Affichage des articles dont le libellé est poésie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est poésie. Afficher tous les articles

vendredi 15 novembre 2024

Quitter la terre: rencontre et débat au passage Sainte-Croix (Nantes)

 Daniel Morvan évoque dans Quitter la terre (Le Temps qu'il fait, 2024) ses origines rurales, son enfance paysanne, monde perdu dont il témoigne avec émotion et sincérité. Né dans une famille d’agriculteurs du Finistère nord, Daniel Morvan a vécu les arrachements propres à la modernité : exode d’un terroir à l’autre, promotion de l’enfant boursier jusqu’aux bancs de l’École normale supérieure. 

"Émouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière, le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion" (Jean-Claude Lebrun). Quitter la terre raconte, écrit Pierre Michon, "le déchirement entre les deux appartenances, le paysannerie et la caste lettrée. Un livre très rude, tendre pourtant, qui au-delà des deuils finit sur une espérance pour ce "parapluie de papier" qu'est un livre." 

"Nombre d'écrivains ont décrit cet engloutissement de la ruralité qui eut lieu au 20e siècle. Pierre Bergounioux et Jean-Loup Trassard en sont sans doute les figures les plus marquantes, on peut leur adjoindre la voix singulière de Daniel Morvan (Thierry Romagné, Europe).

Conversation animée par Thierry Guidet, le jeudi 21 novembre à 18h30 au passage Sainte-Croix, 9, rue de la Bâclerie, Nantes. Participation libre.




samedi 12 octobre 2024

Les caravelles

 

Quand on était enfants, retour de la moisson,

le grand jeu était de monter au faîte

de la charretée, et de là-haut toiser

les citadins dans leurs voitures grises.


Sur nos visages tannés la vitesse de la brise

nous faisait sentir, comme sur de grands voiliers,

des gabiers des mousses à la mâture.

Dans leurs autos, qu'est-ce qu'ils nous faisaient pitié


les gens des villes, furax d'être coincés derrière

la lente caravelle revenant de Convenant-Kemper

ramenant la paille des lointaines emblavures


que nous avions du côté de Trémel! Quelle

compassion que la nôtre - et de même la leur,

hilares de nous voir heureux de nos fardeaux!


mercredi 7 février 2024

Jean-Patrice Courtois, poète de l’anthropocène

Tout langage appelle déchiffrage, tout poème aspire à l’énigme. De même qu’un tableau, une partition envisagée d’un premier regard, un poème engendre, avant même d’être lu et dans son obscurité même, un sentiment du texte. Que nous dit-elle, cette « saisie intuitive », devant le livre de Jean-Patrice Courtois: Descriptions (éditions Nous, 2021)? Des phrases de longueurs variables ne s’appréhendent pas comme des vers, mais des « blocs de prose » découpés, segmentés, offrant le calibre de la « description » proposé dans chacun des poèmes.
Un mouvement de phrase électrique jeté dans une syntaxe tendue: un style. Des poèmes qui travaillent le document, le triturent, le désintègrent. Il y a une physique du texte, une tension, un agencement neuf des significations qui prend de vitesse la compréhension. Cela tient à l’unité de base des textes: ni vers ni prose mais phrase, forme choisie pour l’amplitude de son balayage, sa capacité à emporter la puissance du vers jusque dans la prose et à en multiplier les brisures sans les ruptures et les stations du vers. Cela va très vite, la phrase rebondit sur ses assonances, allitère, parfois l’oreille n’entend plus que des « t », « une pâte à texture égalisant transparence traversable ». Ou bien au contraire des images courent sur la page sans aucune interruption (à cet endroit, une virgule serait de trop), la phrase engendre la phrase et déploie une danse aquatique, « l’ulve légère le jonc ami des marais l’osier l’humble canne sous les longs roseaux disent moins fort en son que le langage qui certifie la vue matérielle ».
De quoi ça parle? De nature, biologie, météorologie, océans, terre, sol, chimie, mammifères, poissons et amphibiens, installations artistiques, photographie, danse. Des choses qui n’ont rien à voir ensemble, juxtaposées, échantillonnées. Le « rien à voir ensemble » serait donc l’objet même du livre: un rien qui est l’invisible monde? Vous vous demandez si le poète aime écrire ces choses: « Il ne sera jamais beau de raconter les malheurs futurs ». Vous savez que vous faites fausse route, que ce n’est pas du tout ça, qu’il est question d’agriculture, qu’il vous conseille de ne pas utiliser d’engrais chimique, que les plantes parlent aux champignons. Ou qu’il est question de mathématiques, de transmission d’information. Vous ne savez rien, vous nagez, vous nagez dans la poésie.

Vous vous souvenez que vous avez pensé écrire au sujet de ce livre, et, en raison de son opacité, ce projet vous semblait impossible: vous alliez le prouver. Cela prendrait du temps, vous inventeriez quelque théorie de la transe chamanique, du renouvellement du dire poétique aux temps de l’anthropocène.
Vous laisseriez décanter. Vous aménageriez quelques étiers autour des cristallisoirs formés par chaque page, un poème par page, et vous attendriez l’évaporation. Vous constateriez que le livre est composé de phrases-poèmes, ou de poèmes-phrases, ou parfois de poèmes de plusieurs phrases, autant de distillats d’information poétiquement transformés. Vous estimeriez qu’il manque quelque chose comme un mode d’emploi.

Le lecteur devine la présence d’images, de spectacles, du reportage: Comment ces éléments bruts sont-ils transformés pour devenir poème? Y a-t-il d’ailleurs vraiment poème? Que devient la source effacée mais devinable? Vous devinerez des références latentes, de quoi ça parle, sur quoi ça s’appuie. En fin d’ouvrage, des noms pour la plupart inconnus de vous, des artistes (oui, vous connaissez Godard, vous avez vu des danses de Julie Nioche, et Walker Evans, le photographe de la Grande dépression, ça vous parle un peu), de scientifiques (et même Gilles Courtois le mathématicien, frère du poète): Rien de ceci n’offre un code d’accès: manque un index précis renvoyant tel nom à tel poème.

Une méthode d’écriture


Pour vous aider, Jean-Patrice Courtois, à plusieurs reprises, au cours d’entretiens, a décrit sa méthode de travail. Et tout ce qui va suivre sera donc une paraphrase de ces interviewes, une incorporation du propos original: que le lecteur, que le poète lui-même ne nous en tiennent pas rigueur. 

Tout part d’une pratique quotidienne d’extraction des nouvelles du jour, d’un geste très rapide et sans réflexion. Les documents d’origine, dit-il, viennent de la presse écrite.
L’écrivain à sa table de travail. La lecture des journaux est la prière du matin moderne. Des journaux, des ciseaux, un grand cahier où il colle les articles sélectionnés, les photos. Articles découpés, classés, extraits, synthétisés. D’abord dupliquer le document, l’extraire, puis le grand saut, le « saut sans savoir » sur la scène de l’écriture. Une fois collé dans l’album, on laisse reposer la collection de vignettes, on y revient: ça décolle, ça fuse vers ailleurs. Les poèmes de Descriptions s’appuient sur une matière documentée « livrée par la marée du matin ». L’auteur sélectionne à l’instinct, manie les ciseaux. À la base, le triangle des arts, de la science et de l’écologie,  extraits ou spécimen recombinés dans un journal de journaux. Pas de protocole, pas de procédure maniaque. Ces opérations préalables ne sont pas le poème, elle en sont les rites propitiatoires.
Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
Pour mieux comprendre, un exemple: Un article publié par Le Monde en 2014, d’Hubert Prolongeau: « Sur les ponts d’Ispahan ». Il nous semble, en nous appuyant sur quelques indices, que ce reportage pourrait être le document de base du poème de la page 70. L’article décrit les beautés d’Ispahan, dont le fleuve a été détourné vers les champs de pistache du désert. Il commence ainsi: « Quels rêves charriait-elle quand ses flots roulaient encore ? « Avant, je venais souvent ici et je regardais l’eau. Aujourd’hui, j’arrive à peine à l’imaginer. » Ali Hosseini ne rit pas. Il est triste. Au pied du Si-o-se Pol, l’un des plus célèbres ponts d’Ispahan, le lit de la rivière Zayandeh Rud (« le fleuve qui fait naître » en persan), celui qui a fait de la ville une oasis au milieu du désert, est à sec. Complètement. Ses trente-trois arches ne sont plus entourées que de galets et de sable. »
Il suffit d’imaginer Tours sans la Loire ou Lyon sans la Saône. L’article poursuit en analysant les causes de cet assèchement, puis vante la douceur de vivre au pays de mollahs, paradoxe classique de l’écriture journalistique. Voici maintenant le texte de Courtois:

« fleuve qui fait naître » son nom de fleuve en langue l’eau n’est plus sur site chaque mètre de tous les lieux liquides n’est plus dans l’eau (le pont: trente-trois arches sèches galets sable l’eau c’est la ville l’ici lié l’eau ville parle en diction d’affluence (« je venais et je regardais l’eau aujourd’hui je ne la vois plus » dit l’habitant qui pense j’ai du mal à imaginer l’eau dans le vide de tout lieu d’eau (trois jours d’eau par an la cent-vingt-et-un virgule soixante-sixième soixante-six six six six etc… partie de cette année l’eau revient chanter sur les galets la 121,66e presque 67e partie l’eau virgule 66/67 coule après la virgule une eau sans bords dit la chanson qui s’arrête pour écouter l'absence de la chanson

Tout cela se dit non pas d’un souffle mais sans rupture, la syntaxe nous porte sans observer de stases. Le passage par le document initial nous permet de dire comment le poète opère: non point en surlignant le tragique de la situation (« on a volé la rivière », dit le journaliste), ni en poétisant le document de départ (au contraire, il le dépoétise), mais par synthèses: « l’eau c’est la ville », la parole de l’habitant conservée (et citée textuellement), et ce calcul arithmétique qui permet, avec un humour glacé, de montrer avec d’absurdes virgules le lit à sec de la rivière Zayandeh Rud. Le décollage du poème à partir du document montre que l’enchaînement de scènes et d’explication qui fait le reportage est rebrassé dans une syntaxe sans suspension. Elle intègre même implicitement un moment clef du reportage, où sous les arches du pont s’élève la voix d’un homme: « Parfois s’élève le chant d’un homme, repris par tous. Moment superbe, dans lequel l’étranger est accueilli sans aucune gêne, et même invité à son tour à entonner un air de chez lui. » Courtois, lui, dissout la scène vue et fait seulement entendre la chanson absente de l’écoulement liquide.
Travail d’une grande finesse puisque l’essentiel de l’opération s’efface, le document réduit et transféré dans le poème. Chaque poème opérant de même sur des documents les plus divers, une opacité de prime abord désoriente le lecteur. Désorientation née de la diversité des discours embarqués, et de la prose qui les embarque sur ses lignes irrégulières.


Théorèmes de la nature et Descriptions (les deux premiers livres d’un triptyque) sont, ainsi, du document transformé comme Madame Bovary ou Crime et Châtiment sont du fait divers transformé. À ceci près que les sources ne sont pas des contemplations de la nature même: il n’y a pas de « lieu de la poésie », pas de gisement du poétique, elle est par essence un agir, une action sur le langage. Un criblage des discours multiples, en un journal-poème qui serait comme les specimen-days (échantillons de jours) du poète américain Walt Whitman. Le point de départ est, on l’a dit, formé de langages issus d’autres systèmes de signification: des discours, des reportages, des œuvres d’art, des analyses scientifiques ou mathématiques. Et les objets sont multiples: L’eau, la mer et la terre, les animaux terrestres et marins, les arts, œuvres, livres, photographies, le désastre écologique travaillé par la photo, les migrants, le village peul cerné par les champs d’huile internationaux, les algues vertes, les déchets radioactifs, le land art, la thermodynamique de l’atmosphère. L’écologie n’est pas le seul langage travaillé, il y a aussi l’archéologie, la paléo-anthropologie, la cosmologie, la neurologie, le cerveau, les tourbillons, le politique, la maladie mentale: tels sont quelques uns des thèmes distillés dans les 143 poèmes.


Explorateur de langages


L’empreinte humaine fait partie désormais du spectacle de la nature: « l'histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire » (Michel Serres, 1). Cette rencontre entre nature et histoire porte le nom d’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’impact des activités humaines sur la planète. Le réchauffement, la pollution par les billes de plastique appartient au même monde qu’une photo de Francesca Woodman. Il existe une mathématique de la manière dont les billes de plastiques s’immiscent dans le vivant. Et l’usage poétique du langage n’est pas une aimable mise en forme de la catastrophe, quelle qu’en soit la version, vers libre standard, expérimental, slam ou poème narratif. Une rhétorique nouvelle ne suffira pas à rendre compte de la destruction de la nature. Elle ne serait encore qu’un ornement, un mensonge publicitaire. Si demeure la conviction absolue que le poème est à même d’embrasser le monde, sa relation traditionnelle avec le « tout » est remise en cause par la mutation anthropocène: au poète d’ordonner ce chaos, et plus que jamais de descendre aux racines des choses mais encore des mots, puisque les questions les plus importantes, comme celle d’une habitation harmonieuse de la terre, sont devenues les plus violentes. Une simple rhétorique n’y suffira pas. Le beau n’existe pas à l’état naturel, on n’y va pas avec sa pelle et son râteau. Il est toujours de la beauté produite dans un langage: ce n’est pas le paysage qui est beau, mais le tableau de Monet. C’est Corot, c’est Courbet qui font voir la beauté. « Des peintres humanisent des paysages dont il se peut que nous comprenions pas tout de suite pourquoi ils nous retiennent, pour le reste de notre vie », écrit Yves Bonnefoy (La longue chaîne de l’ancre, 2008, page 140).  


De plus la beauté n’est plus assimilée à l’idée de nature comme son lieu natif. « Avec la Modernité, écrit Jean-Claude Pinson, le sentiment du beau a connu lui aussi l’exode rural » (Pastoral, Champ Vallon 2020, p. 111). Exilé de ses sites traditionnels, plage, paysage, nature morte, portrait, le beau se trouve identifié, non plus seulement aux formes de l’art, aux multiples langages du corps, de l’image, mais encore aux multiples syntaxes des mutations écologiques, aux formalisations scientifiques dont Courtois fait le matériau de base de sa propre syntaxe. Assumant toutes les médiations de la modernité, il renonce aux épiphanies du spirituel pour traverser les métalangages scientifiques, artistiques. Si l’idée d’une relation directe avec la nature n’est plus, célébrer la nature est désormais explorer tous les langages, sans exception, et prendre les mots à la racine. Parler de la manière dont on parle de la nature, c’est mieux parler d’elle. L’écologie traite des relations (notamment les phénomènes non-visibles) entre êtres vivants et milieu, l’art recherche le langage de cette relation non manifeste. Courtois se situe encore dans une tradition, celle du poète interprète du langage caché du monde. Même si déchiffrer le poème de la terre sans renoncer à la célébration de l’être, de la réalité sensible, ne passe plus par un hymne à Vénus ou à Flore mais par une syntaxe qui découpe dans les documents, s’immerge dans « les syntaxes étagées des relations écologiques » et somme les discours spécialisés de s’expliquer. 


Poésie, langage des langages

Inutile de chercher dans le poème un équivalent sensitif de la nature, une sorte de recréation du temps comme dans le haïku japonais, qui offre à la fois le proche et le lointain dans son type propre d’abstraction sensible. Habiter la nature en poète veut dire habiter le langage. La crise appelle une poétique, parce que « les hommes regardent la terre avec le langage » et dans le langage, « ce qui fait voir c’est la poésie », dit-il en parlant de Michel Deguy (N’était Deguy, revue Critique 887, 2021, p. 329).

les néonicotinoïdes ne sont pas rouges — les terres deviennent rouges — « à empreinte humaine modérée »: seulement 5% des rivières d’un pays ouest-européen— 80 000 hectares d’hévéas seule plante seule industrie ici une seule propriété —le nom de l’ancienne zone la plus pauvre de la ville où des gens habitaient en grand nombre est Cass Corridor    — les 880 bélugas restants barrent encore la route des sables bitumineux rive sud sud du fleuve—les tests génétiques dits « portraiturants » sur le seuil d’entrée —la paraphrase du poème latin dit: quel jour est ce jour sur lequel brisé tout à coup tombe le monde

le poète latin devant qui parle le poète français Courtois, celui-ci lisant à travers Horace les effets de la Mutation anthropocène. La crise écologique évoqué par collage de dépêches d’actualité, auxquelles répond une voix de l’Antiquité romaine, Horace qui évoquait le retour d’un âge de fer à Rome, au lendemain du chaos des guerres civiles. Le poète antique apparaît ici pour clore un poème où cohabitent les mammifères marins en déclin de l’estuaire du Saint-Laurent, la zone la plus déshéritée de la ville de Detroit, l’identification des caractères morphologiques par l’analyse des traces génétiques. Nous sommes loin d’une conception binaire de la machine envahissant le jardin d’Eden. La poésie ne se résout pas en thèses mais propose sa figuration du monde contemporain, laquelle ouvre un angle et un champ pour la réflexion.

Ainsi la poésie ne renonce pas au projet d’habiter la terre: de la mélancolie véhémente du poète, nous avons besoin. Courtois exerce son combat politique sur le terrain de la langue, qu’il juge même comme la plus féroce des batailles (Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, ne déclare-t-il pas la langue comme déjà obsolète?). Les effets du capitalisme mondial néo-libéral sont déjà dénoncé et décrits et documentés, le déferlement du tout-culturel emporte et lamine la poésie. Dans sa capacité à mettre en langage des processus invisibles, complexes, se développant sur des rythmes longs, la poésie a pourtant ce rôle de protection de la nature. Courtois n’est pas un lanceur d’alerte mais un poète. « Le poète, conservateur des infinis visages du vivant », disait René Char. Et son lecteur? Tout le monde, mais pas n’importe qui, disait Duras.

Daniel Morvan


Né en 1954 à Viroflay, en région parisienne, Jean-Patrice Courtois est professeur de littérature à l'Université de Paris 7-Denis Diderot. Il a enseigné dix ans l'esthétique et les arts. Et dirigé pendant six ans un séminaire: « Littérature, esthétique, écologie  ». Le thème de son HDR (habilitation à diriger des recherches): Théorie des climats chez les philosophes des Lumières (travail inédit).
1: Le Contrat naturel, cité par Catherine et Raphaël Larrère (Du bon usage de la nature, Flammarion 2009).

Chaque poème trouve sa forme dans le rapport au document. Il se laisse surprendre, à quoi servirait-il d’écrire sinon (1)?
1: Ces renseignements sur la méthode de travail de Courtois sont décrits par lui-même dans plusieurs entretiens qui inspirent très largement la présente analyse, sans être systématiquement cités entre guillemets. Un premier échange avec Emmanuèle Jawad, Matière écologique et matériau poétique, Diacritik 2020. Lien:
https://diacritik.com/2020/04/01/jean-patrice-courtois-matiere-ecologique-et-materiau-poetique/
Le poète s’est également entretenu à propos de Descriptions avec Martin Rueff à la Maison de la Poésie de Paris, dimanche 23 mai 2021. Lien:
https://www.youtube.com/watch?v=UaA3Jf_t_TY
Parmi nos sources librement citées, l’article de Courtois sur Michel Deguy paru dans la revue Critique, n° 887, avril 2021: « L’Éden ici bas, d’une poétique écologique de la pensée ».
Enfin, plusieurs échanges de courriels ont rendu possible la rédaction de ce parcours de lecture qui puise à de nombreuses autres sources, comme l’ouvrage de Jean-Claude Pinson déjà cité, ou « Nos cabanes » de Marielle Macé (Verdier 2019), notamment le chapitre traitant de la poésie: « Un parlement élargi ».

vendredi 26 novembre 2021

295. Tariatara

Ayant oreilles pour ouïr
de ma vie vais-je vous dire
ce qu’entendis en grands sons
qui chacun portaient leçon

j’ai ouï d’une pierre affûtant
la faux et son chuinté
dans la fraîcheur des blés
Ouï aussi couiner un goret
selon Littré rimer goret
signifie irriter l’oïe
tariatara disait la ventoïe

J’ai eu o (ainsi s’est-il dit
laconique le verbe jadis)
un joli bruit c’était celui
de la tarare ou vanneuse
qui vantoisant blés et jupons
de la juponnante Manon
tariatara disait la venteuse


Oi la trieuse à patates
son girotapis était l’exéat
des tubercules secoués
sur une natte à trémulé
vibrante comme tonnerre
tariatara disait la venterre

Les aéronefs en l’air
ont aussi bruyants réacteurs
surtout les Fouga Magister
passant au-dessus des champs
trop vite pour que nos chants
saluent les apprentis pilotes
qui se rient de nous ilotes
tariatara disait la ventôte

et la chanson heureuse
de la tendre écrémeuse
par un doux tintement
elle salue l’avènement
de l’onctueux orpailleur
le joli prince de beurre
tariatara disait la vanteure

J’o des claviers la piaillante
causette des Atari 1040
dans les salles de rédaction
quand débute l’impression
de la première édition du soir
tariatara disait la rotarare

dimanche 21 novembre 2021

292. Rose



La rose traversait le dernier jour de clémence
la tête inclinée vers le sol les pétales brimés de froid
Ni l’air gris ni le balancement lent des saules
ne pouvaient tuer le rose de cette fleur
l’automne à son terme ne dépèce pas ses proies
il les laisse flétrir et observe en silence
comme le sang se retire des choses

Avec patience la lune déposera ses sucs
sur leur tête qui oscille et les apprêtera
pour leur dernière nuit
comme encloses entre deux mains de cristal

aucun bourdon n’aura suivi sa traversée de l’ombre
mais au matin la rose aura nourri d’autres soifs
elle aura glissé pétale par pétale sur l’herbe
la nuit aura embrassé ses lèvres déjà obscures
et déposé
un peu de nuit sur elles dans la nuit tremblante

 

 292. Samedi 20 novembre.

lundi 4 octobre 2021

244. Karo

Rome oui c’est de Rome que ce livre parlait
"la ville sainte est carcasse de monstre
désossé par une armée d’insectes
qui en firent des confetti de à coups
de mandibules horrifficques"
-- euzuz on dit en breton

une ville qui ruisselle de piétas et de descentes de
croix de boursouflures de marbre de colonnes
pourpre cardinalice putti et sépulcres

pas une ville mais un déchet industriel
dit le sculpteur Christian Champin qui cisèle des broyats métalliques
en guerriers Maasaï sur des socles en cagette
mieux que les champions de quadrige péplum
Rom n’est plus dans Rom Read Only Memory
mémoire morte dans les flaques d’History
Cette ville est un navire Argo déclassé
le fatum qui assiège tes murailles 
la dame de carreau au cœur piqué défailli
Damez Karo prie à genoux dans ses trèfles décapités

242. Nausée purple lakers

Des fois si le poème t’écœure survient
cette nausée purple lakers
lorsqu’il te semble devoir
rembobiner l’enfance éclaircir les ombres
jouer cartes sur tables sortir ton joker
comprendre qu’on ne voulait pas laisser
père mère derrière soi ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur
 
Reste l’impression d’être ventousé à la paroi
pousser devant soi un arceau gothique en forme de
thorax sous lequel passerait une colonne de fourmis
fuyant à l’arrière des colonnes ennemies

et encore l’idée qu’il suffirait de prendre
ces chemins terreux pour se laisser
reconduire à la boue nourricière à la frontière
où tu vois la bouche de l’eau et l’œil des étoiles
te ramener au fumier -- retour dans le game
essaie encore dis ta chanson de golem

cette forme dégradée de parole est ta mixture
de rural saupoudré de lectures mais rien de moderne
mais rien de ce mash agreste post mortem
qui sied tant à la modern poetry
les pages du livre tourneront comme Patek
quand tu sauras boutiquer de la versité
pour produire l'effet de vrille du vilain canard ayant couvé des signes


à quoi s’attendais-tu à ce que la nature
consente à descendre de monture
et ramasse l’épi chu du tas de blé
pour te dire que le monde sera sauvé

tu as trop médité sur des cadences tricotées
en marquant les basses laisse dériver la barque latine

O rus! quando ego te aspiciam attache des rames 

aux berceaux d’osier et vogue si ça finit par dire une chose 

ça s’est d’abord pointé en intrusion manifeste

sans surveillance une ligne mal bâchée vire à l’épique

ceux qui ont le flow inné te te mixent ça au buzzer
ça cartonne ça parle aux foules et ça check
tous les marqueurs de hype le poème est complet
pas besoin de hairstyle 100% indian hemp
pour rouler en inconduite intérieure ce crève-cœur
m’a-t-il pas vraiment crevé le cœur

samedi 18 septembre 2021

221. Astronomie



C’est aujourd’hui la fête du Double Neuf
Cette nuit au stade Meerschaut
Allons voir comment bouge le monde

au télescope des astronomes amateurs
nous sommes marins en bordée
qui titubent et chantent à la lune
sous les balcons d’une maison silencieuse
La Lune
Quand je la regarde je pense
que vous aussi la regardez

là haut c’est un bal qui donne le vertige
à vous
personnalité obscure gringalet à pompon rouge
qui voudriez
attraper la lune avec les dents
dévorer les élégances du ciel et leur marche hautaine
bustes marmoréens et visages parfumés

Laissant flotter un sourire sur leurs profonds empires
elles vont épaules nues survolant d’un soupir
l’infini qui roule sur ses cylindres obscurs
Des plumes d’argent oscillent à leurs têtes

Parfois vous vous croyez satellisé
sur le trampoline de la nuit élastique
vers le chaos harmonieux qui tourne avec lenteur
aucun chambellan ne vous barre la route
vous voici dans l’escalier d’honneur
Des lustres baignent les danseurs d’une foudre blanche
sur la pointe des pieds vous tentez d’apercevoir une blonde
figurine qui passe dans un tumulte de glace
tout se passe
comme dans une page de roman russe
on devine
Les tulles vaporeux d’une supernova
Les amas globulaires de l’outre-monde
Les scories éjectées de notre espace
qui
savent maintenant
ce qu’il en est du big bang

et cette rosée du rêve que nulle main poudrée
n’essuie du visage au menton de l’enfant

Jupiter est une agathe en suspension
que poursuit la queue d’un cerf-volant
—un pointillé de lunes gelées
Callisto
Europe
Ganymède—
pour conclure la phrase inscrite d’une craie hésitante
dans l’alphabet des choses obscures

Tant de mondes dans ce monde
tant d’attractions dans le poème étoilé
et tant de silences entre chaque étoile

Il y a aussi
Saturne Ô frère sombre en ta prison ronde
et qu’en septembre l’on voit briller à l’affiche qui annonce
Le Voyage d’hiver

Comme moyeu de cette roue
faite de vides de béances de trous de souffleurs
La lune — cette étoile de cinéma
C’est devant son miroir qu’il faut la voir
comme Auguste Méliès l’aima
avec sa tête pâle de petite soeur cosmonaute
qui a perdu ses rubans

 

 221. Jeudi 9 septembre.

mercredi 28 juillet 2021

177. Nicole



À René


Jour après jour la neige qui pleut des greniers
saupoudrait ses jours Sur le genou seul resté
un peu de cendre souvent
déposait sa dîme comme la lune
sur la tête des oiseaux dans l’eau qui clapote

Ainsi qu’une voyante dans sa ruelle
au chef couronné d’un buisson de houx
elle lit le grand livre des étincelles
et déchiffre l’univers de sa margelle
Un peu de malice allumait son oeil
qu’embuait les vapeurs de soupe au choux
tandis que sa jambe la portait aux fourneaux

Oui je peux encore l’apercevoir
je vois une silhouette années cinquante je la vois
marcher sur les passerelles du quartier ouvrier
jetées sur des briques quand la Loire déborde
Les pieds agiles des filles du faubourg
savent marcher sur les rigoles du fleuve égaré
je la vois voler en jasant jusqu’au milieu de la ville
traverser le cours Cambronne à la manière des moineaux
je vois la primevère à travers les branches du saule pleureur
et la fauvette dans les griffes lance encore son chant
Sur Nantes où prospérait le couvent
bagne urbain de la rue de Gigant
prison d’orphelines arrachées à leur milieu
Ogre Gigant dévoreur d’enfants perdues
de saute-ruisseaux non réclamés des tribus
prolétaires passant d’une mère épuisée à une mère supérieure
et des singeries de la rue à la machine à coudre Singer

La rafle des filles errantes happait celles
du Chantenay ouvrier vivant dans un palais délabré
un atelier pour elles et pour les marguerites sabrées
par les sévices réservés aux jouvencelles
du faubourg à qui la cornette enseigne l’unique métier des bonnes
celui de coudre et de courber l’échine

Cependant dans les bois sombres j’entends un chant rebelle
celui d’une ronde enfantine sur un tapis de trèfle blanc
C’est un rêve je la vois chanter un air à danser de son Trégor
oui je l’ai surprise plus jeune dans cette vision des champs
peut-être y danse-t-elle maintenant sur un tapis de boutons d’or
une flûte y chante sans voir une dame blanche à l’abri d’une treille
qui la regarde danser et médite d’un oeil de foudre:
un jour nous l’aurons cette sans-pareille
qui danse sur les mousses et ne sait pas encore coudre

Plus tard la veille d’être libre les blanches la tondirent
pour la maudire encore jusque dans sa liberté
Ce matin les épaules de René ne portent que ses larmes
Elle est bien maintenant dit-il Là où elle se trouve est le paradis
Nicole a refermé son parapluie

lundi 5 juillet 2021

155. Pompidou

Moment inévitable — celui
où le poème baisse les armes
à ce stade je ne puis rien pour vous
dit la muse
vous touchez au point zéro Ce creux ce vague
où l’aède vanné se vide
implore le pardon pour ses rimes fautives
ses rythmes bancals et les syllabes malhabiles
et puis sans le goût de parvenir
que fait sur terre un poète
et enfin chanter passe encore mais rimer à cet âge —

Celui qui écrit ces lignes se reconnaît
dans plusieurs des épitaphes prononcées
par Georges Pompidou dans une célèbre
Anthologie de la Poésie Française
(elle n’acceptait que des morts
écartant le vivant le schizoïde à vers libre
plutôt cimetière donc que florilège)
On a depuis longtemps oublié le Président
on se souvient encore du lettré
dont le florilège poétique fit autorité
de ses avis voici l’anthologie bien condensée —

Il était né pour d’autres époques pour être troubadour
ou pour la chambre bleue d’une marquise de Rambouillet
Il n’a écrit que de menus poèmes
Il y a dans son œuvre grimaçante beaucoup de la
nostalgie d’un génie qui n’a pas su éclore
Aurait-il su se dégager de l’amertume et du grincement
je le crois


Poète si tu te sens visé par Georges Pompidou que peux-tu répondre
d’autre que pom pom pi dou
il me revient l’anecdote
contée hier au bistrot par mon sonneur attitré Gilles Vaillant
d’une adolescente fugueuse aux trousses de qui
la police lançait un chien pisteur après lui avoir donné
ses chaussettes à humer
pour retrouver sa trace

Une nouvelle fois arrêtée
Au poste de police l’enfant se tourne vers le chien
ôte une de ses baskets la renifle et lui dit
Médor je n’envie pas ton métier

Ainsi en va-t-il de Pompidou qui humait les odelettes
des poètes
remuait la queue en disant c’est du bon vers de France
(évoquant Verlaine Hérédia ou Perse)
ces stances qui fleurent le lyrisme inégalé
du génie français
et les rangeait dans un livre

mardi 22 juin 2021

142. Silex



Cette flèche taillée n’est pas un miroir de fille
mais le sourire des yeux qui dorment sous terre
pose sur ton visage le masque d’oiseau
chemine sur le bord éclairé des collines
là où sont les villages enfouis
tu la sentiras quand elle te percera le cœur
tirée d’un arc depuis l’autre versant du sommeil
le silex des beautés qui passent dans chaque
clignement d’étoiles.

 

 

 (142. Mardi 22 juin. Silex)

dimanche 14 mars 2021

40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète

L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.

mercredi 16 décembre 2020

Perros, Keineg, Rougé: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

 

Georges Perros

« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».

Paol Keineg

Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».

Poésie en siège tracteur

Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.


Daniel Morvan.
 

Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros

vendredi 12 octobre 2018

Jean-Louis Murat en 1999: Alexandrie si possible #murat



Archive 1999. - Plusieurs jours à jouer sur les machines, travailler des samples d'Olivier Messiaen ou Iggy Pop, soigner un piano-voix, tester ses nerfs et ceux des autres, parce qu'il faut prévoir le pire, on n'est jamais déçu. 'Murat travaille sa tournée à venir avec ses musiciens, sur le plateau de la salle Paul-Fort. ' Il faut oublier l'album et repartir à zéro. Et surtout, on est là pour s'amuser. ' Murat a encore dans les yeux l'émail bleu du ciel d'Egypte, dont il revient. Où il aimerait vivre. Retour amont vers les crêtes enténébrées de ' Mustango ', dernier album fabriqué à New York et Tucson, dédié au Mustang, le royaume le plus élevé du monde, enclave tibétaine au nord du Népal, à 8167 m d'altitude. Beaucoup plus haut que la Dent de la Rancune, ce sommet auvergnat qui apparaît dans une de ses chansons, à la cote 1493 (Christophe Colomb + 1, s'amuse-t-il). 

Le poncif le plus courant, au sujet de Murat, c'est la chrysalide cyclothymique, l'Auvergnat ombrageux, le beau ténébreux ou même, s'amuse-t-il, le bellâtre de province. "Question de caractère, moi je peux changer d'humeur au cours d'un concert, et dans une même chanson. Comme je contrôle toutes les rythmiques aux pédales, je peux tout bloquer, et j'envoie un maximum de samples. 

Et quand on sait que la version initiale de Nu dans la crevasse (apex de l'album, une mélopée quaternaire à la Neil Young) s'étendait sur 17 minutes, on peut s'attendre à des concerts très différents d'une ville à l'autre, selon le feeling. "Nous allons travailler dans un esprit d'improvisation, comme en jazz. Nous ferons joujou tous les soirs. Il y a trop de concerts où tout le monde s'ennuie, les musiciens font une dépression au bout de 50 concerts. Nous, ça va être une grosse claque. J'espère bien qu'on va leur mettre une baffe! J'ai tellement une image stéréotypée de chanteur..."
De chanteur quoi? 
Il ne finit pas sa phrase. Le sensible se rétracte à la seule vue d'un appareil photo, le poète si loin des clichés: ' Est-ce ainsi d'écorce fille/ Que l'on va de ci de là au monde épais/ En quelques battements de cils/ Que la pluie de ci de là/ Inonde. '
 Les mots de Murat ont des éclats de gemmes à porter dans le noir. Jean-Louis Murat, homme d'image? Il existe un film réalisé par Pascale Bailly, ' Mademoiselle Personne ', improvisé sur une tournée, en compagnie d'Elodie Bouchez. 
Un autre film de Claire Denis, avec Jean-Louis Murat, tourné en Egypte, est resté bloqué au montage. 
Et le chanteur a le désir de tourner quelque chose en vidéo numérique, dont le sujet serait, au hasard, Jean-Louis Murat. "Moi par moi." 

Retour d’Égypte


Moi, c'est qui? "J'étais du douzième siècle, puis une fourmi, et enfin dans le grand espace, je me retrouvais dans la nébuleuse du Chien avec un nom pour spécialiste. ' Extrait d'un feuilleton de Jean-Louis Murat sur le site web du chanteur. 
Identité problématique qui peut le conduire à tomber amoureux d'un pays, laisser derrière lui son manteau de pluie, parier sur la vraie vie. "De retour d'Egypte, je voulais acheter une maison à Assouan, c'est le paradis sur terre, là-bas. N'importe quel jeune qui joue et chante 20 secondes, c'est plus riche que 20 meilleurs albums de l'année en France. Ils nous le disent: quand on entend votre musique, on voit l'état lamentable dans lequel vous êtes. Quand je vais en Égypte, je ne dis pas que je suis musicien. J'ai embarqué, grâce à Youssef Chahine, sur un de ces bateaux qui emportent les jeunes sur le Nil, le seul endroit où ils font la java. Tous jouaient, chantaient, dansaient. Et en Égypte, tu sauterais sur toutes les filles et tous les garçons qui passent tellement ils sont beaux. Les femmes en passant te regardent dix centimètres au-dessus de la tête, en faisant cliqueter leurs bracelets, elles ont la beauté de Nerfertari!"
C'est à cause de cette beauté nubienne que Murat, après une tournée de 100 concerts (' si on ne s'ennuie pas '), un album live dans une ville dont le nom sonne bien (Rostock, Alger, Prague, Trémel, Plouegat-Guérand ou Saint-Petersbourg), voudrait enregistrer son prochain disque du côté d'Alexandrie. Si possible.

Daniel MORVAN


‎mardi‎ ‎12‎ ‎octobre‎ ‎1999
866 mots

jeudi 13 septembre 2018

Jean-Claude Pinson: souvenirs du triangle d'or



Jean-Claude Pinson est l'écrivain d'une fidélité à un événement: 1968 et ce qui l'a précédé et suivi. Paradoxe: cet engagement à vocation universelle, aspirant à révolutionner l'humain, s'est exercé dans un territoire restreint, la Loire-Atlantique (L.-A). D'ascendance paysanne, Jean-Claude Pinson s'affirme même comme "un pur produit L.-A." Il vient de "là": Ni pope, ni archevêque dans ses ancêtres, seulement des "bordiers et fermiers embourbés", tels les Cuif et Rimbaud dans la ferme des Ardennes: "À l'exception de ma grand-mère paternelle, issue d'une famille de restaurateurs nantais faillis, tous sont des paysans du Marais Breton".
Comme "troisième maillon d'une lignée d'indigènes des républiques qui se sont succédé depuis 1870", l'écrivain pourrait légitimement revendiquer ses ancrages et, au tournant de ses 70 ans, chanter les valeurs sacrées de l'ici et maintenant, comme une momie du local emmaillotée de citations de Gracq et Michon. Mais l'auteur corrige, se disant "Nantais, évasivement", davantage enfant des vases et alluvions de Loire, que cette Nantes prétentieuse où il entend "l'anagramme de néant" (on se souvient chez Balzac, dans Béatrix, du personnage de la vicomtesse entichée de sa ville, "se tenant difficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les affaires de la haute société de Nantes, se plaignant de Nantes, et critiquant Nantes").
Le livre qu'il publie chez Joca Seria, intitulé "Là", se présente comme une "ego-géographie" inscrite dans un triangle d'or Nantes, Saint-Nazaire et Tharon-Plage.
Un livre tout en fragments, composé d'articles et de textes inédits, remontant le courant comme le saumon, vers son lieu de naissance en 1947 à Saint-Sébastien-sur-Loire. En mille sujets abordés, du rugby aux bruits des gares, de la pêche à pied au free jazz, il répond ainsi à ceux qui aimeraient en savoir un peu plus sur celui qui a théorisé la levée en masse d'une multitude de poètes, tout en restant discret sur l'origine de ses propres aspirations.
Balises d'une vie: La khâgne au lycée Louis le Grand, abdiquée pour l'existence de "moine-soldat" de la révolution prolétarienne. Le retour à Nantes en 1967, l'installation à Saint-Nazaire comme enseignant, pour rejoindre son épouse, dans l'enthousiasme militant pour cette ville "soviétiforme". L'agrégation à 37 ans, mais l'impossibilité de s'identifier à des racines, qu'elles soient de Nantes (ville "fort engraissée de la traite" dit Michelet) ou vendéennes (il ne se reconnaît pas dans le "fonds de commerce de l'hostilité à la république").
Le roman n'est pas son genre, il n'en caresse pas moins un projet de "vie de Jean Crémet" (1892-1973), révolutionnaire professionnel qui avait débuté à l'arsenal d'Indret, membre du gotha de la IIIe internationale et modèle d'un personnage de La Condition humaine, de Malraux. Un exemple pour le maoïste: "Nous rêvions de "zone des tempêtes", mais finalement ne parvînmes qu'à un peu d'activisme en Loire-Atlantique". Il rêvait de Crémet, il sera le contraire de Crémet.

Si loin de la Chine populaire, la Loire-Atlantique de Pinson est essentiellement sudiste, son Mississipi est la Loire, dont l'auteur aime le parfum sucré-salé, l'eau douce comme un "noir placenta" d'alluvions, et la mer "noyant de saumure océane la végétation assoupie sur les grèves". Fin des grands récits, deuil des illusions politiques, le lieu d'exercice de la poésie se trouve être ce qui nous semble le plus convoité par les pouvoirs, l'intime et le corps retravaillés dans la mémoire. Jolie page, parmi tant d'autres, que celle des "bousas", bouses de vaches séchées l'été dans les prés, chez la grand-mère Augustine, paysanne devenue garde-barrière, dans le Marais Breton: "L'été archivé dans les bousas libérant dans la cheminée l'enivrant parfum du pré fraîchement fauché où nous jouions avec un cerf-volant claquant au vent dans l'abondante lumière d'un soir de juillet, tandis que la grand-mère, assise sur un tabouret de bois à trois pieds, finit de traire Pâquerette, la benjamine des deux vaches".
L'autobiographie remonte le temps dans les traces familiales, par exemple les livrets militaires de sa famille. Celui de son aïeul maternel, Jean-Marie Gouy, survivant du carnage de Rossignol, en 1914, s'accompagne d'un carnet rapporté du camp de Wittenberg. Dans lequel figure un long poème de sa main. Ainsi, ce grand-père fut poète, s'étonne Jean-Claude Pinson, avant de prendre sa retraite dans une bourrine de Boin, loin de toute littérature.
Point de grand geste d'infraction dans ce livre, ni de culture de l'inattendu. Le texte file mezzo voce, sans mysticisme sauvage, son exotisme est populaire, il nous emmène souvent du côté des terrains de sport, gargottes et baraques foraines; il rend parfois une manière d'écho au dernier Chateaubriand retiré dans son jardin, avec son chat roux né au Vatican, à une portée de fusil d'un grand chemin. Pour témoigner d'une continuité généalogique, l'histoire des grands parents paternels: Louis Pinson, surréaliste sans le savoir, paysan de Nantes comme Aragon le fut de Paris, "maraîchin noiraud" et acrobate, et Suzanne, la grande blonde aux yeux bleus, qui reprochera à son mari son propre déclassement social, poussant la mésentente jusqu'à exiger la tombe à part. La fibre populaire de Jean-Claude Pinson le tient loin des décentrements vertigineux, des excentrismes romantiques, dans un sentiment orienté par la naïveté première, celle des déjeuners sur l'herbe, des lises de Loire et de ses vases saintes. L'histoire de l'aïeul poète vient conforter l'idée de "poétariat" chère à l'auteur, qui reprend le thème nietzschéen: "être poète de sa propre existence" - ce que fut, un temps, le grand-père rescapé?
Le corps, à nouveau, lorsque Jean-Claude Pinson enchaîne sans ambages sur son "histoire de prostate", dont la "très prosaïque fonction a besoin pour s'accomplir de sentir à proximité l'amicale présence du monde végétal". Les questions organiques ouvrent sur l'harmonie naturelle, sur "l'invisible remuement que fait le grand harmonium de la Nature".

Lorsqu'on laisse ce livre pour le reprendre, on saisit soudain ce qui fait qu'on aime y retourner: sans doute, "Là" se propose comme un dialogue constant avec les écrivains (Léopardi ou Vallès), les musiciens (Bach ou Shepp) tout en feuilletant l'histoire familiale, sauvée par une cassette audio retrouvée, un carnet de soldat, des images. Il constitue la Loire-Atlantique en objet autobiographique, et lui invente une héraldique colorée, "la tuile méridionale, le vert du bocage, le jaune ocre des marais en été, les bleu-vert changeants de la Loire". 
Avec lui, nous longeons le rivage de La Plaine-sur-Mer, partageons le bonheur des journées de lecture, le luxe pastoral, le plaisir aristocratique d'un plumage de huppe, la vie méditative d'une villégiature à la mer de pure tradition ouvrière: "La mer, magistrale infirmière de toutes les amertumes". 
S'il relève du genre de l'essai, c'est aussi une vie que le livre retrace, et le lecteur touche à chaque page, au détour d'un paragraphe sur Mallarmé, aux zones sensibles, à la perte, au deuil, au sentiment du temps. On aime que ce livre ne se laisse pas alourdir par ses ancres, ne brandisse pas son petit drapeau; qu'il ne geigne pas sur la poésie sans lecteurs, qu'il ne pleure pas sur la chute des utopies, mais au contraire qu'il propose de nouvelles raisons d'habiter en poète: "C'est vers un autre mode de vie qu'il faut se tourner; c'est un autre rapport à la Terre et aux lieux qu'il faut inventer - un rapport poétique, un rapport non prédateur. Et pour cela l'humanité a besoin de poètes (...) qu'ils aillent, armée d'instituteurs climato-activistes, hussards verts de la Terre, en tous lieux défendre et mettre en pratique le vieil et toujours jeune idéal pastoral propre à la poésie."

Daniel Morvan
Jean-Claude Pinson: Là. Joca Seria, 276 pages, 19,50€.