L’anecdote est rapportée par un auteur nommé Lebrun:
Un poète dormait dans la cathédrale
Quand une fille de Perth
Jeune épouse du roi de France et princesse d’Écosse
Passa par là. S’avisant en experte
De la présence d’un trouvère
Elle déposa un baiser sur sa bouche close:
C’est ainsi que font les muses
En rencontrant un mortel qui les honore
Assura l’exquise altesse.
Et sans prévoir les effets d’une charmante audace
L’osée Marguerite s’assura l’immortalité.
Comment? Voici: L’aimable histoire fit bruiter
L’entourage, dames d’honneur et pages
Chambellans, dames d’atour et roi:
Cette reine qui trouva la bonne page
De son destin dans l’écriture
Ruina sa réputation par l’excessive cour
que lui firent les poètes, de l’estropieur de vers
au maître des rimes en « M ».
Cela lui valut d’être espionnée, méthode immonde,
Par son époux le dauphin Louis, futur XI.
Elle mourut à dix neuf
ou vingt ans sur ces mots: Fi de la vie en ce monde
Ne m’en parlez plus.
Mais on parle encore d’elle, et jusqu’à à Paimboeuf,
Pour ce baiser volé.
dimanche 14 mars 2021
40. sam 13/03/21 Le baiser de Marguerite d’Écosse à un poète
mercredi 16 décembre 2020
Perros, Keineg, Rougé: Dialogues avec le visible (2005)

Georges Perros © Thersiquel/amis de Michel Thersiquel

Georges Perros
« La peinture, dit ma voisine, ça défatigue ». Cette note des « Papiers collés » dit bien la familiarité de la relation du poète Georges Perros au dessin et au visible. Et nous étions loin d’imaginer qu’il existait une œuvre graphique du poète, dont l’intérêt a justifié une exposition du musée des Beaux-arts de Bordeaux. En préface de cet album, Michel Butor raconte comment les lettres de son ami Perros se sont peu à peu mêlées d’images. Cette attraction fut certainement encouragée par l’amitié du peintre Bazaine. Elle correspond aussi à la perte de la voix, douloureusement vécue par l’auteur d’Une vie ordinaire : « la poursuite du dessin est une conversation muette avec soi-même », écrit Butor, qui voit dans ces essais graphiques une forme de thérapeutique, « comme les Indiens Navajos soignent encore leurs malades par des peintures de sable ». L’album publié par les éditions Finitudes va au-delà de l’anecdotique et nous montre un écrivain travaillé par la pulsion graphique, qui éprouve « l’envie de dessiner plutôt que d’écrire, de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. » Ce sont tour à tour des « tracés de nerfs » à la Henri Michaux, des collages (« je colle un tas de saloperies, allumettes, sables, algues, fleurs »), des gouaches et encres de Chine grattées, où il excelle. Poète amoureux de la peinture, Perros est ici le continuateur d’une tradition où l’écrivain élabore son esthétique dans le rapport au tableau, comme Baudelaire avec les « peintres de la vie moderne » et Francis Ponge avec Fautrier et Braque. On décèle aussi chez l’ermite de Douarnenez une idéalisation de la peinture comme espace protégé : « Un homme qui peint est préservé (…), plus préservé, en tout cas, que l’homme qui écrit. » Et pourquoi ? Parce que « la peinture est une pensée sous scellés », un secret bien encadré, un noyau qui résiste à la parole. Georges Perros, par ses propres dessins, s’avoue faire partie des « grands jaloux dont le martyre d’écrire a été atténué, enchanté, par leur fréquentation des ateliers, les amitiés qui s’ensuivirent ».
Paol Keineg
Faire image, tel est le métier des poètes, même s’ils disent parfois le contraire, comme l’écrit Paol Keineg : « Moins d’images, moins de malheur ». Depuis longtemps libéré de son étiquette de « poète breton », comme le dit Marc Le Gros en postface de ce livre paru au Temps qu'il fait, Keineg propose un dégagement poétique, entre ici et ailleurs, présence et absence : « Là, et pas là ». On mesure l’écart pris avec la flamboyance adolescente des années 1970, le verbe est concis, tranchant et péremptoire. Le prosaïsme rôde, mais n’est admis à la faire que sous la forme du slogan, de la formule ironique : « Un coin à jonquilles sous le ciel bleu. Le souvenir absurde d’une étendue de broussailles. L’ego s’offrant en forme vide. Trois raisons d’adorer les terres étrangères. Trois raisons d’abhorrer le capitalisme. » Keineg trouve, dans son rapport au parler véhiculaire, des accents à la James Sacré : « C’est vraiment chouette d’avoir trouvé refuge dans les phrases quand on préfère l’esclavage à la mort. » Toujours lapidaire, déroutant, Keineg se montre particulièrement drôle dans ces petites formes condensées, ces formules que l’on voudrait toutes citer : « l’adoration des actrices, il faut que ça reste un péché », une façon de se planter dans la langue courante et de lui couper le souffle : « C’est un pays toqué, plein de haine. Pas de rouspétance, je vous embrasse sur la bouche. »
Dans cette même veine, on lira Yves Deniellou dans un grand poème lyrique sur la campagne, la cueillette des mûres et l’amour : « On fait dire/ des choses aux mots/ en portant aux lèvres/ une petite photo ».
Poésie en siège tracteur
Erwann Rougé est un poète de la perception, profondément incarnée, mais étrangère aux appartenances, presque extatique. Nous le retrouvons dans un livre dont le titre vient d’Artaud, « Paul les oiseaux ». Il s’agit d’éprouver la présence du monde et d’exister poétiquement, en faisant le fou, en déformant les vieilles chansons : « Colchique sur un pied, le ciel, le ciel ». Il serait facile d’opposer à cette écriture à vif les petites vignettes campagnardes de Thierry le Pennec, mais le titre même laisse bien entendre qu’ici aussi, on embrasse l’aube d’été, et pas du bout des lèvres : « Je tourne la terre/ au tracteur pour la première fois/ de mon rêve ça sent le maraîchage les champs/ tassés par la poussière la sueur sous les bras/ de chemise ô mes quinze ans les voici les beaux nuages/ d’Ouest les voisins viennent voir/ comment je m’y prends et si/ ça poussera bien le fils assis sur le pneu/ tient la clef à molette il est dans son bleu. » Une vraie révélation que cette poésie en siège de tracteur.
Daniel Morvan.
Dessiner ce qu’on a envie d’écrire, de Georges Perros. Editions Finitude & Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. NP, 28 euros.
Là, et pas là, Lettres sur Cour, de Paol Keineg. Le temps qu’il fait, 160 pages, 17 euros.
Le mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne, de Yves Denniellou. Wigwam, NP, 5 euros.
Paul les oiseaux, de Erwann Rougé. Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros.
Un pays très près du ciel, de Thierry Le Pennec (prix de poésie 2005 de la ville d’Angers). Le dé bleu, 86 pages, 10,50 euros
jeudi 22 octobre 2020
Les chemins de la liberté de Liv Maria
À nouveau l'univers de Julia Kerninon vous emporte, par son mélange de précocité, d'appétit de dévorer le monde dans toutes les langues. Avec pour armes favorites une bibliothèque gigantesque, une machine à écrire et un sérieux romanesque qui bouscule toutes les objections, notamment celles qui peuvent invoquer la vraisemblance, elle raconte à nouveau une conquête de liberté. Nous retrouvons dans "Liv Maria" l'univers intense et excessif de la romancière, fait de dépaysement aux quatre points cardinaux, de secrets lourds à porter, malgré lesquels se construit un destin, la rage au ventre.
Liv Maria est la fille unique de Mado Tonnerre, tenancière taciturne d’un bar sur une île bretonne et de Thure Christensen, marin norvégien. Ce dernier entreprend d'initier à sa fille, avant même son adolescence, aux classiques de la modernité littéraire. Beckett, Faulkner, Jack London sont les lectures du soir pour la petite fille, et Murphy ou le trappeur malheureux de "Faire un feu" sont ses héros de contes de fées. Elle a 17 ans quand elle subit une agression sexuelle. Par mesure de sécurité, les parents optent pour un éloignement de leur fille, qui est envoyée à Berlin, où elle découvre l'amour dans les bras d'un Irlandais qui a l'âge d'être son père. Vive passion qui s'achève par la disparition de l'amant, qui pourrait passer par pertes et profits s'il n'était la clef de toute la suite du roman, car si Fergus s'éclipse, c'est pour faire apparaître un autre Irlandais, Flynn - n'en disons pas davantage.
Après cette volatilisation de l'amant, les parents de Liv Maria meurent dans un accident de voiture, et c'est au Chili que la jeune femme part oublier son chagrin. Survient un nouvel amour (Flynn, donc), et nous plongeons dans un scénario tragique, où il apparaît que les amours nouvelles sont toujours les enfants du passé. La voici mère, libraire, à la manière de ces romans anglais où les brumes celtes protègent les cœurs ardents, les vies antérieures et multiples: «Je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de van Buren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l'épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre.»C'est asséné comme une devise ou un slogan, et cela figure en bandeau de couverture.
On ne l'oublie pas si facilement, cette Liv Maria, sœur de Jane Eyre et de Mrs Dalloway. Et à travers elle, personnage qui porte toutes les aspirations à sortir de soi-même, et si l'expatriation et les expériences amoureuses en sont le moyen, la fidélité religieuse envers les livres en est la boussole. "D’emblée, explique la romancière nantaise, il y avait cette idée d’une femme avec un secret, une femme qui échappe au jugement des autres par le silence, l’idée d’entrelacer la tragédie grecque au prosaïsme de la réalité. Je voulais parler du quotidien, de la vie matérielle, de l’amour, de la façon dont on change à la fois sans arrêt et jamais, mais aussi de la grande rébellion qui se cache presque toujours derrière l’image de la mère. Je voulais faire le portrait d’une femme telle que je les connais, telle que je les sais vivre autour de moi – libres, incontrôlables, fières. "
Le jeu des coïncidences peut sembler un brin artificiel, mode Alexandre Dumas, mais le livre tient par son style très tendu, acéré, qui contraste avec une atmosphère de romantisme fou, un retour décomplexé au personnage romanesque classique, et la souveraineté intraitable de cette passionnée de Beckett à 10 ans qui, de métamorphoses en ruptures, devient elle-même. Et il y a cette belle métaphore du livre où la vie est une bibliothèque (grande comme celle de Trinity College, dit-elle!), s'apprivoise comme elle et n'épuise jamais tous ses mystères: "Elle regardait le mur de livres et savait qu'une part de lui (Fergus) y était conservée, et elle n'y touchait pas." Ce spectacle ouvre sur le vertige que lui donne sa propre vie, et sur la présence des objets dont l'enfance semblait pouvoir se passer, lorsque l'imaginaire prenait toute la place, bijoux, boîte à couture, moules à sablé: "...les tournevis, les marteaux, les clous, toute la grande quincaillerie de l'adulterie. Les choses qu'elle possédait lui semblaient pourtant des choses utiles, comment expliquer qu'elle n'en ait eu aucune utilité auparavant? C'était le mystère. J'avais le courage et j'avais le mystère/J'avais la sagesse et j'avais la maîtrise." La citation-mantra du poète Wilfred Owen (et la rime mystery/mastery), parmi celles que se récite Liv Maria face à l'étrangeté de sa vie, est l'un des outils les plus efficaces de sa boîte, celle avec lesquels elle force les verrous du monde. On serait tenté de paraphraser la formule: On ne naît pas femme, on devient un personnage de Julia Kerninon.
Daniel Morvan
Julia Kerninon: Liv Maria. L'Iconoclaste, 272 pages, 19€. En Folio Gallimard en mars 2022
Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en littérature amé- ricaine. Son premier roman, Buvard (2014), a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Outre des ouvrages autobiographiques, trois romans ont paru : Le dernier amour d’Attila Kiss (2016), Ma dévotion (2018) et Liv Maria (2020)
Lire aussi: à propos de Ma dévotion
jeudi 5 mars 2020
Le dévoyage sur la Loire de Michel Jullien
"Un vert Autriche et guacamole, menthe et iguane"
"Un grand fleuve de sable quelquefois mouillé"
mercredi 13 novembre 2019
Vie de Brendan: le voyage fabuleux revisité comme une partition
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Robin Troman |
Recueilli par Daniel Morvan
1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.
dimanche 29 septembre 2019
Blandine Rinkel: Postures et impostures
Blandine Rinkel dans l'univers du pseudonyme © D. Morvan |
dimanche 22 septembre 2019
Premier roman: La Dissonante de Clément Rossi
jeudi 7 mars 2019
Pourquoi j'ai écrit L'orgue du Sonnenberg
Le cadre du roman revêt les apparences d'un décor de fantaisie, comme la toile de fond d'un opéra baroque. C'est aussi une manière d'investir un délaissé de l'imaginaire, une zone libre loin des principaux théâtres d'opération. Le Sonnenberg entretient aussi quelque parenté avec le château de Manderley, décor de Rebecca. Et le nom Ashley sort tout droit de Ma cousine Rachel. La vérité? Le Sonnenberg, c'est l'enfer. Pour le décrire, il faut l'énergie des cimes, des glaciers. Il faut la magie de la montagne. Et une touche de roman populaire pour ne pas se sentir trop seul dans cet internat ultra-surveillé, comme l'étaient ceux des années soixante. Puisque l'année 1965 dont il est question, c'est encore notre présent.
Votre roman frappe par son foisonnement, il mêle les époques par de nombreuses échappées débridées : les sixties, la Carthage romaine, une histoire de facteur d’orgue exilé au 18e siècle, le 20e siècle et la construction de l’abri antiatomique du Sonnenberg. C’est son côté très romanesque, baroque même. Comment se construit votre livre ou s’est construit ? D’où partez-vous ?
D'un orgue, d'une fascination pour celui des instruments qui, entre tous, semble parler tout seul, de loin. Un orgue réel, sauvé des lisiers, et devenu un instrument légendaire au cœur de la Bretagne, pour lequel les plus grands organistes font le voyage: Gustav Leonhardt, Karl Richter, Scott Ross... C'est aussi un orgue mythique, une bête faramineuse qui vient remettre les pendules à l'heure et rappeler que nous sommes tout cela, la peur atomique, les jeux du cirque, Bob Dylan et la musique de Buxtehude, Bach et Telemann. Ashley absorbe tout, comme l'Aleph de Borgès, cet objet métaphysique permettant de tout percevoir. Il est le monde tel qu'il apparaît dans toutes ses virtualités à un adolescent sous chape. La superposition des couches temporelles tient au fait que tout personnage est un noeud de cultures et d'histoires, qu'il aimerait défaire pour se sentir libre. Yves Bescond, éditeur de ce livre, m'a suggéré de dépayser une histoire qu'il trouvait trop ancrée dans le local: J'ai cherché, au hasard, et le Sonnenberg est sorti du Robert des noms propres. Il suffisait de suivre ce nom et de construire la Suisse autour de lui. Une Suisse qui m'est chère, puisque mes deux enfants y poursuivent leurs études musicales et que, par ailleurs, Jean-Luc Godard y vit.
Pouvez-vous nous parler de cet orgue "qui joue tout seul"? Quel lien entre celui qui semble être le personnage principal et la finalité du récit ? N’a-t-il pas un rôle d’initiateur dans ce roman d’apprentissage insolite ?
Oui, l'orgue est un instrument complexe, presque un être vivant, organique. On penche ici, à travers les images, du côté des poupées articulées de Hans Bellmer, des automates terrifiants de Hoffmann, dotés d'inquiétante étrangeté. L'orgue finit par être la Peur faite machine. Ashley est un monstre, un orgue-loup, une figure du dieu Baal, divinité de la terre, dans lequel Émilien projette ses hantises d'adolescent. Toutes ces images de mutation, de métamorphose nocturne et de pulsion lycanthropique ont un rapport avec les élans de l'adolescence, Ashley me semble être l'adolescence même, dans son aspiration à s'arracher aux fixités adultes.
Le protagoniste Emilien Jargnoux est en effet un adolescent timide et gêné par son bégaiement. Il se réfugie dans les rêves, pour fuir le réel et ce père boucher qui a pour lui des visées de réussite sociale. Est-il représentatif de cet âge adolescent, de son énergie, de ses fantasmes?
La construction d'un monde de rêve est peut-être aussi la réponse à l'enfermement et aux prosaïsmes d'un monde sous contrôle, qui fait bégayer Émilien. Le réel qu'on n'a pas élaboré en rêve est une tombe précoce. Emilien se refuse à un avenir de garçon boucher, il mange sa langue. Il prépare son évasion mentale, cherche des armes dans les livres, il tente de se construire un langage. L'orgue Ashley, soudain volubile après des années de mutisme, apparaît aussi comme un allié: c'est la vie qui cogne de l'autre côté du mur. Ils communiquent comme des prisonniers, par sons codés. Emilien s'éprouve comme enfant qui ne parle pas encore vraiment avec ses propres mots, mais tente malgré tout d'adhérer au rôle imposé par son père - "j'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets" dit Sartre. Les sons de l'orgue jouent alors le rôle d'appel, au sens religieux du terme, comme on dit qu'une vocation vous appelle: Dieu ou la littérature, qu'importe.
D’un roman à l’autre, l’on retrouve chez vous l’idée d’une petite communauté autarcique comme dans Lucia Antonia funambule. Pouvez-vous nous parler de celle du pensionnat Saint-Magloire ?
Cette communauté possède un modèle: la cellule paysanne. Celle dans laquelle naît et grandit un enfant des années soixante, transvasé d'un monde clos à l'autre (famille, internat). Certes, cela fait très "île aux fous". Roman pastoral, antiquité idéale, préciosité, théâtralité, artifice, cruauté sadienne, style alambiqué, goût des masques, défaut de réalité, appétence pour le grotesque, robinsonnade, j'accepte tout, je plaide coupable! Et je saurai, s'il le faut, prouver la réalité de tout ce que j'avance.
L'orgue est une utopie
L’imaginaire de l’abbaye telle qu’on la trouve dans le Nom de la rose et dans les burgs et le romantisme allemands se mêle à l’imagerie des romans gothiques et fantastiques. Mais détourné sur un mode drolatique, onirique. On n’y croit pas vraiment à cet orgue qui joue tout seul. Y a-t-il chez vous dans l’écriture un côté jeu, fabulation ?
L'écriture est la continuation du jeu enfantin par d'autres moyens. L'orgue est une idée, une transcendance, un ferment de révolution dans l'abbaye. La littérature populaire constitue l'étoffe de ce "personnage". Auprès des fantômes tirés à quatre épingles de Henry James, des fictions métaphysiques de J.L. Borgès, Ashley n'est-il pas cousin d'une certaine Plymouth Fury 1958 qui, sous le prénom de Christine, apparaît chez Stephen King? Ashley est aussi cousin breton de l'orgue que Louise Michel aimait jouer, et de celui de l'Harmonie de l'utopiste Charles Fourier. L'orgue met le corps entier en mouvement et "arrache l'enfant à ses ennuis et ses disgrâces, dans un essor intégral des facultés et des attractions de l'âme", écrit Fourier... Peut-on mieux dire?
Ce roman met à nouveau en scène des jeunes filles fantaisistes, qui dansent dans le « corridor des images » derrière des masques en plâtre. On retrouve la place des exercices d’un corps funambule. A quoi correspond chez vous cet émerveillement pour la musique et la danse ?
Pourtant cette histoire semblait devoir pencher totalement vers la figure paternelle et ses silences. Le livre est dédié à mes deux disparus, père et ami -- Hervé et Luc. Mais la funambule apparaît à nouveau à travers ces tableaux vivants que je projette comme sur une scène. L'orgue du Sonnenberg devait être un roman du masculin, et les personnages les plus hauts en couleur (les plus "intéressants"?) sont ceux des "méchants", les abbés noirs: le trouble préfet irlandais Furic'h, et le camarade nietzschéen Boxberg. Moins captivante sans doute, plus idéale, la funambule revient comme un thème obsédant, figure de l'éternelle jeunesse dans cette "khâgne de province" (pour reprendre l'expression de Pierre Campion). Elle revient comme la Lola de Jacques Demy. A propos de cette insistance malgré soi des thèmes et mythes personnels, songeons encore à l'anecdote où Michel Legrand révèle à Jacques Demy ce qu'il ne sait pas encore à propos de son propre projet: "Mais ton histoire, mon cher ami, ce n'est rien d'autre qu'une comédie musicale". L'histoire en question, excusez du peu, c'est Les parapluies de Cherbourg. Quelque chose de très audacieux. Il a osé la mièvrerie apparente, tellement détestée des adulateurs de John Wayne et Clint Eastwood, pour mieux parler de son temps. Le langage en est certes emprunté au conte, à la comédie américaine, mais "au bout du conte" c'est une histoire universelle qui s'est imposée à Demy. On peut donc ignorer le sens de ce qu'on a écrit. Et dans cette présence de la funambule, je vois maintenant la rémanence d'un thème qui est bien plus qu'un "motif qui court dans le tapis" mais un deuil devenu figure.
Sans doute, mais derrière ces parades qui rappellent la musique baroque, où est l'engagement de l'écrivain? Où est le réel dans tout ceci?
On s'engage dans la conscience des histoires qui nous traversent, en s'en rendant maître. Parler de l'engagement sans le porter comme un boulet, ce serait aussi parler du possible "devenir révolutionnaire" d’Émilien Jargnoux, fils de boucher, bègue, liseur, et "écrivain pour sa marraine". Au début du livre, Emilien fait ouvertement du remplissage, du copié-collé de ses rédactions de cinquième. Puis le monde et Ashley répondent à ses attentes, et ce qu'il a tant espéré, les orages désirés se lèvent. La musique fait de lui un être parlant, capable de nommer ce qu'il ne voit pas. Elle est l'utopie. Elle est l'intensité de la vie rêvée. Tout cela est en effet baroque, en tant que mise en scène de la démesure. Mais l'engagement est aussi dans l'arrière-plan des histoires. Ainsi celle du personnage de Sylvie jetée au couvent. Il semble venir d'un conte du dix-huitième siècle? Il m'a été racontée par une voisine nantaise. Elle avait réellement vécu cela, être jetée au couvent après avoir été raflée à treize ans dans les rues par la police, pour subir des brimades jusqu'à sa majorité, comme d'autres jeunes prolétaires. On peut dire que c'est de la littérature gratuite, on peut aussi imaginer en Sylvie, la captive du Sonnenberg, une soeur de la prolétaire cloîtrée aux soeurs blanches de Nantes.
Cette parade fantasque peut faire songer au cinéma, un art auquel vous avez déjà touché quand vous étiez étudiant à l'ENS de Saint-Cloud. Est-ce que cela pourrait donner matière à un film ?
Le cinéma qui m'intéressait, à une époque, était celui de Flaherty, de Dziga Vertov, de Huillet et Straub. Aucun rapport avec le réalisme magique: C'était un cinéma du réel injecté dans une fiction. Un film d'études assez âpre a d'ailleurs été tourné avec quelques camarades animés du même goût de l'image, comme leur parcours l'a ensuite confirmé. C'était une tentative d'essai sur la mort de la paysannerie, sous le titre L'Assolement. On y voit un paysan réel devenir au fil des images comme un personnage, un héros tragique qui descend aux enfers du productivisme. Le film est monté dans l'ordre du tournage, et l'on voit comment nous nous approprions peu à peu l'outil caméra, jusqu'à la séquence finale sur le petit paysan prolétarisé, Paul Laudrein. Certaines séquences de ce film quasi perdu gardent une valeur au regard de la destruction des campagnes. L'onirisme du Sonnenberg participe de la caméra autant que du stylo. Pour la rime, il appellerait le style Cronenberg, mais c'est à Dario Argento que je demanderais des leçons s'il fallait tourner ce film imaginaire, avec une dimension opératique forte. Il y aurait des mouvements de caméra subjective, au long du corridor des images. Oui, on se déplacerait comme à l'intérieur d'un organisme vivant, et les héros du film seraient pris par les sons, absorbés par leur interprétation. Toutes les images conduiraient Émilien et Vivia Perpetua vers les sons, ils seraient les chemins de leur liberté.
Recueilli par Marie-Hélène Prouteau, avec l'autorisation du site Le capital des mots, et modifié pour le présent site
L'orgue du Sonnenberg, éditions Diabase
176 pages ; 18 x 12 cm ; broché
Aux bien aimés à Nantes et sur les plateformes chapitre.com et lelibraire.com.
Prochaines rencontres:
La Gède aux Livres à Batz sur Mer, samedi 6 juillet à 18h
30e festival du livre en Bretagne, CARHAIX les 26-27 octobre 2019
Rencontre au théâtre de LA RUCHE (NANTES), jeudi 14 novembre 2019
Festival du livre de Guérande les 23 et 24 novembre 2019