mercredi 14 février 2018

L'homme qui mangea le monde: grandeur et misère de la classe moyenne

Yvon Lapous et Hervé Guilloteau dans "L'homme qui mangea le monde". ©DR
Lorsque le rideau se lève (manière de parler puisque de rideau point dans cette belle salle du nouveau Studio théâtre, rue du Ballet à Nantes), le public sait déjà que tout est perdu. La pièce s'ouvre sur un passé traumatique inconnu. On a perdu le courage de finir ses phrases, de briller, on est comme ces sphinx qui contemplent le désert et qui s'ennuient dans les vestiges écroulés d'une civilisation morte.
Nous savons pourtant que nous avons affaire aux doubles décolorés de personnes qui de leur vivant savaient captiver, fasciner et plaire. Pourtant tous ont gardé une trace de l'enjouement de l'époque où ils étaient pleins d'espoir et réussissaient. 
Des membres de cette famille de la classe moyenne pétrifiée par l'échec, un seul peut avancer l'excuse des ans, avec cette cette bonté inutile des vieillards cernés par la méchanceté d'enfants gâtés qui ont tout détruit. C'est le père, qui apparaît au début de la pièce, tel un vieux roi de contes de fées, frappé de gâtisme et tremblotant de tous ses maux. Il s'est mordu la langue, brûlé la main, il souffre de grippe mais travaille encore. Chez qui vient-il demander secours? Chez son fils aîné et adulé, le rejeton sous le coup d'un licenciement brutal dont nous ignorerons les causes (insubordination, insultes?).
Avant d'aller plus avant dans cette pièce, faite de répliques interrompues, de propos hachés et crachés, de colères subites, de coups de téléphones qui s'entrecroisent nerveusement, peut-être faut-il présenter du tandem Hervé Guilloteau et Yvon Lapous. Ce dernier revient sur la scène de ses débuts, comme une figure du temps retrouvé, des années épiques où il faisait ses débuts sur cette même scène, ce studio théâtre d'où peut-être sortirait un jour (mais ne sortirait effectivement pas) le centre dramatique de Nantes. Mais par une ironie de l'histoire c'est donc en vieux père malade qu'apparaît maintenant un Yvon Lapous devant l'un de ceux qui reprennent le flambeau: Hervé Guilloteau, dans le rôle d'un fils indigne, d'un père absent et d'un maltraiteur de vieillard.
La pièce est admirable, d'un auteur allemand qui fut distingué comme "jeune dramaturge de l'année 2010" par les critiques du journal Theater Heute. Elle met donc en présence un homme qui, en pleine crise, désire s'arracher au "bourbier des responsabilités" pour crier: Je suis libre! Il ne voit plus ses enfants, sa femme Lisa l'a quitté pour son meilleur ami Ulf (Bertrand Ducher), "connard de capitaliste" qui continue de le fréquenter au nom de leur vieille amitié, et lui assène ses quatre vérités. Son frère cadet Philipp, faute d'égaler un aîné admiré, sombre dans la marginalité, mais tente encore de répondre à ses demandes d'argent en inventoriant un misérable pécule de petit dealer. Car l'aîné veut "se mettre à son compte", projet fumeux comme il semble en avoir la spécialité. Lisa (Florence Bourgès) se mure dans une dignité pathétique, partagée entre la honte d'être "regardée avec une petite pointe de pitié" partout où elle va, la tristesse d'avoir perdu le génie protecteur de sa famille et avec lui son rêve de vie conjugale.
C'est tout? Oui, c'est tout. Des personnages comme on peut en connaître dans la vie, des phrases inachevées comme on en entend chez les gens qui craquent, une histoire que l'on prend à sa fin en ignorant le début, tout cela ensemble nous mène à cette pièce qui s'achemine lentement et sûrement vers le pire. Un pire qui s'avance sur des patins de feutre, avec cette démarche un peu biaisée qui est celle du fils: nous le verrons soumettre le vieux père, tiré nu du placard où il se terre avec sa soupe de lentilles et s'automutile, à une séance de torture morale difficile à entendre. Puis, entre deux douleurs féminines étouffées, l'effondrement du cadet, puisque c'est la maladie qui, tôt ou tard, vient empocher les mises. C'est avec des rêves que l'on fabrique le désespoir. Ces personnages nous sont présentés d'emblée dans leur détresse, se déchirant et détruisant toutes les promesses. L'auteur de cette pièce n'a eu qu'une délicatesse, laisser planer un doute sur la possible euthanasie qui clôt ce tableau de moeurs contemporaines.
On ne peut que se réjouir de retrouver Hervé Guilloteau dans cette proposition du théâtre du Loup, arraché à ses propres routines et ses provocations, humblement comédien au service d'un texte fort, inédit en France. Le texte de Nis-Momme Stockmann (né en 1981) agit comme un bain révélateur, plongeant les corps dans un catalyseur qui produit un théâtre âpre, où le réalisme social se joue sur la partition des crises sans fin, des pleurs ravalés au bout du fil et des égoïsmes inatteignables. La sobriété de la scénographie est liée aux conditions de la création, mais elle convient bien à cette tragédie du déclassement, la pauvreté au pas de la porte, à portée d'une main brûlée, d'une gifle.
Daniel Morvan

Une pièce présentée par les éditions de l'Arche. 
Production Théâtre du Loup et Le Grand T avec le soutien de la ville de Nantes.
Théâtre du Loup, 27 av. de la gare Saint-Joseph, 44300 Nantes. Tél. 02 40 84 31 52.
theatreduloup@wanadoo.fr

jeudi 8 février 2018

Hybris: la cruauté sied aux belles âmes


"... comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés..." 
© Bastien Capela

Hybris, du grec ancien démesure: c'est le titre du spectacle écrit et joué au théâtre universitaire de Nantes (février 2018) par ce couple d'acteurs, Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian (tous deux issus de la classe d'art dramatique du Théâtre national de Bretagne). C'est en effet de démesure qu'il faut parler, de férocité et de douceur, de symbiose et d'incompréhension, de qu'on s'envoie dans la figure au gré de la météo tourmentée d'un couple à la Cassavetes. Un peu de cruauté sied aux grandes âmes. Lui est poète, un héros amoureux, aux prises avec un "moi" enténébré, représenté ici avec une rudesse homérique et sans égard pour les codes de la galanterie théâtrale. Elle s’appelle Mathilde, Julie, Lennie… Elle ajoute par le jeu et la diction quelque chose qui participe à la fois du naturel contemporain et des traits génériques de l'amoureuse tragique.
Mais ce n'est pas vraiment pour le vérisme des scènes sentimentales et violentes que le spectacle tout entier vous empoigne avec une force presque racinienne: c'est plutôt par cette façon de condenser des époques très lointaines de cette vie commune, des âges reculés de l'amour et les blessures encore ouvertes, que ce spectacle écrit et joué à deux réussit une sorte de tour de force. Oui, c'est ce jeu sur le temps, sur les facettes d'un sentiment qui renvoie sur son objet les éclats les plus lointains comme les plus immédiats, qui donne sa valeur à ce spectacle écrit (dirait-on) au cours d'un été d'accalmie dans les intervalles d'une vie passionnée. Aussi s'accroche-t-on à ce qui ressemble aux instants de bonheur, puisque tout, même l'idylle la plus touchante, engendre des éclairs de colère: "cependant leur amour est pire que leur haine", dit le tragédien. Vanille Fiaux et Manuel Garcie-Kilian ont réussi à rétablir le sentiment du tragique dans un univers d'idéaux déçus, de rêves galants, de fantasmes héroïques. 

Une musique implacable et sombre


"Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus." Je ne suis pas certain de citer la phrase dite, que Manuel Garcie-Kilian tire d'un livre qu'il tient à la main (celui-là même que je lisais lorsque je suis allé voir cette pièce: Le temps retrouvé); et voici que déjà le livre tombe au sol. S'élève une musique implacable et sombre (Seilman Bellinsky) qui semble renforcer la confusion entre les rêves qui s'effacent et les lectures qui s'y mêlent: telle est la condition de spectateur que, lorsque les mots se mêlent à ses propres rêves, il en vient à douter de leur réalité. La musique, justement, ne vint qu'à point nommé et sans esprit d'habillage, en évitant la surenchère d'effets qu'il est si facile de produire avec la puissance du rock, comme on l'a encore vu récemment chez Vincent Macaigne. La musique de Seilman Bellinsky vient au contraire comme doucher la logorrhée incessante du couple, cette parole répétitive qui forme parfois des boucles musicales superposées d'une manière virtuose. Un mélange de Schubert et d'Eli et Jacno, nous dit Jonathan Seilman. Quelque chose de solennel et de romantique en fin de partie.
Je sortis de ce spectacle mal réveillé, sans avoir rien noté, ni songé une seconde à une quelconque attente critique, comme essoré par les mots dits, hachés et pulvérisés, tâchant de recouvrer au plus vite le sentiment ordinaire de la réalité. Et maintenant, comme ce mélomane qui ne sait plus depuis longtemps pourquoi il aimait la musique, je ne saurais que balbutier mécaniquement: oui, ces deux comédiens ont une classe extraordinaire.

Daniel Morvan


Durée: 1 h 45. Production Fitorio Théâtre.

mardi 6 février 2018

Jackson C. Franck, héros oublié de la musique folk

Jackson C Franck rencontre Presley à Graceland

Jackson C. Franck est l'un des plus inconnus des musiciens culte. Ce chanteur folk est pourtant l'auteur d'au moins deux "standards" de la musique folk, Blues run the game et My name is carnival. Jackson C. Franck y inventait une certaine forme de mélancolie, lui donnait ses couleurs personnelles de braise et un certain mouvement de mer, et cette application d'artisan qui le distingue de Bob Dylan. Après son premier livre, un essai rêvé autour du géographe Elisée Reclus, Thomas Giraud met en oeuvre la même méthode personnelle, ni biographie ni essai historique, pour tenter de comprendre l'apparition et le retrait de Jackson C. Franck. Pourquoi lui? "J'envisageais d'abord de traiter du silence, à partir d'une oeuvre de John Cage, 4'33", souvent considérée comme 4'33" de silence, mais en fait constituée des bruits environnants. J'ai ensuite considéré que l'existence d'un fort corpus théorique de Cage risquait d'affaiblir mon propos. Et j'ai pensé à Jackson C. Franck, dont je possédais l'unique album." Né à Buffalo en 1943, Jackson C. Frank grandit dans la petite ville de Cheektowaga, non loin des chutes du Niagara. Quand son école brûle, faisant de nombreuses victimes parmi les élèves, il fait partie des survivants. Une guitare offerte par l’un de ses professeurs vient éclairer sa douloureuse convalescence. C'est l'époque où Elvis Presley devient le king: Pour fêter le retour à la maison, la mère de Jackson offre à son fils une visite à Graceland. En cette résidence royale, l'incroyable rencontre (fortuite) a lieu entre l'enfant brûlé et la jeune star, qui passe quatre heures avec lui et sa guitare. Commence la période bénie du jeune musicien, que Thomas Giraud sait analyser de cette manière quasi médiumnique qui avait déjà fait merveille à propos d'Elisée Reclus. L'essentiel de son analyse, si elle met en mouvement des blocs de biographie bien identifiés, tient dans une sorte d'empathie imaginative avec ce personnage aux couleurs pastel.
Devant un tableau de Rothko, couleur peau et Bétadine, il découvre "la nécessité d'une forme géométrique pour encadrer et rassurer ses chansons". L'auteur nous fait entrer dans la vision interne du musicien, repérant sa fixation objectale sur ce morceau de peau qu'il a greffé au front et qu'il semble fixer de l'intérieur... Un artiste ne naît pas au monde sans ce fin ajustage de ses capteurs sensoriels, de ses infirmités, de ses blessures sur ce grand tout qu'il s'apprête à chanter. Mais voici que l'argent de l'assurance tombe. Fortuné et fou de voitures, Jackson file à la concession londonienne de Bentley. Fixant une sorte de losange hallucinatoire apparu mentalement, il écrit ses premières chansons. Cela sonne comme du Pete Seeger. Il se glisse dans l'universel folk, avec son look de séminariste, son air "d'échassier égaré". Nous nous l'étions peut-être imaginé enfant noir? Voici que Thomas Giraud nous le montre, "blond comme les blés, beau comme un astre (...) qui boîte et se balade en automobile de luxe". 
Son chemin croise celui de Paul Simon, déjà en route pour la gloire. Paul lui loue un studio encore tout chaud des traces d'un "jeune loup frisé" appelé Dylan. Paul sait le dorloter, l'enfermer dans un cocon de paravents pour qu'il accouche de son album. C'est magnifique, Blues run the game sort de sa gangue, Jackson se coule dans le swinging London, claque sa fortune, et puis sans prévenir, c'est l'échec. L'album sorti en décembre 1965 fait un flop. La critique flingue le chanteur à la Bentley. Diagnostic? Thomas Giraud: "Il y a une promesse de choses en mouvement que l'on ne sent pas chez Jackson alors que tout le monde n'attend que ça. Jackson ne secoue pas vraiment, il est une brise légère". La comparaison peut sembler cruelle entre les deux méthodes de travail. Celle de Dylan, la puissance créatrice à l'oeuvre, indomptable improvisateur, progressant au fil d'une "narration audacieuse et aventureuse", et celle de Jackson C. Franck, plus méticuleux, dans un "juste milieu entre le folk anglais et américain", dont les morceaux "sont terminés comme pris dans le ciment". Cette observation cruelle de Thomas Giraud: "Jackson avait dit en 1960 après avoir vu Dylan sur scène, pourtant médusé par autant de talent, Je pourrais faire aussi bien, je ferai mieux. C'est raté. Il est en retard. Il a 22 ans en 1965. À 22 ans, Dylan avait déjà au moins 30 ans." 
Il faut aussi réussir à coïncider avec son époque, être son propre contemporain. On se souvient du film des frères Cohen sur un thème semblable, Inside Llewyn Davis, où le balladin occidental renoue avec les épreuves de Lancelot sur la quête du Graal: de Rimbaud à Charlot, l'échec serait-il plus beau que le succès? Jackson oublie les chansons, les voitures, reprend l'avion pour le village près des chutes, se clochardise. Il fait tout ce qu'on peut faire quand on est pas Dylan, et c'est aussi redoutable que si ça avait marché.
Daniel Morvan
Thomas Giraud: La ballade silencieuse de Jackson C. Franck. La Contre Allée, 165 pages, 17€.