vivement
ses semences recueillies comme des larmes de joie
versées dans un verre Duralex
n°22

Admirer la rondeur des graines
(se souvient mon cadet mémorialiste) était source de spéculations
portant sur les récoltes issues des milliers
de germes couvés dans la main noueuse
en manière d’invocation aux esprits du froid
réchauffés au creux ainsi qu’un couple de dés
la main close en méditation
recueillie sur le devenir et les chances de traverser
les frimas
(l’ai-je dit la ferme nouvelle était un brin trop nord
mordue chaque hiver par les vents glacés)

Les brassicacées dit-il étaient semées en avril
on plantait le chou une fois moissons faites
geste répétitif consistant à engager la racine
deep in the groove (comme on dit de la voix
des chanteuses folk américaines)
au point géométrique fixé par une traceuse
La récolte dit encore mon frère
bénéficie de l’aide
du cheval de trait « dont on ne louera jamais assez la douceur et
l’humanité qu’il apporte
dans ces vastes étendues légumières fouettées par vents et pluies ».

(Jeudi 13 mai)

jeudi 13 mai 2021

98. Rivière

Le pas s’allonge vers les crêtes du mont
Les herbes du sentier s’inclinant
sur la rivière
distrayaient le regard: vous alliez sans but
longeant le synclinal bleu des grandes symphyses
à fleur vulnéraire en queue de scorpion
semées au long des chemins par les
pèlerins pour se soigner dans leur voyage
Les arbres de mai ruisselants de blancheur
appelaient
le sang du marcheur aux yeux levés vers
les promenoirs du cinquième mois aux bleus noyés de Rance

Vous n’aviez croisé aucun viking au contour des racines
ni sous la coupole parfumée d’un mélèze
ni à aucune étape du chemin des promesses
sans drapeaux de dévotion battant
aux atterrages de l’embouchure au creux des ravines

Une piste dérivait entre les roches et montait
vers les arêtes fissurées du mont Garrot
là se dressait
le front de gneiss vertical comme un porche de cathédrale
et un vaste cirque où le regard plongeait:
quelques bouleaux des chênes en feuillage d’orchestre
à la place béante ouverte par les excavatrices
qui avaient éventré les flancs de micaschiste
 et de quartz et certaines roches
terreuses et rouges
pour jeter les fondations du barrage
de l’usine marémotrice
et noyer la rivière.

 

(Dimanche 9 mai, à Saint-Suliac)

mardi 11 mai 2021

100. Passé

Cependant rien ne dit
que là où des vies se sont nouées autour de murs
où force marins capitaines gabier cordiers aubergistes
métallurgistes décidèrent d’un amas
de pierre au long d’un fleuve
pour faire de ces tuffeaux de Touraine nos demeures
rien dans ces pignons dans ces faîtages dans ces
balcons à monogramme
dans ces palais dans ces ateliers ces salons
ces soupentes ces cheminées
derrières ces lucarnes et ces hautes fenêtres
rien ne dit
comment c’était alors de poser sur un siège son séant
comment c’était de se taire en 1785
pendant quelques minutes en regardant l’océan
et les vaisseaux vers Saint-Domingue
tribord amures
et en quelle langue
pensait-on alors et qui pensait quel était le
son du silence et si
l’on pensait à son oncle du Tennessee
ou à une oie farcie
et si un funambule à la manche essayait ses acrobaties
et une femme de Croatie ses nécromancies
et si ces craquelures dans la pierre s’apercevaient déjà
s’il y avait des dieux pour ces gens-là
et lesquels
(si certains d’entre eux étaient priés à l’insu
du priant et du prié) et si
soulevant un rideau pour observer
une partance ou un retour des lointains
Une larme venait parfois
et combien de temps
—peut-être les pavés en gardent une trace
ou seulement cette herbe folle

jeudi 6 mai 2021

95. Charrue

Toujours un moment où les socs
talonnaient sur des bas-fonds sur un récif de marbre
émergeant à travers la glèbe

l’enfant assistait de la rive au charruement
comme on voit à Saqqarah de jeunes assistants
s’abriter les yeux à l’ouverture des tombes
et se couvrir le nez comme quand les flacons
laissent le nard et la valériane
s’envoler sur l’aile des oiseaux blancs

Le père rompant l’élan du labour
stoppait sur la brèche descendait du tracteur
s’ouvrant un corridor dans le cortège des goélands argentés
qui se forment au passage de la charrue
Plongeant dans le sillon afin de dégager l’étrave du vaisseau
de ce qui gênait sa trace rectiligne: était-ce
le sommet affleurant d’une stèle
l’épaule brisée d’une déesse
montant de la terre au jour de ses célébrations?
Un gisant qui flottait là entre deux terres
ou le tombeau de Cérès?
Ni dieu terme ni divinité des bornes
ni or nu gemme ni ombre pure
— ces confidentes des charrues que l’homme ignore
allant sur la terre comme on traverse les murs —
C’était une grosse pierre rien de plus

mercredi 5 mai 2021

94. Songe

Parfois sur la rive nord du fleuve la lumière
allume les roseaux et trace un liseré d’or
Heureux le rêveur ou celle qui s’éveille encore
pour n’être pris par aucune pensée qui l’absorbe
aucune tâche qui la retire de l’heureuse contemplation
cette ligne est le fil d’un songe perdu
après qui vos nuits s’étirent jusqu’au milieu du jour

 

Mercredi 5 mai

93. Nuit

La ville où je vis est en forme d’amande
Cette cité fut une île et tient son origine
De ce que les eaux ont ce pouvoir
de faire naître des villes où elles creusent des lits

Tout ici appelle aux reconnaissances
aux tumultes d’appareillage tout y appelle même
Les frayères à limandes et les migrations des civelles
L’eau qui va invite à rejoindre l’identique envol

Cependant que le pied suivait le chemin d’arène
Vers la luisante berge où se raffinent les huiles
Et les cheminées qui formaient un dôme de soufre
Sur les jardins mouvants et les portes de la ville

Ce chemin n’était pas le tien qui longeais sans désir
le bord de l’eau au reflux de la marée
Voir et sentir ne te sont aucune joie c’est la nuit
que tu veux c’est elle qui t’emporte

jeudi 29 avril 2021

88. Jeudi 29 avril. Dévotion

En attendant le coup d’état militaire
Et les suites de cette dialectique de destruction
qui emporte tout glaciers espérances et langage
de quoi pouviez-vous témoigner dans vos villes délaissées
à l’extrémité du continent
De la somnolence et du charme de vos petites sorties
de la mémoire des outils du partage des jardins
souvenir des terres communes
une conversation par-dessus la haie un souvenir du vieux temps

Il y avait longtemps que la colère
empruntait ces canaux numériques
où foi et dévotion se disent par procuration:
comment cela, et il faudrait qu’aussi
nous nous occupions nous-mêmes des questions?
N’est-ce pas assez de mimer avec véhémence
la rage du citoyen révulsé par le trépas des pigeons de ville
plus que par les brûlis de plastique la dioxine le mercure
les polychlorobiphényles cramés à l’air libre ou cachés au fond des mers
par l’expulsion du Malien futur Nobel
Laissez faire l’homme le plus riche du monde
demain nous serons immortels et la Terre une planète abandonnée
stockée pour mémoire

À quoi se raccrocher à quelle célébration
des labours quelles saisons nouvelles quelles illuminations
à quelles processions mystiques à quels dérèglements sacrifier
Vers quel temple de Delphes marcher dans la nuit
dans quelle nuit solitaire courir avec des torches
À quels ossements s’adresser à quel cairn adresser le vieux salut:
Le monde est beau est l’avenir est saint

dimanche 25 avril 2021

84. Dimanche 27. Trémel

                                                À Denise le Dantec

 

Dimanche me ramène dans cette petite église
Où je fus ni enfant de chœur ni officiant
Mais garnement officiel et cancre
Idiot titulaire de chaire dans un lieu humble et populaire
Qu’en vertu d’une éducation athée
Je me crus autorisé à moins respecter que d’autres réalités
comme les pierres ou les livres
Or mes bavardages conduisaient parfois
le vicaire à me placer dans le chœur même
afin de m’avoir à l’œil honte suprême
d’être exposé tel larron ou mauvais garçon
Je pense souvent à ces stations à genoux
que la prêtrise excédée m’infligeait
La vision de cette église m’affligea autant que
ma bêtise tout le temps qu’elle fut debout
jusqu’à ce que le feu la détruise
Soustrayant le lieu de ma honte à mes souvenirs


Ne reste que mémoire de réprimandes flottant sur des cendres
Oserai-je le dire? Aujourd’hui Trémel me manque.

samedi 24 avril 2021

82. Vendredi 25. Satory

Sorti de grande école chacun
pour s’acquitter du devoir national
avait accès à stalle sommitale
en consulat ou lycée français
Beyrouth Moscou New York
Timor oriental palais gouvernemental
piédestal ornemental
plus que guérite chef-lieu du Cantal    —
je ne sais quelle maladresse
piston crevé d’un général
deux étoiles et demie
entrevu du côté de Saint-Servan
(ami du père de cothurne)
me fit retrouver mes frères de classe
bombardé deuxième pompe
au régiment du train
Caserne Satory —là même
où furent fusillés en 1871
Vingt-sept communards
Dos au polygone d’artillerie
qu’on appelle mur des Fédérés
Louise Michel y fut détenue
avant d’être déportée—
Satory est au 35 tonnes
ce que Sartre est au néant
Tentai donc négociation frontale
afin de solliciter fissa
un poste genre Établissement
 cinématographique et
photographique des armées
ECPA? s’interloqua colon
dans un rire fractal
Côté cinéma on a ce qui faut
du Riefenstal
à la pelle et du Truffaut
plus qu’il n'en faut
du moins ici vous apprendrez
à camionner
ça peut servir dans l’existence
à défaut d’être le nouveau Rivette
Tout se termina bloc des fous
pour dissociation psychique
bouclez et réformez-moi ça
Principe de réel leçon une
le réel c’est l’impossible
dit Jacques Lacan je réfute
Possible il l’est
Satory en est la preuve

samedi 27 mars 2021

53. Clef de huit

Jour après jour divers aperçus
de l’existence sont ici évoqués
en vers pairs conçus
dans un mètre corseté
Pour bricoler à sa guise
Enfiler bleu de chauffe 

clef de huit en poche
Puis édifier mode Eiffel
Une tour d’octosyllabes

Docte parenthèse: —
l’octo apparaît au dixième
siècle dans une vie de saint
et dans les 129 quatrains
de la Passion de Clermont
Huit syllabes petite barque
Pour haute mer et rivière
On le dit de peu d’étoffe
style bout-rimé de pot d’adieu
Le valet de pied du vers françois
Court si l’on veut du court
Étirable au gré des foules
selon la longueur des houles
Dans tous les genres, antique
et breton, en dizain, en neuvain
En carré magique (autant de syl-
labes que de vers)
Parfois une alternance
de sept huit syllabes déclenche
un effet d’accélération
(énergumènes Prigent Cadio
le boostent façon turbo —
Fin du pédant topo)
Octosyllabe tube à essai
cristallise le mémorable
phénomène de ce vendredi
vingt-six mars où peu de choses
se sont passées en apparence
le monde roulait ses cadences
Merkel tance la France
Classée à haut risque viro
logique par Berlin
trafic mondial ralenti par
porte-conteneurs Ever Given
monstre de quatre cent mètres
en travers dans le canal
de Suez, mort d’un cinéaste
Trop popu pour les bobos
trop chichi pour les prolos
Collision ferroviaire en Égypte
Locos De-Luxe en frontal
32 trépassés Sanction dissuasive
Exigée par président Sissi
Échappe-t-on à l’octo sur la terre?
Dites-le moi seulement
au cas contraire et dans quel script
faut-il vous le dire pour être compris

Je voudrais dans ce coffret
de huit syllabes conserver
Ainsi qu’une capsule temporelle
une file d’attente de poissonnerie
extérieure juste à la sortie
des chantiers de l’Atlantique
Sous les tourelles et les bielles
Du prochain paquebot XXL
barcasse pathétique
est Virtuosa pas un caïque
Babel de manchots à fric
Départ le premier avril
7 h 45 à la marée
2421 cabines 6334 passagers
21 bistrots, barman humanoïde
Kitsch façon Raoul Georgette
Roulette blanquette piquette
Bétaillère climatisée
Au moins ça leur fait du boulot
Ça ou compter les bulots
Dit Roger au blond à collier
(Jésus en guitariste crucifié)
Tout cela vous a un côté
Fin du monde vivement Gibraltar
Va pas gêner la croisière
Virtuosa de tes galères
L’Humanoïde te sert un Spritz
avec voix et expressions Ritz
pour une expérience de
bar totalement immersive
Le ferons-nous seulement ce voyage

mardi 23 mars 2021

48. Le père


À Ingrid

Moi la délaissée
Puisque ne pouvant porter haut le nom du Père
Puisque de la même nature mouvante que les flots
que la mer le ciel et les nuages
Puisque n’étant pas mes frères bien qu’aussi frêles que moi
Minces coureurs de pistes
N’étant qu’une brindille diluable dans l’Untermensch
Fille non porteuse du patronyme de surhomme
Ce nom du père
Je le porterai sur toute la terre avec mon prénom Lorelei
Ou Elina ou Astrid ou Ingrid
Ce père Panzer j’enfouirai les svastikas
Qu’il était fier de découvrir sur une photo ancienne
de sa propre maison: demeure prédestinée au génie (lui)
puisque la Wehrmacht y avait déployé avant lui ses bannières à croix gammées
Et l’avait choisie comme siège de son état-major
De même qu’il y avait établi sa propre famille comme
le nid d’aigle de sa domination (à lui)
— Ce même père fier de montrer l’absolue identité entre
sa signature (à lui) et celle d’Adolf Hitler, comme désigné
par la graphologie
pour succéder à la tête du Reich millénaire —
Moi la délaissée je porterai très haut ce nom du père
Que j’aurai enfoui dans un puits de couleur
Je serai célèbre dans toute la terre
Pour mes portraits de femmes.

lundi 22 mars 2021

44. La cour


Je pense à Louise Labé quand je revois à cette cour
De ferme où vécut ma mère
ce n’était point
Courtoise antichambre que cette place bourbeuse
Où elle eut froid et chaud, fut d’humeur gaie ou plaintive.
Christiane rêva-t-elle comme la Lyonnaise élégiaque
(Poétesse de la Renaissance qu’on nomme la belle cordière,
        car fille et femme de cordier
De même que mère était fille et femme de fermier)
d’embellir ces flaques
Afin qu’elles fussent miroirs de vie heureuse?

Reine d’une société brillante
Au premier plan de cette coterie lyonnaise
Avec son amie Pernette du Guillet
Louise chantait odes et carmes
        à la façon de Dante et de Pindare
Mère le fit à ses poules et ses pintades
Fredonna charmes et succès de Tino
En cette cour fangeuse qu’elle traversait déhanchée
cloître fermier délimité par étable, fumier, silo.


Il était l’endroit le plus sale de la terre,
                    ce cloaque
Que j’eusse voulu galerie de glaces où elle pût
se voir sourire et mirer une belle robe.

Sale resta la cour il eût fallu goudronner mais je crois
que cela coûtait — Eh quoi? Il reste l’image vive
D’elle encore Ô rires Ô soupirs
De mère seule boîtant dans son corridor de terre
Pour aller traire à l’étable de même que Louise
Aimait abstraire ses tourments sur une table.
— Ô ses larmes aussi
Puissent-elles recouvrir nos mémoires d’un goudron
miséricordieux et lui offrir un décor plus heureux
Pour s’éteindre qu’une cour boueuse

dimanche 14 mars 2021

40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète

L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.

vendredi 12 mars 2021

39. 12/03/21 Fraisiers

Fraisiers repiqués sous la pluie retour de façons d’être
Qui remontent le cours du sang sur le tranchant de la houe
Et gestes qui reviennent dans les terminaisons nerveuses
Tes racines tes racines dit la vieille complainte
De l’ortie neuve et de la grande consoude
Qui fait résurgence dans ce poème trente neuf
Tout cela sent le paradis perdu bien perdu
Et même le gardien des propriétés sacrées des arômes
des fumiers — en voici le fantôme:
L’homme du tour des terres est en bout de sillon
Comme une rumeur de mer en angle de parcelle
Un bruit de sabot un rêveur dans les arbres
Lui, le saltimbanque à ses manchons de charrue attaché
— Et plus tard, aux modernes quadrisocs, tracteurs Someca Nuffield
— Offrant à toute dépense son inépuisable réserve
Et son rire bref aux promesses vaines:
La voix de mon père m’accompagne dès qu’un peu de terre
Se trouve sous mon pas, il est là qui lâche quelques syllabes
Ainsi qu’une voix dans les hêtres
De sa voix faite pour héler de versant à colline
Quand l’oeil mesure les pluies brèves de mars
Qu’il rallume la cigarette en coin comme dans les films avec Wayne
Et sort l’une de ses phrases Hollywood
Tu peux creuser plus profond que la bêche
Mais pas faucher plus large que la faux
Je m’imagine l’entendre en ce parler intérieur
Qui est parole des morts et pain perdu