Robin Troman |
Dans
son premier roman, le musicien Robin Troman revisite la légende du moine
irlandais, rendu célèbre par ses "navigations aux îles
fortunées". Cette version contemporaine ne prend pas pour héros le moine né à Clonfert (Irlande), mais un jeune breton né
quelques siècles plus tard.
En
revisitant la vie du célèbre saint irlandais Brendan, dont il
existe déjà plusieurs «vies» et « navigations », quel était
votre projet?
A-t-on
vraiment un projet ?
Une histoire est là, il faut qu’elle sorte. Puis elle génère son
langage et ses règles.
Il
y a très longtemps, j’avais imaginé, avec le comédien et metteur
en scène Michel de Maulne, un spectacle poétique et musical à
partir de ces Vita
Brendani
médiévales. Ce projet n’a jamais vu l’ombre d’une
réalisation. Deux décennies plus tard, en survolant la Manche, j’ai
noté le canevas d’une navigation féérique, qui conduirait un
équipage d’île en île à travers l’Atlantique Nord. J’ai
oublié ces feuillets dans la poche du veston que je portais à
l’époque, et quand je les ai retrouvés encore une dizaine
d’années plus tard, j’ai commencé à rédiger La
vie de Brendan.
Mais
cette rédaction nouvelle n'est pas la copie contemporaine d'une
histoire ancienne?
En
effet, mon héros n’est pas le saint abbé de Clonfert, c’est un
jeune breton qui vit plusieurs centaines d’années après lui. Oui,
j’ai emprunté au Brendan du
poète anglo-normand Benedeit (XIIe siècle) des noms, des
rencontres, des paysages, et la forme générale du voyage ;
mais tous ces éléments sont décalés, inversés, recomposés.
Brendan refait, à son insu, quelque chose comme
la navigation de son illustre homonyme. Comment situer alors mon
texte par rapport aux Brendan
historiques ? Disons que c’est un surgeon, qui a poussé un
peu de travers, sur la vieille souche de ce corpus médiéval.
Quelles
sont les sources imaginaires de ce roman?
Enfant,
j’ai baigné dans un univers de contes et légendes. J’ai voulu
en faire ce chaudron, comme l’indique la dédicace à mon père
Morley Troman, c’est-à-dire une matrice d’où l’on peut
renaître, comme dans toutes les mythologies. Les mythes ne sont pas
des objets d’étude ou de décoration : ils sont vivants,
actifs, réactifs même, ils peuvent nous aider à trouver un sens à
ce qui nous arrive ici-bas. Il faut les vivre, les actualiser, les
transfigurer.
Visibilia
et invisibilia :
ce sont pour moi les deux mots les plus importants du Credo. Comme
Brendan le gnostique, l’hérétique (c’est à dire,
étymologiquement, celui qui choisit)
je crois qu’il est toujours possible de trouver et suivre le fil
qui relie le visible à l’invisible. Je m’insurge contre les
positivismes qui prétendent qu’il n’y a rien au-delà du relevé
précis des lignes et des surfaces, et qui réduisent l’Etre à la
Manifestation.
Alors
j’ai greffé de l’irréel dans le réel, j’ai brouillé les
pistes.
Les personnages, les lieux et les évènements de « La vie de
Brendan » oscillent, sur une ligne de crête, entre
l’exactitude historique et géographique, et la plus pure
invention. J’ai toujours eu une grande admiration pour les
faussaires.
S'agit-il
donc d'un roman initiatique, voire ésotérique?
Il
sera catalogué comme tel, certainement. Entendons-nous alors sur le
sens d’initiatique,
qui n’est certes pas la délivrance de vérités supérieures mais
seulement, comme le veut l’étymologie, le fait d'initier, de
commencer.
Roman poétique, oui, car prose et poésie sont fondamentalement la
même chose, et que seule diffère la distance
focale
prise par l’auteur vis à vis de la langue : aussi existe-t-il
mille étapes entre la prose et la poésie. Roman ésotérique,
symbolique ? Ce sont des mots qui ont mauvaise presse, mais je
les assume à condition de préciser qu’ésotérique désigne
simplement ce qui est à l’intérieur,
et que si le symbole génère à présent autant de malentendus,
c’est parce que nous en avons perdu l’usage en le ramenant à la
dualité du signe.
Comme le souligne le peintre, poète et philosophe Pierre Dubrunquez,
le lion n’est pas le signifiant du signifié soleil, mais le soleil
lui-même, sous l’une de ses épiphanies. La rose peinte par le
miniaturiste persan n’est pas l’image d’une rose ayant fleuri
tel jour dans tel jardin : elle est cette rose dans un de ses
multiples actes
d’être.
Votre
démarche d’auteur a-t-elle quelque rapport avec votre démarche de
musicien s’attachant à faire vivre et revivre des pages souvent
oubliées de la musique baroque?
Je
crois d’abord que toute littérature est musique. C’est évident
pour la poésie, mais c’est vrai aussi pour le roman, et un texte
qui perd son oralité court le risque de se dessécher, de n’être
plus qu’un cimetière de mots. J’entends les phrases, avant même
de comprendre ce qu’elles expriment. Puis je m’approche, et je
distingue les mots, les idées.
Le
mot écrit est un mot de substitution. Le premier mot est vibration,
déplacement d’air, physique, concret, qui se réfléchit de paroi
à paroi dans une salle dallée de marbre, qui se clame dans un
amphithéâtre à ciel ouvert, qui se chuchote à l’oreille.
Les
mots gravés dans l’argile ou la pierre, tracés à la craie, au
pinceau, imprimés sur une feuille de papier, tous renvoient à une
phonè
primitive.
Je
préfère phonè
à verbe.
La phonè
nous permet d’être à la racine commune du mot et de la note de
musique, dans une strate profonde où la phrase parlée et la mélodie
sont encore indissociées. Jean nous dit que rien de ce qui a été
fait n’a été fait sans cette phonè.
Elle est la vibration initiale qui fait apparaître le monde.
C'est
aussi ce qui définit votre démarche de musicien?
J’appartiens
à ce courant de pratique musicale qu’il est convenu d’appeler,
d’un terme inélégant et qui ne désigne qu’une partie de la
réalité, interprétation
historiquement informée.
Cela veut dire que pour jouer les musiques des siècles passés, nous
prenons en compte, directement et indirectement, toutes les
informations dont nous disposons sur la facture, le diapason,
l’accord des instruments, à travers les ouvrages théoriques et
pratiques, ainsi que les disciplines associées comme la danse, la
rhétorique, la liturgie etc…
Le
but n’est pas, comme on le laisse croire, d’aboutir à une
reconstitution historique, mais de mettre en avant cette vérité
fondamentale et commune à tous les arts: que l’œuvre est le fruit
d’une dialectique entre l’idée et le matériau, et que les
caractéristiques de ce dernier modifient grandement (voire
déterminent entièrement) l’idée initiale de l’artiste, comme
une veine dure que le sculpteur rencontre dans le bois va infléchir
la direction et la force de ses coups de ciseaux. Mépriser ou
négliger le matériau – et j’entends matériau dans un sens très
large – revient alors à défigurer l’œuvre.
Notre
rapport à l’histoire est donc vivant, fécond. La rigueur,
l’exactitude de nos informations n’ont de valeur que transmuées
en plaisir, en émotion. En écrivant La
vie de Brendan,
je n’ai peut-être fait qu’appliquer à une fiction cette
approche musicale. On ne saura jamais, au fond, comment sonnaient les
œuvres de ces époques reculées, comment les gens les entendaient,
ce qu’ils ressentaient, ni quelles pensées les visitaient au
réveil et quel goût ils avaient le soir dans la bouche ; mais
le travail vers
cet objectif favorise l’éblouissement d’une page ou d’un
moment musical, qui est toujours une grâce.
Ce
texte est-il aussi pour vous une façon d’écrire le récit ou le mythe de vos
origines? Auriez-vous écrit ce livre si vous n'étiez pas le fils de Shula et Morley Troman,
parvenus en Bretagne, après s'être rencontrés dans un camp, au terme d’une longue "navigation" dans ce qu'on appelle les eaux mouvementées de l'histoire…
Ce
ne fut pas toujours facile de porter cette double hérédité
judaïque et britannique, surtout en essayant d’y incorporer une
patrie choisie, la Bretagne ! J’ai souffert, à l’école,
d’avoir des parents qui n’étaient français ni l’un ni
l’autre, et qui surtout ne faisaient rien comme tout le monde.
Passées les humiliations et frustrations de l’enfance, j’en ai
conçu une certaine fierté. Moitié anglais, moitié français,
disais-je pour faire simple, sans savoir alors qu’on n’est jamais
moitié-moitié, mais entièrement l’un et entièrement l’autre.
Je n’ai pas oublié non plus les leçons de mon professeur de
philo, au lycée de Lannion, Emmanuel Nikkiprovetski, qui devant nos
enthousiasmes d’adolescents avides de découvrir la racine, la clé
de toutes choses, nous mettait en garde contre la problématique de
l’origine,
qui n’explique pas tout, disait-il. L’origine biologique,
nationale ou sociétale, on s’en moque. C’est un piège pour nous
fourrer encore dans des petites cases (furieuse passion de l’homme
pour la classification !) Mais le mythe
de l’origine, oui – plus fécond que celui de la fin – est
intéressant.
Alors,
Brendan
correspond-il à ce mythe ?
Pas tellement. On n’y trouve ni cette
Mitteleuropa
ni cette Olde
England
qui me hantent. Un jour, certainement, je donnerai corps non pas à
un mythe, mais à un récit,
un récit fondateur, celui, mille fois entendu dans mon enfance, du
camp de prisonniers de Vittel où mes parents furent incarcérés. Le
Camp. Toutes les histoires sur la vie de cette société fermée,
microcosme reproduisant les tares aussi bien que les solidarités de
la France occupée, monde en sursis qui fut l’endroit où la route
de mon père, étudiant anglais capturé par les allemands à Jersey
en 1940 puis déporté dans un stalag en Bavière et finalement nommé
professeur de dessin et de littérature pour les prisonnières,
croisa en 1943 celle de ma mère, Shulamith Przepiorka, née à Jaffa, fille d’émigrés juifs
rattrapés par l’histoire (1). Et le dramatique épisode final des Polonais en transit, que mes parents, impuissants, virent repartir
vers les chambres à gaz après avoir cru qu’ils en étaient
sauvés. Les eaux mouvementées de l’histoire…
Recueilli par Daniel Morvan
Robin Troman: La vie de Brendan. Éditions le Moustier (Langoat), 2019. 204 pages, 17€
1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.
1: Shulamith Przepiorka et Morley Troman se sont rencontrés en 1943 au camp de Vittel. Après la guerre, ils s'établissent à Paris et débutent leur carrière d'artiste, Morley sculpteur, Shula peintre. Pierre Emmanuel, Romain Gary fréquentent leur atelier de Montparnasse. Morley travaille aussi pour les émissions en langue anglaise de la radio. En 1958, ils décident que l'air de Paris est devenu irrespirable (déjà) et s'établissent en Bretagne. Morley publie deux romans, "The hill of sleep" et "The devil's dowry" aux éditions Chatto & Windus à Londres. Tous deux continuent d'exposer à Paris mais leur activité se recentre progressivement sur la Bretagne. Parallèlement à son activité de sculpteur (il a créé l'association Sculpteurs-Bretagne, dont il fut le premier président), Morley devient l'un des principaux auteurs de "dramatiques" à Radio-Bretagne-Ouest. Morley est mort en 2000, Shula en 2014.
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