lundi 30 novembre 2015

Cette femme vous fera faire des films: Sari Turgeman

Sari Turgeman: "En général, celui qui écrit un scénario ne sait pas ce qu'il veut dire" / ©Daniel Morvan

Festival des Trois Continents, Nantes.

Scripte du réalisateur israélien Amos Gitaï sur six de ses longs-métragesla consultante en scénario franco-israélienne Sari Turgeman a acquis une solide expérience « de terrain » en écriture scénaristique.

Entretien: Sari Turgeman, scénariste, professeur et docteur en scénario

Un scénario, ça n’est pas forcément bon tout de suite ?
Ça n’est jamais bon tout de suite. Il faut plusieurs récritures, y revenir cinq ou dix fois avant que ce qui est écrit exprime vraiment l’idée de départ. En général, celui qui écrit un scénario ne sait pas ce qu’il veut dire. Il est seul, sans miroir. Il développe une idée abstraite sans dialogue avec l'extérieur, et se désespère ensuite de ne pas être compris. Mon travail est de trouver où se trouve la vie, à quel endroit on va pouvoir l’insuffler.

Quelles sont les questions élémentaires que l’on se pose devant un scénario de film ?

Qui est le personnage principal. Souvent, on se trompe, on donne de l’importance à un personnage secondaire. Parfois parce qu’on n’ose pas en donner au vrai héros, s’il vous ressemble et que vous n’osez pas le dévoiler.

Existe-t-il une méthode créative estampillée Sari Turgeman ?

Oui, je publie bientôt un livre : « Voyage du scénario en 84 jours », tiré de mes cours en Israël, qui se déroulent sur douze semaines. Et en hommage à Jules Verne, le maître du voyage à la fois extérieur et intérieur.

Et donc, vos principes à vous ?

Ils sont basés sur la vie. On aime toujours les histoires de transformation, les doubles contraintes. L’idée de conflit, ça paraît abstrait, mais si on dit que le personnage a l’air de vouloir quelque chose et veut en réalité autre chose, ça parle tout de suite davantage. Et j’utilise beaucoup de questions : Pourquoi lui et pas elle ? De quoi ça parle ? Qui est le héros ? Où ça se passe ? Comment le lieu influence le personnage ? Mes consultations sont parfois assez thérapeutiques: je montre qu'une fois que vous cernez le cœur de votre histoire, vous pouvez lâcher prise et vivre votre aventure sans vous perdre dans des recherches vaines. Ecrire, c'est un mélange d'énergie et de structure. Mais la question fondamentale est: de quoi parle votre histoire? Pourquoi est-elle fondamentale pour vous? Faites en sorte que votre scénario contienne votre voix unique et originale: c'est le cœur du scénario.

Un peu comme un réacteur... Et que contient-il, ce cœur?
Quatre éléments: le sujet, un thème universel qui intéresse tout le monde, comme l'amour, la mort, la guerre, la pauvreté... Ensuite, votre intention, qui est votre empreinte originale: nous sommes tous semblables par le sujet, et tous différents par l'intention. En troisième lieu, l'idée originale, la prémice. Enfin, la passion, qui allume l'idée, qui vous permet de mener le projet à terme, à travers toutes ses difficultés.


Partant de là, quelles sont les étapes du scénario?
On commence par le cœur, les prémices, on passe au synopsis, puis au step out line (le séquencier: 100 scènes résumées en une phrase chacune). Puis directement au scénario sans étape intermédiaire. D'abord un premier jet qui fixe toutes les réponses connues aux problèmes posés, sans sous-texte.


Comment êtes-vous devenue consultante en scénario ?


J’ai été scripte sur la plupart des longs métrages israéliens, de Shlomi Elkabetz ou Amos Gitaï. Je viens du tournage, ce moment où le mot « voiture rouge » devient une vraie voiture rouge. C’est là que j’ai appris à analyser la magie du cinéma et à donner mon avis.


Votre méthode donne-t-elle des résultats ?


Oui, les premiers scenarii issus de mes ateliers ont déjà trouvé des financements, une bonne analyse du scénario permet de gagner beaucoup de temps et d’arriver rapidement au stade du tournage. Et Israël est un pays où l’on crée et produit intensément, c’est peut-être dû aux menaces qui nous entourent…

Recueilli par Daniel MORVAN.

dimanche 24 mai 2015

Un thriller maritime à bord d'un bateau de pique-nique!

La dernière page de ce livre se referme et, comme ses héros, on n'éprouve plus rien d'autre que l'amertume des atterrages. Rejetés sur le bord par une histoire trop forte, pleine de bruit et de fureur, qui puise dans la tradition lointaine des grands romans maritimes. Nul besoin d'en appeler aux arguments de la "grande fable contemporaine", de la métaphore du voyage comme image de la vie. Sylvain Coher va plus loin que dans son roman précédent, Carénage, plus loin dans la composition d'un roman qui est à la fois roman de mer, thriller empruntant ses procédés au cinéma (celui du flashback), roman d'amour (dans une géométrie triangulaire) et enfin roman fantastique, jusqu'à frôler l'horreur. La comparaison avec le précédent livre se justifie par l'importance accordée au "véhicule": la moto de Carénage nous faisait approcher les héros modernes à la James Dean, le bateau de Nord-nord-ouest (une sorte de day-boat pour les pique-nique nautiques) est lui aussi un explorateur de limites (ces "points de repère éternels sur les grands chemins du monde" dont parle Loti, cité en fin d'ouvrage), et cette liberté rêvée, effrayante, semble avoir pris la place de la baleine blanche d'Achab dans Moby Dick.


Capitaines courageux



Le nom du bateau, Slangevar (slainte! santé, en gaélique) est ironique mais contient aussi le secret de la destination de cette arche. La dimension initiatique est un autre point commun, ce roman ayant pour personnages trois jeunes gens en fuite, cousins de Tom Sawyer et des Capitaines courageux, prêts à tous les risques, à transgresser l'interdit de la frontière (en ceci, frères de tous les émigrants), pour accéder à une vie nouvelle. L'auteur ne révèle pas la raison de cette fuite, réservant ce moment à l'un des épisodes les plus critiques de la traversée, pour conjuguer la révélation d'une menace au risque mortel qu'il fait prendre.
Les références à la peinture sont aussi fortes que celles qui évoquent Jules Verne, Edouard Peisson, Victor Hugo (et ses encres marines bien présentes dans les scènes de tempête)... L'unité de l'ouvrage tient à sa manière de nous conduire vers un sens apparent très binaire (l'opposition première entre terre et mer contenant celles de la jeunesse et du destin, du huis clos et du ciel pur, de l'enfermement et de la liberté) qui ferait de l'océan le lieu de la purification des fautes commises à terre. La révélation tardive vient surprendre le lecteur dans ses attentes, les trois novices engagés dans une course désespérée apparaissent alors comme de vrais héros. Le récit en vient ainsi à dépasser la proposition dramatique de départ: "manquer d'expérience ne peut conduire qu'à l'échec et à la mort" devient: "l'expérience la plus grande s'acquiert dans la confrontation au risque de mort". C'est même le ressort principal du roman d'apprentissage qui, c'est la loi du genre, débute dans les tavernes, où l'on chante dans les langues officielles de la mer, l'anglais et le breton. Avec ce fier proverbe, devise de tous les aventuriers: An hini n'eo ket un aotrou en e vro N'en deus nemet mont d'ur vro all hag e vo (Celui qui n'est pas un monsieur dans son pays, qu'il aille dans un autre et il le sera). Sylvain Coher nous offre un magnifique roman de mer, puisant dans sa propre expérience de voile, ses souvenirs malouins, pour le nourrir du beau vocabulaire nautique, de sorte qu'il n'est rien de plus précis que ce roman des vagues. "Le ciel se maintenait dans une sorte d'obscurité laiteuse venant tremper dans l'eau noire. Slangevar multipliait les effractions. Plus bas, les bêtes suivaient la progression de la quille qui déchirait leur ciel. Avec les fragments luminescents d'une étoile filante. Le grain les surprit et leur ferma la vue, aussi radicalement qu'un poing ganté. Il leur sembla glisser sur un tapis roulant, vers un gouffre dont ils percevaient la rumeur."
Daniel Morvan

Sylvain Coher: Nord-nord-ouest. Actes Sud, 268 pages, 18,70€

jeudi 21 mai 2015

Julia Kerninon, elle vient de là, elle vient du slam


Julia Kerninon

Son sens du tempo et du phrasé lui vient du slam. « Je suis née avec le slam nantais, j’ai démarré toute petite en 2001, au Lieu Unique. Les vieux slameurs ont fait mon éducation, ils m’ont appris à me vernir les ongles, ils m’ont ouverte au choc du texte qu’on balance devant un public ». Jolie fille pas rangée, Julia Kerninon carbure à l’adrénaline : la preuve, son premier roman scandé de bout en bout. Buvard, l’histoire d’une élève qui vampirise le maître devient une légende.

Ses parcours nantais portent le signe astral de l’enfance et de la nuit : celle qui fut l’élève des Pygmalion slameurs a d’abord hanté la fête foraine du cours Saint-Pierre, « le truc le plus cool de Nantes », la Patinoire avec son papa, les visites passionnées aux coléoptères mordorés du Museum, avec son ami Pierre. Elle a pédalé dans les voitures d’enfants sur le toit des Galeries Lafayette : « J’y allais avec ma mère, toutes les deux en manteau léopard », avant d’aller prendre un chocolat chez Marnie. Et puis les souvenirs de lycée, à Jules-Verne : « le café Budapest (16, rue de Budapest), qui m’a donné envie d’aller à Budapest, où j’ai écrit Buvard. » Ses amis rockeurs viennent chez elle, pour des brunchs somptueux : la Bohème de Julia, c’était rue Sarrazin. Aujourd’hui, plongée dans une thèse universitaire sur le roman américain et son prochain roman, Attila Kiss, elle revient à ses amours : le bar à tapas et resto « Et la fourmi » (2, rue Grétry). Sa base de noctambule, à partir de laquelle elle a exploré les ressources de la dolce vita nantaise, entre les after du Pickwick’s (3, rue Rameau) et les nuits à l’Éléphant Club (10, place de la Bourse). Et les huîtres bretonnes de Talensac, souveraines après les nuits folles … Mais pas de posture de romancière noceuse, la nuit ne semble laisser aucune trace sur ce visage radieux, malgré l’image de Françoise Sagan qui lui colle à la peau (Buvard a reçu le prix Sagan 2014). Cette vie trépidante d’écrivain ne l’empêche pas de se définir comme une « femme d’intérieur : on aimerait tous une maison au bord de la mer, mais c’est un rêve, car on écrit toujours chez soi, comme un fonctionnaire, avec plein d’autres choses à faire, qui attendent. »


René Martin, l'homme qui fait pousser les festivals de musique


Le fondateur de la Folle journée lance deux nouveaux festivals: l’un à Séoul en 2016, l’autre à Saint-Florent-le-Vieil fin mai. L’un des plus grands organisateurs de concerts reste attaché à ses racines.
Dans son bureau, les piles de disques mangent une partie de la lumière. Rue Anne-Marie du Boccage (le nom d’une tragédienne amie de Voltaire), le CREA œuvre en toute discrétion. Le Centre de Réalisations et d'Etudes Artistiques emploie huit salariés. Une petite structure associative, une véritable ruche qui n’a pas la réputation de papillonner, autour de René Martin. « Tout est négocié ici, c’est un gain de temps, assure-t-il. Et si je fais le compte, nous organisons 1500 concerts par an. » 300 à la Folle Journée de Nantes, les autres dans le reste du monde.
Les deux dossiers en cours sont éloquents. Une méga salle de spectacle vient-elle de sortir de terre à Séoul? La Corée pense aussitôt à René Martin, comme lui pense à la Corée. Il montre la plaquette de présentation du DDP Séoul (Dream Design Play). De cet énorme zeppelin de métal et de verre, émane comme un désir de Folle journée. La délégation coréenne a profité d’un voyage au Japon du maestro nantais pour lui vanter les charmes de leur DDP. « Oui, on peut tenter Séoul en 2016 après le Japon », médite René Martin, évaluant l’économie réalisée sur les frais de déplacement des orchestres et solistes.
Car il ne dit pas oui à tout. « Berlin? Ils me relancent, mais ils ont déjà tout à Berlin. Mais Ekaterinburg, oui. C’est la 4e ville de Russie, le besoin est réel. Tout comme Tel Aviv, une ville d’une forte vitalité: eux aussi ont besoin d’une Folle journée. »
Vu de loin, on pourrait imaginer René Martin en cerveau surpuissant, véritable machine à fabriquer des festivals, des programmes, agencer des concepts. Et c’est le cas!


Mais ça ne dit pas à quoi marche René Martin. Qu’est-ce qui le fait courir? Une passion insensée pour la musique et les musiciens, bien sûr. Le goût de l’organisation, des combinaisons, et la satisfaction de remplir les salles. « Mais il ne faut pas se laisser happer par les grandes capitales, je suis très attaché à mes racines. Il est aussi difficile de remplir une salle de 500 places à Saint-Florent le Vieil qu’à Ekaterinbourg. »
C’est peut-être une clef: ce n’est pas l’ivresse des foules qui l’anime, mais, par exemple, le désir de proposer des transcriptions de lieder de Schumann en secteur rural. Comme quand il faisait écouter le dernier Led Zeppelin à ses copains.
C’est ainsi qu’il a imaginé Le Rivage des voix, dans le village de Julien Gracq à Saint-Florent. « On m’avait sollicité pour organiser le concert de l’inauguration de la maison Gracq, et j’ai découvert une thèse sur Julien Gracq et la musique. » La passion de l’écrivain pour l’opéra, découvert au théâtre Graslin, et sa passion pour Wagner, « tellement surprenante de la part de ce personnage effacé. j’ai iamginé une petite Folle journée des voix, avec des formations comme la capella de Saint-Petersburg, le meilleur chœur du monde... ».
Gracq wagnérien. René Martin, fils de commerçants et ancien batteur de rock qui s’exporte dans l’Oural... Les auteurs ne ressemblent jamais à leurs œuvres. René Martin a lui aussi, bien caché, une fibre, le goût de l’écoute, mais aussi quelque chose de plus chevillé au corps. Il a créé les Folles nuits de Marseille, Nîmes, Grenoble, Noirmoutier, à la salle Gaveau, des festivals à Tours, La Roque d’Anthéron (35 ans cette année), La Grange de Meslay... C’est l’organisateur de concerts classiques le plus courtisé du monde, ses prix sont ceux des artistes, pour qui entrer dans le sérail vaut tous les sacrifices.
Mais ce petit-fils de paysan a aussi à cœur d’animer une « vraie saison musicale à Héric, le village de mon grand-père. J’accorde la même importance et la même écoute à Héric qu’à Tel Aviv. Et si j’évolue dans un monde de forte densité communicationnelle, ici à Héric, je suis juste un gars du pays. Et il viendront à 700 écouter du piano. Juste parce que je suis l’un des leurs. »
Daniel Morvan.

mardi 5 mai 2015

“Rose et vert comme un film de Demy”


Cette année 2013, la rentrée littéraire, c’est 555 livres. Et Lucia Antonia, funambule est de ceux-là. Rencontre avec Daniel Morvan, auteur de ce roman “merveilleux et grave” qui fait les beaux jours de la critique, des libraires et de la blogosphère… et des lecteurs.


Même si vous avez déjà écrit quatre livres, Lucia Antonia, funambule est le premier à faire la rentrée littéraire. Comment vivez-vous cela ?
Ça fout les jetons et vous vous sentez tout petit. Surtout lorsque votre éditeur (Zulma, NDLR) vous dit qu’il en a imprimé 6 000 et que la mise en place en librairies est importante.
Comment avez-vous rencontré Lucia Antonia, funambule ?
C’est un livre sur ma fille Mathilde (la chanteuse Mathilde en juillet, décédée en janvier 2010, NDLR). Mais je ne voulais pas faire de ce livre, un truc de vieux con qui édifie un tombeau. Je ne me reconnais pas dans le travail de deuil qui implique un retour à la normale. Ce qui n'est absolument pas le cas.
Il est évident que votre livre voit au-delà de votre histoire…
Mon éditrice, Laure Leroy, et moi voulions qu'il soit reçu comme un conte “merveilleux” et grave, rose et vert comme un film de Jacques Demy. Lucia Antonia, funambule ne devait pas être un de ces textes de deuil comme il s’en publie souvent.
Au-delà du fond, la force du livre réside aussi dans sa forme, dans cette écriture découpée en fragments…
La narration fragmentée, c’est une mini trouvaille. C’est avec cet outil que j’ai décidé de raconter l'histoire de Lucia Antonia endeuillée par la chute de sa partenaire funambule, son double lumineux. Le puzzle s’est construit naturellement. Même si écrire sur le deuil ne vous rend pas bavard, il n’y a pas eu de souffrance.
Quel est votre sentiment face au retour critique élogieux que connaît votre livre ?
Ça serait dommage de prendre la grosse tête sur un livre aussi personnel. Par contre, la transmutation du chagrin par les mots fait un bien fou à l’entourage.
Propos recueillis par Arnaud Bénureau

La loi Veil racontée par Mazarine Pingeot


Il y a quarante ans, Simone Veil défendait son texte légalisant l’avortement. La fille de François Mitterrand cosigne le scénario d’un téléfilm sur ce combat emblématique.

Mazarine Pingeot a récemment fêté ses 40 ans. Le même âge que la loi que Simone Veil, alors ministre de la Santé du président Giscard d’Estaing, parvint à faire voter après trois jours de débats intenses et de tractations, le 29 novembre 1974. La fille de François Mitterrand a également cosigné (comme scénariste) un téléfilm vu par 4 millions de personnes, en novembre dernier : « La Loi ». À l’occasion de sa sortie en DVD de ce film de Christian Faure, elle vient le présenter à Nantes.



Pour raconter ce combat, Mazarine Pingeot a voulu éviter l’écueil d’une biographie filmée de Simone Veil : « Simone Veil s’est très peu confiée. Il était impossible de tricher avec la vérité et de montrer une vie personnelle qu’elle a toujours voulu protéger. Il était plus intéressant de faire un vrai film politique sur la manière dont se construit un vote de loi, avec du suspense, même si tout le monde en connaît l’issue. » Le film donne un coup de projecteur sur les coulisses d’une bataille politique dont l’enjeu de société était, alors, « partagé par la majorité : s’il ne faut rien tenir pour acquis, à l’époque la société était pour la loi Veil ».


Son principal étonnement, en écrivant ce film ? « Le plus hallucinant est certainement la désinhibition de l’antisémitisme qui s’est déchaîné sur Simone Veil. Et toute la violence qu’elle a subie, les injures, les croix gammées peintes en bas de chez elle, était associée à la Shoah. On ne pourrait plus parler comme ça, en articulant l’avortement et la Shoah dans le même discours ».
C’est Emmanuelle Devos qui porte ce personnage d’ancienne déportée, déterminée à stopper la « boucherie » des avortements clandestins. « Les exigences de la télévision nous ont amené à introduire le personnage de la jeune journaliste interprétée par Flore Bonaventura. Elle nous permet un aperçu sur la vie civile, suit les débats et fait des reportages. »


Pour Mazarine Pingeot, l’écriture de ce film (avec ses amis Fanny Burdino et Samuel Doux) n’est pas un projet isolé. Avec une « bande d’amis » auteurs et réalisateurs, elle travaille à la production de deux films de cinéma, dont l’un avec Joachim Lafosse (lauréat du festival Premiers plans d’Angers, auteur du remarqué A perdre la raison, avec Tahar Rahim et Émilie Dequenne). Après un clash médiatique avec Éric Zemmour sur la Cinq, elle envisage aussi de reprendre son émission philosophique Les grandes questions, et coanime un blog politique (1). Ce blog nouveau né est l’un des multiples espaces d’expression de celle qui fut l’enfant secrète du Président, et témoigne aujourd’hui, dans ce film, de son admiration pour une grande femme politique, Simone Veil.


Daniel MORVAN.
Lundi 11 avril 2015 à 18 h, au forum de la Fnac de Nantes : Mazarine Pingeot et Samuel Doux.
1 : http://poliscite.com/
Arno Lam

mardi 17 mars 2015

Véronique, comment crois-tu que la musique vienne


Entretien


Pas vraiment un secret : la tournée « américaine » de Véronique Sanson en France casse la baraque.
Au programme, des chansons tirées des trois albums Le maudit (1974), Vancouver (1976) et Hollywood (1977). Composées alors que Véronique Sanson vivait aux États-Unis avec son mari, Stephen Stills. « Le plus réussi, le plus abouti des trois est Hollywood ; je crois avoir capté toute la magie de la musique américaine avec ces arrangements de cuivres, ciselés par le trompettiste Steve Madaio. »

Ces chansons sont aussi l’autoportrait d’une femme qui appliqua la maxime de Blaise Cendrars : « quand tu aimes il faut partir ».
Le public avait-il écouté la pianiste entre ses lignes ? La chanteuse n’entend pas réveiller les vieilles blessures. À 65 ans, elle chante ses tubes sans nostalgie, « comme si je me replongeais dans un roman passionnant, au détail près que j’en suis l’héroïne, et que mes chansons, je les vis sur scène. Le Maudit (qui est une sorte d’autoportrait) continue de m’émouvoir. »
Les succès de cette décennie bénie ? Une avalanche de compositions parfaites, qui parlent de fugue, de solitude, de trahison : Aucune n’a pris une ride, ni Bernard’s song, ni Je suis la seule, ni l’imparable Vancouver, qui dit le meilleur de cette dérive folle et féconde, où VS réinventait la chanson aux meilleures sources.
Et comment crois-tu, Véronique, que la musique vienne ? Ça la fait rire, qu’on lui retourne en question un titre de chanson : « Comment ? Mais en l’aimant, en croyant en elle, en la malmenant. J’en aurai entassé, des idées de chansons. Sur des paperolles, des tickets, des boîtes d’allumettes, sur ma main. Toutes mes chansons sont nées comme ça, attrapées avant qu’elles ne s’en aillent, sur des petits papiers. » 

C’est comme ça que s’est écrite Ma Révérence, la plus belle de toute. Véronique la chante mais ne tire aucune révérence : un nouvel album est confirmé pour bientôt, et une autre tournée… « Aller de ville en ville, ça je l’ai bien connu… »


Daniel Morvan


Jeudi 26 mars : Zénith de Caen. Vendredi 27 mars : Zénith de Nantes.

Photo: DR


Opéra La ville morte : quels jolis spectres !



Chacun dans sa case, les vivants comme les morts, et les spectres seront bien gardés. L’argument de La ville morte peut sembler un peu mince, avec une fin qu’éviterait un apprenti scénariste (ce dénouement en forme de rêve, qui désamorce la dimension fantastique du thème, semble avoir été imposé par le père du compositeur). Mais c’est par sa musique que l’opéra La ville morte est entré dans le répertoire, et se joue partout dans le monde. Erich Korngold était le petit Mozart de la Vienne des années 1920, celles de Stefan Zweig et Freud. Sa musique à facettes est un déluge de décadence gothique. La « mélodie infinie » charrie de belles pépites, comme la chanson de Marietta (Glück das mir verlieb, le bonheur qui m’est resté), grand numéro d’opéra mais aussi air à la mode qu’on pourrait fredonner sous sa douche. On trouve aussi des sonneries de cor et de cloches, incarnant la religiosité pétrifiée d’un veuf garde-fantôme. Au-delà de la trouvaille d’une scénographie compartimentée, qui gomme le réalisme macabre de Bruges-la-morte, le metteur en scène Philipp Himmelmann sait habilement mixer le Thriller de Michael Jackson avec le Vertigo d’Hitchcock (une autre histoire de sosie), pour donner à cette œuvre des couleurs contemporaines. Et quel joli spectre qu’Helena Juntunen, Marietta aux airs de Carmen d’outre-tombe !
Daniel Morvan.
Au théâtre Graslin, Nantes, mars 2015. Et reprise à l'Opéra National De Lorraine (Nancy) où il a été initialement créé, du mardi 21 avril 2015 au jeudi 30 avril 2015.

lundi 16 mars 2015

Librairie l'Esprit Livre: Une funambule tombe


 

La vie de Lucia Antonia, est en suspens depuis qu’Arthénice, sa partenaire à la vie comme sur le fil, n’est plus. Pour ne pas se taire ou pour faire durer à jamais les jours heureux, Lucia Antonia tient le journal de leur histoire commune. Veut-elle conjurer le mauvais sort qui s’est abattu sur le cirque ou tient-elle tout simplement à fixer à jamais le souvenir d’une Arthénice de plus en plus évanescente ?

Lucia Antonia, funambule est un éloge, une ode à ces artistes qui risquent tout pour atteindre la grâce de l’équilibriste. Daniel Morvan par son phrasé si précis, délicat et poétique accomplit le miracle de nous conférer la légèreté de ces acrobates. Le temps d’une lecture, le réel s’estompe, le sublime s’affirme et l’on ressort ébloui. 
LE coup de cœur de la rentrée littéraire 2013 pour L’Esprit Livre !

Lucia Antonia, funambule: "une dinguerie de sable blond, d'oiseaux et de cirques"

© Bernard Galeron


Voici un roman atypique que nous offrent à lire les éditions Zulma en cette rentrée littéraire 2013 arpentée par le bruit des canons. Délicat, déconnecté du chaos, entre terre et mer, entre songe et oubli, Lucia Antonia, funambule est un roman perché, à contretemps, empreint d’une dinguerie joliment surannée faite de sable blond, d’oiseaux des marais et de cirques de province.
« Lucia Antonia », narratrice de son état, est une funambule. Sur le fil de l’existence, elle ondule, basculant d’une rive à l’autre. A ses côtés Arthénice, sa  romanesque jumelle de funambulisme prenant la pose pour des peintres égarés dans des moulins sans âge. Puis, un jour, la chute, le vide. Arthénice s’éclipse du monde des vivants pour le hanter de sa grâce. Endeuillée de cette lumière gémellaire, de son déséquilibre dans l’équilibre, Lucia Antonia s’exile sur une presqu’île sauvage où s’orchestre l’amertume de la réminiscence. Terre saline que foulent des réfugiés à peau sombre. Recommencer ailleurs, se perdre parmi l’indolence des herbes folles. Suspendue au vide, Lucia Antonia se souvient des jours heureux. En guise d’exorcisme, quelques mots croqués sur un carnet, ça et là. Pour que le deuil ne soit pas que cette urne de cendres éparpillées par le vent. Au creux d’un paysage d’une sensuelle hostilité, des rencontres, des mains inconnues pour renouer, un nez rouge sur le visage d’un clown du passé, des femmes toujours là, tisseuses du présent.
Dans ce climat propice à la contemplation à mi-chemin entre les rêveries de Fournier ou mieux encore celles plus vénéneuses de Nerval, Daniel Morvan déploie tout en discrétion et sans pathos le cheminement du deuil et l’infinie douleur de l’absence. Ce saut de l’ange sans filets que seuls les esthètes cisèlent telle une dentelle noire dont la trame vous poursuit longtemps. Obsédante de raffinement.
Un court roman revêtant avec classe ses habits du dimanche, sans tambours ni trompettes. Une invitation à la mélancolie aussi légère que la vie est grave. Simplement beau.

Astrid MANFREDI

Lucia Antonia, funambule: l'article de Hubert Artus (Lire)


C'est un livre court, le récit de deuil, et il vous envoie dans les étoiles. Celles que voient les funambules, ces artistes de la chorégraphie et de la suspension. Celles où demeurera toujours la lueur des personnes qui vous ont été chères. Arthénice était le "double lumineux" de Lucia Antonia. Leur "numéro de jumelles" était le clou du spectacle de la troupe, fondée il y a longtemps par le grand-père de Lucia. Mais un jour, lors d'une tournée en Italie, Arthénice tomba, et se tua.  

Sur la piste aux étoiles de Daniel Morvan, la vie tournoie


Depuis, la survivante est une "saltimbanque sans cirque, invisible parmi le peuple des oiseaux". Elle a quitté la troupe et est restée en Italie, d'où elle écrit les "carnets" qui composent ce livre: "Les pensées que j'ai d'Arthénice me sont dictées par elle depuis son séjour dans les limbes des équilibristes. Je les laisse donc venir sans honte et les consigne ici malgré la promesse faite à mon père de ne rien écrire. [...] J'écris pour me taire et ne penser à rien." Notre équilibriste n'a plus de fil, et évoquera dans un ordre aléatoire son pacte avec la défunte, l'histoire de la troupe, les personnes rencontrées durant l'écriture des carnets, ou encore l'art qu'elle pratique: "Le funambulisme m'a appris à observer du point de vue le plus élevé, celui de l'effraie sur sa proie nocturne, de l'orage sur l'étang." Et, bien sûr, l'accident.  

Cette façon de jongler avec les thèmes, de les prendre, les lâcher, les retrouver ensuite, permet à Morvan de parvenir jusqu'à l'âme même de son sujet: comment marche la mémoire de quelqu'un qui passe sa vie en l'air, en équilibre, avec mission de ne pas chuter à terre? Comment fonctionne la psyché d'une femme qui vit dans un monde parallèle et féerique, au milieu de déguisements, de clowns, de jongleurs, de saltimbanques? 
Daniel Morvan a lui-même perdu un enfant, et on saluera la pudeur d'une fiction tournée vers le dehors de soi. Porté par une écriture minimaliste et visuelle, Lucia Antonia, funambule prend de l'envergure au fil de la lecture, et devient une réflexion tournoyante et poétique. Après quatre romans publiés dans des éditions régionales (Ouest-FranceCoop Breizh), voici celui qui devrait apporter à Morvan une autre place, entre les lettres et les étoiles.  
Hubert ARTUS (magazine Lire, septembre 2013) 

En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/daniel-morvan-tombe-du-ciel_1284431.html#m7YUZBH7mo5MCuH5.99

mercredi 11 mars 2015

Pourquoi on aime tant la Folle journée ?


Parce qu’on peut y croiser, dans l’escalier, un chef ébouriffé et ce jeune garçon dont la valise contient un Stradivarius ;
Parce que les concerts sont souvent courts et qu’on peut y emmener les enfants ;
Parce que les filles trouvent que la Folle journée c’est un super plan beaux mecs;

Parce que les mecs trouvent que la Folle journée c’est un super plan belles filles

Parce qu’on y entend de la musique non-amplifiée et du vrai son, et qu’un seul violon peut faire vibrer une salle de 1900 places ;
Parce qu’on peut y voir un gros monsieur avec un petit violon et une dame fluette avec un grand violoncelle;

Parce qu’elle sait nous parler de l’Histoire en nous faisant frissonner, comme la voix de Marita Solberg chantant les complaintes de Gorecki ;
Parce qu’elle est cool avec Francesco Tristano, qui joue du Bach et termine la soirée au piano bar ;
Parce que Michel Corboz y dirige une passion de Bach à 81 ans, et que la violoniste franco-coréenne Irène Duval n’a que 22 ans;
Que les enfants applaudissent dès que les instruments ont l’air de s’arrêter, preuve que les codes ne sont pas figés;
Parce que la musique s’y déroule comme un beau film en blanches et noires, et que ça raconte à chacun ce qu’il a dans le cœur, et que ça parle à chacun et à tous, partout sur la planète.


Daniel Morvan

Prof à la Sorbonne, addict aux faits divers



Dominique Barbéris, romancière. © éditions Gallimard

 

 

Vous enseignez l’art d’écrire dans un atelier d’écriture à la Sorbonne. Vous avez un truc pour construire un roman ?
Franchement, la construction n’est pas mon fort. Chacun anime son atelier selon ce qu’il est, et je pars du fait qu’un texte tient d’abord par la qualité de sa langue, aussi mes cours sont-ils orientés selon cet axe. Lorsque j’écris, la structure du livre ne se dégage que lentement, j’écris une première phrase et les images viennent. Ainsi, mon dernier roman, La Vie en marge, est d’abord un livre sur la neige. Une fois que j’ai cette atmosphère, j’essaie de trouver une histoire. Par exemple en puisant dans les faits divers : pour ce livre j’ai pensé à l’affaire Dupont de Ligonnès. Je suis un écrivain de la description, je considère que décrire c’est penser. On a parlé d’atmosphère à la Simenon à propos de mes livres, mais je n’en ai lu qu’un, qui ne doit pas être le meilleur…

Mais vous êtes aussi connue comme préfacière. Quels sont les livres qui vous inspirent ?
J’adore les romancières britanniques, pour leur humour triste, les amours entre célibataires de campagne et pasteurs anglicans. Barbara Pym est capable de montrer des gouffres de solitude à travers le contenu d’un filet à provisions, et cette faculté de montrer de grandes choses par des petites choses est tout l’art des romancières anglaises que j’admire.

Mais il aura fallu l’Académie de Bretagne pour dévoiler vos origines nantaises…
Ma famille est de Montbert et a ensuite vécu à Orvault. J’ai été élève à Saint-Félix et Saint-Dominique, mon père était fonctionnaire à l’outre-mer, puis au service état-civil du Ministère des Affaires étrangères. J’ai vécu à Nantes entre les 11 et mes 18 ans, mais cela ne s’est pas su avant que l’Académie le remarque !

La Ville, titre de votre premier roman, s’inspire de Nantes ?
Oui, il y a quelque chose de Nantes, en particulier Madame de Senonnes, le tableau d’Ingres. J’adore son décolleté, que je n’aurai jamais !

Normalienne et agrégée, vous avez été une brebis égarée de l’enseignement ?
J’étais sans doute plus adaptée aux concours qu’à l’existence, et mon trajet oscillant m’a même conduite dans l’univers de l’entreprise. Un groupe d’assurances où j’ai été repérée comme divergente en moins d’une semaine. On m’appelait « la Sévigné du groupe », je portraiturais les chefs de service, c’était une atmosphère rance d’élastiques récupérés, on m’a jugée insolente et on m’a virée sans indemnités. Mon chef de service, qui m’avait d’abord jugée distrayante, m’avait fait promettre de ne pas écrire de roman sur l’entreprise. Mon roman Les Kangourous est inspiré de cette expérience.

Recueilli par Daniel Morvan.
La vie en marge, éditions Gallimard, 2014. 178 pages, 15,90 €. Prix Christine de Pisan.

Claude Viallat, joyeux comme un 15 août au bord de l’eau

On entend déjà les sceptiques: encore un peintre de récupération, qui peint des bâches pour se faire remarquer… De fait, le peintre nîmois Claude Viallat a abandonné toute notion de tableau et de châssis, s’attachant davantage à la couleur, aux textures, aux drapés. Cela peut sembler facile d’évoquer la mer et les bateaux en peignant sur des voiles, des parasols. Tout cela dans une chapelle baroque: pas gagné d’avance… Désolé pour les grognons, c’est simplement magnifique! Une expo pimpante comme un 15 août au Bois de la Chaise, à Pornic ou à la Bernerie.
Déployées depuis les corniches, les voiles peintes, vénitiennes ou catalanes, les cordes enduites de brou de noix et les filets inventent sous le transept de nouvelles façons d’être de la peinture. Sur ces supports superbement drapés, Viallat a laissé son empreinte personnelle qu’il répète sur ses supports toilés, en forme de haricot ou d’éponge. Belle comme un départ de régates, l’expo dialogue avec d’autres peintres de la mer, tels Matisse ou Charles Lapicque.
Le plus: L’expo se prête bien à la visite en famille, petits et grands pouvant improviser leur parcours sous la grande « toile d’araignée » qui surplombe l’espace.
Daniel Morvan

Jusqu’au 17 mai 2015, chapelle de l’oratoire, place de l’Oratoire à Nantes. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, fermé le mardi.

Dominique A, des rimes qui se posent au bord de l'eau


Dominique A sort son nouvel album studio, Eleor, ce 15 mars. Et pour ce dixième album, le chanteur nantais déjoue les attentes avec des chansons océanes tissées de douceur, des invitations au voyage nappées de cordes…

Un carnet de voyage
C’est nouveau chez Dominique A, un carnet de voyage où les noms de lieux évocateurs (Central Otago, Cap Farvel, Semana Santa, Eleor) côtoient des poèmes d’amour évoquant le Louis Aragon des Yeux d’Elsa… Un changement de style et de ton, une nouvelle douceur envahit les plages de cet album océanique… Prétexte à feuilleter avec le chanteur les livres à lire et à écrire, les chansons obsédantes et les projets en cours…

Dernier livre lu
Notre famille, d’Akhil Sharma (éditions de l’Olivier). Ajay n’a pas dix ans lorsque sa famille quitte l’Inde pour s’installer aux États-Unis. Lui et son grand frère Birju découvrent émerveillés ce pays étonnant, promesse d’un avenir radieux. Mais la paralysie d’un enfant va en décider autrement. « Un livre d’une justesse phénoménale, touchant et cocasse, distancié. Un livre court comme je les aime, car la lecture est aussi un investissement de temps. J’aime les romans courts. Je voudrais écrire un Guère épais ».

Dernier livre écrit
Regarder l’océan, chez Stock le 15 avril (collection La Forêt, dirigée par Brigitte Giraud). Ce livre succède à Y revenir publié en mai 2012. Toujours sur une base autobiographique, "Regarder l’océan" réunit vingt textes courts, en forme d’autoportrait fictionnel, dans une géographie imprécise. « C’est formé d’épiphanies adolescentes, de premières fois, de premières amours et de bouleversements intimes. Des thèmes assez bateau, mais c’est finalement cohérent avec le thème de l’eau ». Cette nouvelle parution fera forcément écho à L’Océan, un des plus titres phares d’Eléor.

Prochain livre à écrire
Une compilation de textes sur la musique : « une anthologie subjective de la musique pop via 50 albums mineurs ou sous-exposés et oubliés. Un prétexte à raconter des histoires et esquisser des portraits d’artistes côtoyés, comme Barbara Carlotti, Bertrand Belin, Sapho, Marc Seberg… »

Sur la platine de Dominique A
Pas de chansons sur smartphone pour Dominique A, il utilise un simple portable sans fonction annexe ! Ses derniers coups de foudre sont pour les Midgets, un duo folk dans la lignée Bertrand Belin, « qui me charme pour son évidence mélodique, un peu sinueuse, à la Saravah » et le groupe américain Vietcong, « ce qu’il y a de mieux en matière de déflagration électrique ».

La chanson qui l’obsède
I Remember, de Molly Drake, la maman de Nick Drake. « Ça paraît incroyable et miraculeux qu’on ait exhumé des bandes magnétiques de la mère de Nick enregistrées dans sa cuisine. Cela éclaire sur la filiation vocale, mélodique et mélancolique qui unit la mère et le fils. La même voix voilée…

La prochaine chanson à écrire
« Une chanson sans les mots lumière et océan, omniprésents dans le dernier disque ! La prochaine sera forcément une chanson d’amour, parce que les grandes chansons sont toutes d’amour. Dans la vie comme dans la musique, l’amour reste le Graal, l’absolu à conquérir. »
Recueilli par
Daniel MORVAN.

Maylis de Kerangal rêve de chants aborigènes


De quels continents disparus de la littérature vous souvenez-vous, lorsque vous écrivez ?
C’est une belle question. Ces temps-ci, je me cherche à me souvenir d’un continent archaïque, celui d’un temps où la littérature n’existait pas encore sous la forme de livre mais sous la forme de chant : le poème homérique, les chansons de gestes médiévales, les songlines aborigènes.

Comment êtes-vous devenue Maylis de Kerangal ?
Joker !

Où lisez-vous ?
Je peux lire partout, vraiment partout. Mais je crois que l’on ne lit jamais aussi bien que dans un train.

Êtes-vous plutôt liseuse ou plutôt papier ?
Encore exclusivement papier ? par conservatisme ? Je crois que j’aime l’aspect solide et en trois dimensions de l’objet, ce geste de compulser les pages pour créer un peu d’air, d’en faire un étui pour des papiers, des photos, des tickets, ou une cale pour une table et surtout l’idée que c’est un objet complet en lui seul, puisqu’il n’est nul besoin d’une autre énergie, d’une autre électricité que la mienne pour le lire.

Imaginons : vous êtes nommée à l’Académie française. De quel mot proposez-vous une nouvelle définition ?
Mais il n’est nul besoin d’être nommée à l’Académie Française pour proposer de nouvelles définitions pour des mots ! J’aime mieux encore l’idée de sabrer un mot, comme Lévi-Strauss l’avait proposé pour le mot « race ».

Après le succès de votre dernier roman, quel nouveau chef-d’œuvre oserez-vous entreprendre ?
L’idée du chef-d’œuvre absolu n’est pas dans mes cordes ! Ou alors un roman d’amour, cela me semble tellement difficile.

Sur un manuscrit, êtes-vous d’une nature ratureuse ou d’une nature ajouteuse ?
Je tiens ces deux natures, ce sont des deux mouvements combinés qui construisent le livre.

De quel écrivain aimeriez-vous recevoir le cœur ?
Un écrivain qui aime la marche et les bains de mer, un écrivain surfeur.

Recueilli par
Daniel MORVAN.

La romancière est née en 1967 à Toulon, dans une famille bretonne. Fille d’un officier de marine et d’une enseignante, elle grandit au Havre.
Elle remporte le Prix Médicis en 2010 avec Naissance d’un pont. Avec Réparer les vivants (Verticales), elle suit pendant 24 heures le périple du cœur du jeune Simon, en mort cérébrale, jusqu’à la transplantation. Elle a été couronnée par le Grand Prix RTL-Lire 2014.

mardi 10 mars 2015

Madeon: ce garçon de 20 ans est une star mondiale

Il a 20 ans et vit encore un peu à Nantes. Les plus grands festivals électro du monde se l’arrachent. À l’heure de son premier album, il aborde serein une tournée américaine. Portrait d’un petit génie qui n'était pas très attiré par les études.
Madeon (photo: Daniel Morvan)



Il a 20 ans, il en fait quinze, et Lady Gaga est sa copine. Le petit prince de la musique électro est Nantais. Encore un peu. Entre deux tournées américaines. Au collège, il faisait le désespoir de ses profs. Il passait pour un geek, un lunaire, un extraterrestre. Parions sur la taille du point d’interrogation des adultes qui ont croisé ce regard profond, tellement sérieux, tellement enfant.
On va énormément parler de lui les jours prochains : il sort son premier album. Hugo Leclercq (alias Madeon) passera alors pour une énigme résolue. On le classera dans les records, les millions de vues de ses vidéos défileront au compteur de Youtube. Mais ce sera faux : Madeon reste une énigme totale. Un mystère.

Lui-même en a-t-il les clefs ? Tout en lui est énigme, à commencer par son allure : comment peut-on être aussi frêle, aussi enfant, et être aussi sûr de soi, de sa vocation ? Hugo vous donne une bribe de réponse : « Mon ambition d’enfant était assez simple : je voulais juste survivre avec la musique. Je n’osais pas espérer être artiste. »
Survivre avec la musique, ça dit beaucoup. Ça dit qu’il n’a jamais rêvé à une réussite comme tout le monde, ses parents par exemple (maman DRH, papa spécialiste du risque immobilier). Très jeune, il cherche sa planche de survie. Un soir, sa jeune tante l’emmène à un concert de Daft Punk. Merci, Tatie, pour cet élément de réponse à la grande question : que faire ?
Hugo Leclercq, singulier enfant peu doué pour l’école, séchant les cours, ne rendant pas ses devoirs, s’accroche à l’ordinateur.

Si tous les enfants sont artistes, les artistes ne sont pas des enfants comme les autres.
« Je me disais : mieux vaut être bon en une seule chose que moyen en tout. » 
Cette seule chose, ce sera la musique. Qu’il commence à fabriquer dans son coin, sur un logiciel belge téléchargé gratuitement. Qu’il fait évoluer selon ses besoins : Ayant flairé le génie, les Belges lui obéissent au doigt et à l’œil.
À l’âge où l’on traîne sur Candy Crush, Hugo commence à avoir « des rêves dans le langage du logiciel. Mon plan, à onze ans, était de devenir professionnel. Je me donnais pour ça jusqu’à mes 18 ans. C’est allé plus vite que prévu. »

En effet, son lycée le renvoie à 16 ans, en 2010. D’urgence, Hugo doit prouver quelque chose à ses parents. Il postule à des concours de disc jockey. Il enregistre 39 morceaux et les mouline sur une tablette avec des boutons lumineux: c'est Pop Culture. 27 millions de vues sur Youtube, les portes de la gloire s’ouvrent. Attaché case au bras, les pontes de Warner sonnent à la porte. Libéré de l’école, Hugo choisit de s’appeler Madeon, signe chez Warner, puis Columbia.
Trop jeune pour être admis en boîte alors qu’il crée les sons du futur, Madeon n’est pas un clone des DJ connus pour leurs shows mussoliniens. Zéro frime, il se fiche des pistes de danse. Son bocal, c’est le studio. Il s’y enferme mode chien cosmonaute dans son spoutnik. Il aime aussi y croiser ses potes, Chris Martin (chanteur de Coldplay) ou Yelle, ou Ellie Goulding. « Ce qui me touche c’est la chanson pop, les Beatles ou Supertramp, reconnaît-t-il. J’aime que les choses soient concrètes, je veux jouer réellement sur scène. »

Madeon devient une bête de scène. Il saute les étapes, zappe les clubs et les prestations DJ (une chose qu’il déteste), sèche les télés, opte pour les grands festivals. Un jour à Lollapalooza (Chicago), un manager américain le contacte. « Quelqu’un aimerait vous avoir en première partie. » Au téléphone, le quelqu’un s’appelle Lady Gaga.
Hugo a bien fait de bosser (seul) son anglais, le courant passe avec l’icône. Il part en tournée avec elle : « Elle m’appelle Madeon et je l’appelle Gaga, c’est tout simple. » Il s’en vante à peine auprès de ses copines de Nantes. « À l’époque, avoue l’une d’elles, on le trouvait juste un peu mytho : une tournée avec Lady Gaga ! Mais on le savait capable de tout. »

Ravi que son pseudo (anagramme de nomade, entre autres) tienne la rampe devant les publics monstres des stades américains, « parce qu’un nom, ça doit se porter longtemps. »
Le disque Adventure ? « Une archive pour m’en souvenir plus tard », assure-t-il, désarmant. Ces 12 titres sont aussi l’ambition réalisée d’un môme de 11 ans. Et maintenant, à 20 ans ? « Maintenant, l’ambition de ma vie est de trouver ma prochaine ambition. Mais le cœur de mes envies, c’est de faire des chansons. » D’ailleurs, sur son premier album, il chante : ça s’appelle Home. L’histoire d’un garçon qui abandonne la musique et rentre à la maison. Qui peut croire à ça ?
Daniel Morvan.
morvandani@gmail.com
Premier album Adventure le 30 mars 2015. Premières dates le 13 mars au Zénith de Paris, le 3 avril à la Gaîté Lyrique. Le 3 juillet à la Nuit de l’Erdre (Nort-sur-Erdre, 44).

mercredi 4 mars 2015

Paul Ariès, objecteur de croissance



Entretien
Paul Ariès, philosophe
Comment le bien-vivre et l’hyper consommation ont-ils été associés dans l’histoire des sociétés ?
Nous sommes collectivement victimes d'un piège sémantique. Nous sommes abusés par ce que je nomme des mots poisons. Le terme de société de consommation nous fait croire qu'il ne s'agirait que de consommer davantage. Toutes les études prouvent que la société de consommation, ce fut d'abord la destruction des cultures populaires, des autres façons de rêver et de vivre.
On est hypnotisé par la question du niveau de vie et on oublie celle du style de vie. Nous sommes passés d'une approche qualitative à une approche strictement quantitative. Le second piège est de confondre le bien vivre avec le bien être à la sauce occidentale. Nous prenons notre situation pour la seule possible et pour l'objectif de 8 milliards d'humains. On a oublié qu'il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. La croissance économique des trente glorieuses ne reviendra pas et c'est tant mieux.
la croissance n'a pas résolu les inégalités sociales et à bousillé les écosystèmes. Il faut donc inventer des réponses en dehors du mythe de la croissance salvatrice? Mon grand espoir tient dans un constat simple : les gens ordinaires ne sont pas des riches auxquels il ne manquerait que l'argent.
On accepte trop la définition des milieux populaires, des gens ordinaires qu'imposent les enrichis.
Une définition uniquement en termes de manque : en économie,; le manque de pouvoir d'achat, en culture, le manque d'éducation, en politique, le manque de participation... Tout cela est en partie vraie mais passe à côté de l'essentiel.
Les gens ordinaires ont un autre rapport au temps, à la nature, à l'espace, au travail, à la consommation, à la maladie, au vieillissement, à la mort donc aussi à la vie. La première richesse des gens du commun ce sont les biens communs, le service public. Ce sont les enrichis qui s'imaginent que les pauvres voudraient vivre comme eux. Les gens ordinaires aspirent simplement à vivre bien... ce qui est tout autre chose.
La gratuité des services publics, des trains, du téléphone et du net est-elle un objectif réaliste ?
La seule chose irréaliste serait de penser qu'on puisse continuer dans la même logique.
La force du système mais aussi sa faiblesse est sa capacité à insécuriser les gens, à nourrir la peur pour eux-mêmes ou pour ses enfants ou ses petits enfants (peur du chômage).
On ne peut faire de la politique que de deux façons soit en jouant sur les peurs et la haine de l'autre et on renforce alors les extrémismes, soit en misant sur l'espoir, sur des Utopies concrètes La France à genoux économiquement en 1945 mais debout politiquement a su instituer la sécurité sociale.
Notre société n'a jamais été aussi riche. Nous devons donc aller encore plus loin..
Je ne crois plus aux lendemains qui chantent parce que je veux chanter au présent.
Le grand combat pour ce début du 21e siècle c'est de défendre et d'étendre la sphère de la gratuité car c'est la meilleure façon de commencer à répondre à l'urgence sociale, écologique, politique et même anthropologique.
La gratuité ce n'est pas le produit ou le service débarrassé du coût mais du prix.
L'école publique est gratuite mais payée par l'impôt.
Il n e' s'agit pas davantage de tout rendre gratuit.
Je suis pour la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage.
Pourquoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et remplir sa piscine privée ?
ce qui peut valoir pour l'eau peut aussi s'appliquer pour l'en,semble des biens communs.
Il n'y a pas de définition scientifique et encore moins moraliste de ce qu'est un bon usage et un mésusage.
la seule définition est ce que les gens choisissent démocratiquement.
J'aime ces maires qui interpellent la population et qui disent : compte tenu des moyens limités qui sont les nôtres, préférez vous que l'on maintienne la gratuité du stationnement pour les voitures ou qu'on adopte la gratuité de l'eau vitale, des transports en commun, de la restauration scolaire, des services culturels, voire même, comme à Mouans-Sarthoux des services funéraires.
Nous devons nous mettre à l'écoute des expériences mais aussi des propositions.
Il serait ainsi possible de donner à chacun la gratuité d'une certaine quantité de bande passante (correspondant aux usages ordinaires d'internet) plutôt que de rendre délinquants 90 % des jeunes Français qui téléchargent illégalement.
Réfléchissons sur cette base à d'autres modalités de rémunération de la création intellectuelle.
Cette gratuité construite (économiquement, culturellement, politiquement) c'est déjà une façon de commencer à "déséconomiser" nos existence, c'est une façon de renouer avec la logique du don et du contre-don.
C'est une façon d'assurer à chacun de quoi vivre même sans emploi car le plein emploi ne reviendra pas.
Il ne s'agit pas de rendre gratuit les produits et services existants.
On ne va pas rendre gratuit la malbouffe de la restauration collective.
Il faut relocaliser, resaissonnaliser, assurer la biodiversité, faire une cuisine sur place servie à table..
On ne va pas rendre gratuits les réseaux de distribution d'eau avec des pertes d'eau de 30 %.
La gratuité c'est aussi l'occasion de promouvoir des produits et services à forte valeur ajoutée sociale et écologique.
A quelle tradition vous référez-vous en prônant une éthique inverse, celle d’une gourmandise sobre ou d’un bonheur moins associé à la pénurie qu’à un autre mode de consommation ?
La simplicité volontaire est revendiquée depuis des millénaires dans le cadre d'approches religieuses, anthropologiques, politiques, utopiques. Je me sens donc aussi proche d'Epicure que de Paul Lafargue et de son droit à la paresse. il ne s'agit surtout pas d’appeler les gens à se serrer la ceinture un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie. C'est l'idéologie croisanciste qui organise d'ailleurs l'austérité !
C'est elle qui est responsable du chômage, du sentiment d'inutilité, de la misère.
La simplicité volontaire, cette frugalité gourmande, prône la relocalisation contre les délocalisations, le ralentissement contre le culte de la vitesse, l'idée coopérative contre l'esprit de concurrence, etc.
Cette stratégie est un pari....je ne sais pas si nous allons arriver à éviter la catastrophe mais j'ai foi dans l'intelligence collective, j'ai foi dans la possibilité de faire renaitre d'autres façons de vivre.
 Pourquoi les hommes, qui sont en majorité victimes de l’inégalité du partage, ne parviennent-ils pas à renverser cet ordre des choses ?
Je suis un objecteur de croissance amoureux du bien vivre. C'est à ce titre que j'invite les gens à décoloniser leur imaginaire. On restera impuissant tant que les appauvris seront convaincus d'être responsables de leur situation. Les 99 % sont majoritaires et rien ne bouge car nous sortons à peine de la tragédie historique de ce que fut le stalinisme....
Il faudra du temps pour reconstruire un projet, un nouveau langage.
Je suis aujourd'hui très à l'écoute de tous ces nouveaux gros mots qui émergent à l'échelle mondiale pour dire les nouveaux chemins de l'émancipation :
Le "buen vivir" sud-américain le "plus vivre" de la philosophie négro-africaine de l'existence, l'écologie des pauvres en Inde, etc Je fais le pari que les gens ordinaires peuvent aussi chez nous sauver la planète.
Les principaux concepts pour penser la nécessaire transition viennent aussi du sud.
L'anti-extractivisme Sud-américain qui rappelle le refus des grands ""éléphants blancs""
comme les Africains nommaient les méga-projets profitables à une petite minorité.
la lutte contre les Grands Projets Inutiles imposés en est la traduction européenne.
Le système actuel soumet la vivant aux lois de l'économie.
Nous voulons soumettre l'économie aux lois du vivant...

lundi 2 mars 2015

Les Ombres en pleine lumière

 

La violiste Margaux Blanchard, codirectrice des Ombres avec et le flûtiste Sylvain Sartre ©J. Benhamou

 2015: leur première Folle journée. Le jeune ensemble baroque Les Ombres faisait son entrée dans l’arène musicale nantaise. Les Ombres réveillaient des cantates oubliées du répertoire français.

 
Non, ils ne font pas du passé table rase. Quand on est précédé de musiciens comme Jordi Savall, Andreas Scholl ou René Jacobs, se prétendre héritier est déjà viser très haut. "Héritiers est le mot qu’il convient", assurent Margaux Blanchard et Sylvain Sastre. Mais cet assaut de modestie ne doit pas masquer l’originalité de cette formation conçue « comme un collectif, sans chef, une sorte d’orchestre de jazz ».

Formés à la Schola Cantorum de Bâle (le temple de la musique ancienne), le duo a réuni une demi-douzaine de virtuoses. La couleur orchestrale contraste avec le nom de la formation, tant dominent les flûtes, les pimpants flageolets à la Barry Lyndon, le basson qui complète les vents et le hautbois, auxquels s’ajoutent violoncelle, viole de gambe, théorbe, clavecin.

« Nous jouons à la Folle journée sans mise en scène ni travail de lumière : cette formule concert nous permet de nous faire découvrir. » Et quelle découverte, que ce soit à travers le concert « Sémélé », autour de Haendel et Destouches, compositeur oublié qui fait l’objet d’un disque chez Mirare. Ou le concert « Tra le fiamme », opéra de Haendel qui fait valoir toute la générosité de l’ensemble, auquel Mélodie Ruvio et Chantal Santon Jeffery apportent l’éclat de leurs voix d’opéra. Cette première incursion des Ombres dans la Folle journée n’a rien donc de l’exploration d’un trou noir : c’est seulement l’apparition d’une étoile montante du baroque, déjà partenaire privilégié de l’opéra de Montpellier, et que, grâce à Musique et Danse 44, la Loire-Atlantique pourrait aussi découvrir peu après : oui, il n’y aurait bientôt plus aucune zone d’ombre pour la nouvelle vague baroque.
Daniel MORVAN

Irène Duval et Virgil Boutellis dans le tourbillon de la vie

Leur duo, c’est un peu Le tourbillon de la vie : on s’est connus, on s’est reconnus. L’un et l’autre se connaissaient de réputation. De rumeur en légende naissante, à un moment ou un autre, le duel était inévitable : croiser le fer, jouer en duo et sentir le feeling. Coup de chance, ils se sont reconnus et c’est tant mieux pour la musique, car Irène et Virgil forment un beau duo. « C’est mystérieux, quelquefois ça marche, parfois non », résume Virgil, couvant du regard la housse de son instrument et plus encore ce qu’il contient.





D’ailleurs, qui peut prétendre savoir que ça existe, les duos de violonistes ? « C’est vrai, confirme Irène, regard magnétique derrière ses lunettes à monture noire, on ignore souvent qu’il existe un vaste répertoire pour duos de violons, de Jean-Marie Leclerc à Philippe Hersant, en passant par Prokofiev et Chostakovitch ».


Empoigner un concerto de Bach


Mais difficile d’ignorer que ces deux-là, c’est la classe internationale, à ce genre de petite remarque : « Je me suis aperçu que je n’avais jamais pris l’avion sans mon violon dans le coffre à bagages » (Virgil), ou : « j’ai commencé par des cours particuliers à Hong Kong, avant Paris, d’ailleurs je suis à demi-coréenne » (Irène).
Inutile aussi d’avoir sa carte d’abonné à la salle Pleyel pour s’apercevoir qu’ils jouent comme des dieux. Mais pas effleurage d’archet mode Disney channel, non : comme ils vous l’ont empoigné, ce concerto de Bach, avec quel mordant ils en ont fait entendre le saignant et le swing !
À quoi cela tient-il, vous demandez-vous en applaudissant entre les mouvements, ce qui est contraire au code de bonne conduite mais tellement plus cool ?


En dehors du talent, ces deux-là, c’est un peu la mondialisation de l’archet. Étapes du parcours : France, Budapest, Londres, tel Aviv et États-Unis pour lui, Corée, Paris (professeur polonaise) et Crönberg pour elle : « Nous mixons les écoles russe, franco-belge et américaine, observe Virgil, mais à Budapest, j’ai aussi joué dans un club tzigane et Irène joue du tango ».


Un facteur porté sur la bouteille


À quoi cela tient-il ? L’instrument lui-même n’y est pas pour rien. Virgil joue sur un Domenico Montagnana. Il fut joué par Régis Pasquier et a été reconnu hier par de fines oreilles.
« Quand on est soliste, on n’est jamais sonorisé, on doit emplir tout l’espace avec le seul son sorti du violon. Compte-tenu de la valeur des instruments, nous n’en sommes jamais propriétaires. Nous avons donc toujours un rêve : Trouver le mécène qui financera ce rêve. »
Le rêve peut s’appeler Stradivarius. Mais un peu trop facile, tout de même. Un Strad’est tellement idéal qu’il peut façonner votre jeu. Virgil et Irène rêvent encore plus haut : d’un violon qu’on dompterait comme un cheval sauvage. Un farouche, hirsute et sanguin, par exemple un Guarneri del Jesu. « Il a un son plus sombre, il est abrupt, taillé au couteau par un facteur à la réputation de bon buveur. Personne ne sait pourquoi ses violons sont parfaits. »
Les violons ont ce point commun avec les pyramides : un secret jamais dévoilé. Et un charme immarcescible.


Daniel MORVAN.
Irène Duval et Virgil Boutellis, dirigés par Maxim Emelyanychev (Sinfonia Varsovia) : A 22 ans et 29 ans, ils forment un duo à la fois gracieux et vif.
Marc Ollivier

Peut-être Esther, ou la quête des origines


 

L’Ukrainienne Katja Petrowskaja tente de reconstituer sa généalogie familiale. Elle plonge au cœur de l’histoire européenne, de Varsovie à Kiev.



« Dans ma famille, il y avait de tout, un paysan, de nombreux enseignants, un provocateur, un physicien et un poète, mais surtout il y avait des légendes. »
Née en 1970 dans une famille juive, Katja Petrowskaja a grandi dans un immeuble de quatorze étages à Kiev. Aujourd’hui journaliste à Berlin, elle a entrepris une vaste enquête sur sa famille, où il y avait aussi deux « babouchkas » (grand-mères), des tantes, oncles et cousins « à la mode de Bretagne », dit-elle. Ce livre, Peut-être Esther (2014), a été couronné par le prestigieux prix allemand Ingeborg Bachmann.


Une Pénélope ukrainienne


Dans sa famille, on a parlé polonais, russe, allemand, yiddish et même langue des signes. Il y eut des Levi et des Stern « évaporés » dans toutes les directions.
Ce récit familial foisonne d’histoires reliées à l’histoire des Juifs d’Europe au XXe siècle. Tout le contraire d’une famille sans histoires. On y trouve celle d’Ozjel, l’arrière grand-père de Varsovie. Il était directeur d’un pensionnat pour orphelins sourds-muets, appelés des « enfants pogroms », survivants de razzias antisémites.
Celle de Vassili, le prisonnier de guerre que la grand-mère orthophoniste Rosa (sa femme) attendra 41 ans, comme une Pénélope ukrainienne.
Celle de Judas Stern, ce « terroriste soviétique » qui tira sur un diplomate allemand, à Moscou. Un geste qui, un an avant l’arrivée de Hitler, allait provoquer la rupture entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique… Et la seconde guerre mondiale ? « A croire que nous, et je me comprends dans ce nous, sommes responsables du plus grand malheur du vingtième siècle ».
L’histoire la plus pathétique, qui résume le livre et lui donne son titre, est celle d’Esther. Cette arrière-grand-mère, dont le prénom a été happé par l’histoire, s’appelait « peut-être Esther ».


Une babouchka seule dans Kiev

 

Quand la famille quitte Kiev en 1941, fuyant l’armée allemande, la grand-mère impotente décide de rester seule. Katja Petrowskaja reconstitue la scène. Elle étire les derniers instants d’une vie ordinaire, d’une vieille dame trop confiante dans ses bonnes relations avec les Allemands. Une babouchka qui marche très lentement à la rencontre des tueurs.
La scène eut-elle des témoins, « tandis que Peut-être Esther marchait contre le temps » ? Oui, mais elle n’existerait pas sans le travail d’écriture de Katja Petrowskaja. Un travail considérable, tissé de doute, parce que l’histoire des individus est toujours disputée à l’oubli. Le résultat est à la hauteur de la difficulté de l’entreprise, qui rappelle parfois les romans de W.G. Sebald : entre tâtonnements et intuitions, ce livre intense, vibrant d’un humour amer, ressemble à quelques photos sauvées, qu’on aurait punaisées sur une carte de l’Europe ravagée. Une carte où les plus grandes tragédies, comme celle de Babi Yar (« le massacre à la fois le plus court et le plus meurtrier de l’Holocauste »), aura désormais, entre autres visages, celui de cette vieille dame, prénommée peut-être Esther.


Daniel MORVAN.

Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Éditions du Seuil, 377 p., 21 €.

Écrivains de grandes lignes

« Dans la glace d’un hublot, un ciel immense se mire, une mer verte, sombre, sous une menace de pluie, au premier plan, le jaune du mât et des cambuses. C’est dans cet infini, strictement encadré de cuivre, que j’ai baigné un regard profond, comme pour sonder l’avenir. » Blaise Cendrars, Mon voyage en Amérique.

Tourner le dos à la terre
Le voyage en paquebot est pour l’écrivain la chance d’un temps suspendu, une distance prise avec l’ennui et la répétition: tournant le dos à la terre, il s’ouvre aux possibles et à la grandeur, sans se méprendre sur les déceptions de l’accostage. C’est le geste fondateur du suisse Freddy Sauser dans son voyage de 1911 depuis Liepaja (Lettonie), sur le Birma. Il reçoit la révélation des Pâques à New York (son grand poème de 1912) et adopte son nom d’écrivain, Blaise Cendrars. Pour le poète « jamais pressé d’arriver », le paquebot est un havre d’écriture.



Nouveaux champs magnétiques
Chaque tentative de décrire le monde suit les nervures vitales du monde. Et la ville flottante de Jules Verne est un morceau détaché d’Europe, attiré vers de nouveaux champs magnétiques. C’est aussi ce qui se passe un certain jour de 1934, sur le pont du Champlain. Emmitouflée, Jane lit Voyage au bout de la nuit. Un homme l’accoste : "je vois que vous lisez Céline. - C’est l’un des plus grands écrivains du monde ! réplique-t-elle. - Céline, c’est moi." A l’arrivée à New York, la future Janes Bowles (épouse de Paul Bowles) télégraphie à sa mère: « je serai écrivain ».



Une cheminée rouge et noire
Parfois, l’essentiel se joue au fumoir. Dans Le joueur d’échec, Stefan Zweig propose un fascinant face à face entre un champion d’échecs et un ancien prisonnier de la gestapo. Un autre amateur d’échecs associe son nom aux paquebots : Vladimir Nabokov. Fuyant le nazisme, l’écrivain russe embarque avec sa famille à Saint-Nazaire. Ce qu’il aperçoit est, comme pour Hannah Arendt à Lisbonne, et tant d’autres, le signe même de la liberté, le logo des partances : une cheminée rouge et noire (celle qui émet un toooot ! prolongé dans les dessins de Hergé), dans un flash, une épiphanie.



Le voyage des mauvais garçons
Vaurien romantique, Malraux rêve de la ligne semée de temples de l’ancienne Voie Royale. Les pères désespérés par leurs fils dépravés s’en remettent à l’océan pour les sevrer de la corruption urbaine : c’est Baudelaire voguant vers les Mascareignes et ses belles créoles, c’est Malcolm Lowry livré en Rolls à l’échelle de coupée.
Nancy Cunard, l’héritière de la Cunard Line, scelle la complicité entre les grandes lignes et l’écriture, par sa proximité militante avec les surréalistes. Amoureux du crissement nocturne des lampes, Valéry Larbaud et Paul Morand goûtent au plaisir aristocratique d’un temps placé « entre parenthèses ». La déco kitsch (celle du Vice Roy of India) réunit un salon de musique dix-huitième siècle et un fumoir de manoir écossais.



L’élégante au bastingage
Les années 1920 font du voyage un loisir en soi et la silhouette accoudée au bastingage devient un modèle d’élégance, propagée par Helena Rubinstein ou Eddy Kiesler. Première actrice nue du cinéma (Extase), cette dernière se fait engager comme gouvernante sur le Normandie, tape dans l’œil d’un magnat d’Hollywood, devient Eddy Lamarr, star de la MGM. La ville flottante est le royaume des femmes fatales et des beautés transocéaniques, comme l’Ysé du Partage de midi, de Paul Claudel.



L’invention du reportage moderne
Mais revenons à Blaise Cendrars. Il est surtout connu comme reporter, quand il embarque sur le Normandie, béret basque et visage de loup de mer, le 29 mai 1935. Fuyant les "tralalas", Cendrars passe les quatre jours dans les soutes, décrivant le halètement des pistons et les turbo-alternateurs, "éléphants agenouillés". On peut l’entendre en direct, le soir à la TSF. Ce reportage fera date: Cendrars n’a pas seulement donné un sens neuf au mot bourlinguer, il a aussi inventé le reportage moderne.
Daniel MORVAN.

jeudi 19 février 2015

Lucia Antonia, funambule. Entretien avec Marie-Hélène Prouteau



« Lucia Antonia, funambule »:  Rencontre à l'Amphithéâtre Kerneis, Nantes.

Entretien avec Marie-Hélène Prouteau autour du roman paru en 2013 aux éditions Zulma: Lucia Antonia, funambule, de Daniel Morvan. Marie-Hélène Prouteau animait la rencontre qui a suivi le 13 février 2015.



Marie-Hélène Prouteau. Daniel Morvan, Lucia Antonia est votre cinquième roman, couronné des prix Fiction Loire-Atlantique de l’académie littéraire de Bretagne et Pays de Loire, et du prix Charles Oulmont de la Fondation de France.
Avec ce livre, qui est d’une beauté singulière, vous emmenez le lecteur dans une presqu’île radieuse où la lumière fait miroiter les marais salants. L’action se passe de nos jours – dans une presqu’île au nom étrange de Lysangée. Là, s’est retirée Lucia Antonia la narratrice, qui est funambule. Elle a choisi de quitter le cirque fondé par son arrière-grand-père, Alcibiade. Depuis la mort de sa partenaire, Arthénice, qui a chuté dans un numéro périlleux où toutes deux avaient l’habitude de se croiser, L-A demeure inconsolable, habitée par la culpabilité de s’être fait remplacer ce jour-là parce que souffrante. 
Ce qu’elle appelle sa faute (p. 39), c’est de ne pas avoir respecté leur pacte : « si l’une tombe, l’autre ne lui survit pas ». Elle fait la connaissance d’un groupe de réfugiés africains, relégués dans les salines et en particulier d’Eugénie et de sa fille, Astrée, et également d’un peintre. 
Le roman est constitué de ses carnets intimes que Lucia Antonia consigne, où elle va évoquer d’une part son amie, "double lumineux" d’elle-même mais également la vie de ce cirque depuis plusieurs générations d’artistes.
Dans ce livre, vous parlez de deuil. C’est le point de départ. C’est dire s’il est ancré dans un réel de mort et de douleur. Curieusement, pourtant, c’est toute la magie de votre livre, vous avez écrit une sorte de conte, de fable poétique qui va sublimer la douleur. C’est un livre qui m’a enchantée. Par sa liberté étonnante car vous semblez repousser les genres : c’est un roman, c’est un poème en prose, par moment, cela tient de l’exercice spirituel. 
Et par son rythme, quasi musical, suite de variations, de petites touches impressionnistes enlevées, à l’image de ceux deux jeunes filles que l’on n’oublie pas.
Ces noms que vous avez imaginés pour vos personnages, Arthénice, Alcibiade, Lucia Antonia, Livia ont une couleur merveilleusement antique. Je me suis demandé si vous étiez d’accord avec le propos de Julien Gracq dans Entretiens, qui dit que dans le roman tout, y compris les noms de lieux et de personnages, doit être inventé. Est-ce qu’ils se sont imposés d’emblée à vous ?

Daniel Morvan. La nécessité d'inventer ne vaut pas seulement pour les noms mais pour l'histoire dans son ensemble. La géographie d'un roman puise parfois son inspiration dans le hasard, par exemple celui des panneaux indicateurs.
Il n'y a pas de nom réel dans Lucia Antonia... Sauf celui de Bramabiau, qui contient deux cent mille années géologiques d'érosion, et désigne le gouffre où Arthénice tombe. Puisqu'il se trouve que ce nom de Bramabiau est celui de la mort d'Arthénice. Comme si, en effet, tout l'effort de nommer tendait à la soustraire à cet abîme. Et c'est ce qui est en jeu dans cette histoire, dont les personnages sont désignés sous leurs noms d'artistes, conformément au projet d'un "cirque romain". Ce projet de refondation est une ambition du père. L'arrivée d'Arthénice dans le cirque offre la possibilité d'un numéro de "jumelles funambules".
Les personnages sont intimement attaché au sol qu'ils ont choisi, ces lisières boueuses et faussement désertiques qui semblent les attendre comme une dernière demeure. Il y a un lien organique et sonore entre les noms propres inventés et la fiction, ils sont choisis avant tout pour leur harmonie, avant une éventuelle signification. Dès que c'est inventé, cela porte mieux la fiction. Pourquoi Lysangée? Parce que cela évoque le saut, la mort de l'ange, qu'on retrouve dans la chute de "l'ange de plomb", plus tard dans le livre, mais d'abord pour la sonorité, parce que cela s'harmonise dans l'expression "presqu’île de Lysangée".

M.H. P. Le personnage de Lucia A. suscite la curiosité. Très belle figure de l’amitié. On devine une jeune fille qui savait communier par l’esprit et les gestes du corps avec son amie. Il y a en elle de la gravité, et aussi de la légèreté, un être sans concessions que l’on sent comme une boule de tensions (p 13). C’est un personnage qui semble en recherche. La traversée de ce deuil, pour elle, va prendre la forme d’un parcours initiatique. Pouvez-vous nous en parler ?

D.M. Au départ du livre, avant même l'apparition du funambulisme,  se trouve l'idée d'une substitution des morts: Lucia Antonia juge qu'elle a été échangée par la mort avec Arthénice. Il y a derrière cette idée d'échange un passage des Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, dans la version de Francis Poulenc, vue à Nantes dans la mise en scène de Mireille Delunsch. Voici le passage en question: "Pensez à la mort de notre chère Mère, Soeur Blanche! Qui aurait pu croire qu'elle aurait tant de peine à mourir, qu'elle saurait si mal mourir! On dirait qu'au moment de la lui donner, le bon Dieu s'est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d'une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait pas seulement réussir à enfiler les manches..." Cette substitution, Lucia tente de l'inverser en prenant la place d'Arthénice parmi les morts, dans un geste orphique. Et cette traversée se fait par les mots: les noms sont ce qui reste après la mort.

M.H. P. Je voudrais aborder le personnage d’Arthénice. Ce sont des pages merveilleuses, de mystère et de fantaisie... page 78: « Elle dit avoir grandi dans une île appelée Holly (...) C'est là, au milieu de la mer, qu'elle apprit à cultiver l'insouciance et s'inventa une vie mondaine ». Ce qui me frappe, ce sont ces flashbacks où vous semblez tenir la caméra sur elle : il y a la jeune fille qui s’avance sur le fil pour sa première traversée, la jeune fille en robe « Ringspun loves rosy cheeks... », p. 64. Son amie ne rapporte peu ses paroles, sinon pour rappeler son amour de Chostakovitch (page 93) Pourquoi ce parti-pris d'une narration par plans cinématographiques ?

D.M. Oui, le cinéma est recomposition de la vie à partir d'images, il a partie liée avec le deuil (je pense à Susan Sontag). C'est un rêve du temps réversible à partir d'images obsédantes. Mais Lucia évolue dans un monde sans images, les seuls reflets sont ceux de l'eau et les spectateurs sont les hérons. C'est un temps sans durée, qui ne peut composer celle-ci que comme la trace séparant deux éblouissements. Ou bien l'image composée par les fragments d'un vitrail. La "troisième image" que le cinéaste compose avec du son et de l'image.
Puisque vous citez Chostakovitch, qui arrive ici à cause d'une chanson de ma fille aînée, Mathilde... Vous connaissez l'existence d'une communication entre l'Italie rêvée par Lucia Antonia et La Russie romantique: Saint-Petersbourg rêve de Venise. Chostakovitch est un nom prononcé, chuchoté dans une chanson de Mathilde ("Nous remettre au cinéma", dans son album Break A Leg), c'est le mot de passe du (de mon) royaume des morts. De même Ringspun Loves Rosy Cheeks, qui est une marque relevée sur l'étiquette d'une robe indienne... Cet allègement de la vie mondaine et les jeux de Dames Galantes des deux jumelles évoque aussi les soeurs Delphine et Solange des Demoiselles de Rochefort.

MHP. Il faut parler de ces nouvelles amies que se fait Lucia Antonia en la personne de ces femmes peules. D’abord dire qu’elles sont de magnifiques silhouettes que l’on voit travailler dans les marais salants. Lire p. 23 « Mes silencieux voisins... »Et puis Eugénie pousse Lucia Antonia à monter ce petit spectacle (p. 47). Voulez-vous dire que sagesse et humanité se trouvent peut-être chez ces êtres démunis mais pourtant riches ?

D.M. La funambule exécute un saut héroïque dans la mort, un saut victorieux sans regard possible en arrière. Et c'est au printemps que conspire Lucia Antonia, avec ses commensaux, ses soeurs de gouffre et de lisières, la jeune Astrée et sa mère Eugénie. Eugénie a fait partie de l'avalanche saharienne de Mellila, elle a été lanceuse de mannequins d'osier sur les taureaux de Séville, elle a même été surnommée le Mannequin. Elles se coltiné la violence de la survie, le struggle for live des migrants. Elles travaillent ensemble à une métamorphose du monde. Nous vivions déjà (au moment où le livre s'est écrit) le moment de la libération de la parole antisémite, raciste, qui envahissait toute la place publique autour de la présence sur le sol français de la communauté Rom. Par contraste, le livre voudrait évoquer l'âge d'or de la mythologie, une synchronie avec le temps animal et le temps végétal, le temps de la nature, des étoiles... Dans la mythologie, Astrée est la dernière des immortels à vivre avec les humains pendant l'âge d'or, ce qui nous renvoie au roman d'Honoré d'Urfé, le premier roman fleuve de l'histoire... 

MHP. Le monde que vous créez dans ce roman est très dépaysant. C’est le nôtre et ce n’est pas le nôtre. Vous imaginez une sorte de microcosme, de communauté sur cette presqu’île. par ex, Les objets de la modernité sont quasi absents. Vous semblez repousser tout ce qui peut rappeler notre époque. Et préférer un vieux moulin, la Chapelle de la Clarté, la voilerie. Pareil pour cette presqu’île qui est peut-celle celle de Guérande mais qui prend un nom décalé de Lysangée : pourquoi ce choix de l’écart poétique ?

D.M. Deux objets "modernes" sont là pour dire que ce monde rêvé est le nôtre: le smartphone contenant une guirlande de SMS, et l'agrafeuse qui permet de fixer aux arbres les affiches du cirque. J'y ajoute le camion Man, qui sort presque d'un vieux film noir et blanc même si Man est une firme bien contemporaine. Le temps du livre est celui d'un cycle de métamorphoses qui permettrait aux danses paysannes de se muer en danses raffinées (et tel est le projet d'Arthénice, de recréer le salon bleu de madame de Rambouillet), et aux marais abandonnés de retrouver leur usage. Si les objets modernes sont bien là, ils sont comme fondus dans ce cycle tendu, non pas vers un avenir radieux d'objets magiques, mais vers l'autre soi-même, la part d'ombre et la jumelle des abîmes. 


MHP. Et l’imaginaire attaché au cirque depuis toujours, en peinture, en littérature, au cinéma y est pour beaucoup. Avec ces jongleries, ces monstres, ces nains, ces tireuses de cartes. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce fil, à la fois physique et symbolique qui traverse tout le livre ?

DM. Oui, il y a La Strada, Zampano le briseur de chaînes et Gelsomina la petite trompettiste. Les monstres du Freaks de Tod Browning, tout cet univers du cirque, des monstres de foire et du music-hall, comme une promesse de bonheur plus sensible que l'art pur et abstrait qu'offre le grave Pierrot.

MHP. A propos du cirque, plus précisément, les termes utilisés ont un pouvoir poétique manifeste, les guirlandes pour dire une forme acrobatique, l'Alcibiade (le nom du justaucorps), les mâts chinois. Toutes choses qui, là encore dépaysent. Pouvez-nous dire comment vous avez travaillé, comment vous vous êtes documenté ?

DM. Je me suis documenté auprès d'une trapéziste, Colyne Rigot, la fille d'Antoine et d'Agathe Rigot, tous deux issus de l'école nationale du cirque Annie Fratellini, et fondateurs de la compagnie des Colporteurs. Lysangée participe quelque peu du cadre où je les ai découverts, à Lausanne. Par ailleurs, Antoine Rigot, paraplégique et funambule, a également inspiré l'histoire: Lucia Antonia n'est peut-être qu'une proposition de numéro de voltige. Pour le reste, peu de documents à vrai dire: les Mémoires de Jules Léotard, le premier des trapézistes en 1860, inventeur du trapèze volant, du justaucorps appelé le léotard, un acrobate adulé en son temps. Succès au cirque de l'Impératrice et à celui du Cirque-Napoléon. Les guirlandes rimbaldiennes proviennent de la guirlande d'Arthénice, qui est la "guirlande de Julie". Tel est le titre donné à la suite de madrigaux composés par le duc de Montausier et son entourage en l'honneur de Julie d'Angennes, dite "l'incomparable Julie", fille de la marquise Catherine de Rambouillet. C'est l'un des plus beaux manuscrits du XVIIe siècle français.

MHP. Le roman procède par fragments en 171 moments. Lucia Antonia dresse des listes de choses à faire sur le mode de l’infinitif. Manière à elle de canaliser sa douleur. Cela m’a fait penser à cette poétesse du Japon de l’an mille, Seï Shonagon qui a écrit des Notes de chevet. Mais peut-être vous êtes-vous inspiré d’autres choses ? Pour quelles raisons avez-vous privilégié un genre narratif très fragmenté ?

 DM. L'écriture du livre, c'est d'abord mes propres notes après la mort de ma fille. Les Notes de chevet de Sei Shonagon? Non pas une source directe mais une réminiscence à travers la belle réinterprétation qu'en proposa Pascal Quignard. Mais le séquençage du texte en fragment a une origine directe: ce fut d'abord une pièce de théâtre. Lucia n'est la copie d'aucun de ses voisines dans la nébuleuse du récit par fragments, il dialogue avec elles. Enfin, l'écriture fragmentée était la seule envisageable, à ce moment de ma vie où le deuil ne permettait pas de longs développements mais des notes brèves à l'instar du Journal de deuil de Barthes. Ces fragments furent composés en marge d'un travail théâtral commencé du vivant de Mathilde: Traces de khôl. Le fragment va avec le deuil, il exprime sa finitude, mais il crée aussi une certaine continuité en faisant entrer le silence dans sa partition. 


MHP. Sur la jeune disparue, sur la mort plus largement, vous ménagez des moments de méditation solitaire de Lucia Antonia. puis des discussions vives entre elle et le peintre amateur. Pouvez-vous nous parler de celui que vous nommez Pierrot et qui semble croiser plusieurs références ?

DM. Pierrot est déjà en soi un personnage pictural, à travers le Pierrot de Watteau. Un personnage de théâtre de foire, le Pierrot de Molière dans Don Juan. c'est un bouffon de la peinture, qui révèle à Lucia une vie cachée d'Arthénice comme modèle d'atelier. C'est une histoire de jalousie posthume qui se déroule là, d'amour pour une personne qui n'est plus.

MHP. Avec ce roman, vous n’êtes pas dans une démarche théorique sur la mort ni dans une déploration, genre « tombeau » ou chant funèbre. Cette dimension profonde sur le thème: où vont les morts? est très forte est extraordinairement sensible chez vous. Cela m’a fait penser à la mort de Chloé dans l’Écume des jours de Boris Vian. Comment définiriez-vous la démarche du livre sur ce plan ?

DM. Arthénice n'a rien d'un pur esprit. Le sous-texte est La mort de Didon (lire: le fragment "L'animal le plus extraordinaire", p. 74).

MHP. Ce livre relève une communion très forte avec la nature, aussi bien chez Lucia Antonia que chez les femmes et des hommes venus d’Afrique qui apportent leurs légendes, leur vision des choses. Et cela se retrouve dans le choix des mots. Vous travaillez à les détourner de leur sens, ce qui est la marque même de la littérature. Exemple du registre géologique, vous parlez de « pertes » (p 36). Cette beauté de la nature, peut-on dire qu’elle est un élément de la sublimation possible dans le roman ?


DM. L'univers du cirque renoue avec une géologie imaginaire faite de gouffres et d'abîmes, comme dans les tableaux de nature mythologique (Poussin, par exemple). Une géographie semée de noms prophétiques comme "la seconde perte du Bonheur", expression désignant l'endroit où la rivière Bonheur disparaît dans le causse de Bramabiau: cela fait rire Arthénice, qui ne sait pas que son destin est écrit dans ces mots-là. Comme nous ignorons tous que notre destin est déjà écrit dans le hasard des combinaisons de mots.

MHP. Le dernier chapitre s’appelle « Fondation d’un cirque ». Le terme de « fondation » ouvre un espace de sens multiples. Avec cette vision d’un petit cirque en route vers Rome – que de sens ouverts, là aussi ! - la fin est lumineuse, enveloppée d’une sérénité qui irradie la page. Est-ce aussi l’impression que vous avez ressentie en l’écrivant ?

DM. Oui, la fondation du cirque renvoie à la fondation de Rome, et donc encore à Didon. La fin est une résolution de tous les conflits, puisque la représentation d'Arthénice a été détruite et que Lucia peut accomplir son projet symbolique, rejoindre son amie dans la mort. Lucia s'enfonce dans la nuit vers sa partenaire,  dans l'unité retrouvée des jumelles funambules, c'est aussi le point de départ d'une nouvelle histoire. Peut-être un autre moment du deuil pour celui qui écrit. Peut-être le sentiment d'avoir franchi tous les gouffres pour Lucia Antonia?