Jackson C Franck rencontre Presley à Graceland |
Jackson
C. Franck est l'un des plus inconnus des musiciens culte. Ce chanteur
folk est pourtant l'auteur d'au moins deux "standards" de
la musique folk, Blues run the game et My name is carnival.
Jackson C. Franck y inventait une certaine forme de mélancolie, lui
donnait ses couleurs personnelles de braise et un certain
mouvement de mer, et cette application d'artisan qui le distingue de
Bob Dylan. Après son premier livre, un essai rêvé autour du
géographe Elisée Reclus, Thomas Giraud met en oeuvre la même
méthode personnelle, ni biographie ni essai historique, pour tenter
de comprendre l'apparition et le retrait de Jackson C. Franck.
Pourquoi lui? "J'envisageais d'abord de traiter du silence, à
partir d'une oeuvre de John Cage, 4'33", souvent considérée
comme 4'33" de silence, mais en fait constituée des bruits
environnants. J'ai ensuite considéré que l'existence d'un fort
corpus théorique de Cage risquait d'affaiblir mon propos. Et j'ai
pensé à Jackson C. Franck, dont je possédais l'unique album." Né
à Buffalo en 1943, Jackson C. Frank grandit dans la petite ville de
Cheektowaga, non loin des chutes du Niagara. Quand son école brûle,
faisant de nombreuses victimes parmi les élèves, il fait partie des
survivants. Une guitare offerte par l’un de ses professeurs vient
éclairer sa douloureuse convalescence. C'est l'époque où Elvis
Presley devient le king: Pour fêter le retour à la maison, la mère
de Jackson offre à son fils une visite à Graceland. En cette
résidence royale, l'incroyable rencontre (fortuite) a lieu entre
l'enfant brûlé et la jeune star, qui passe quatre heures avec lui
et sa guitare. Commence
la période bénie du jeune musicien, que Thomas Giraud sait analyser
de cette manière quasi médiumnique qui avait déjà fait merveille
à propos d'Elisée Reclus. L'essentiel de son analyse, si elle met en
mouvement des blocs de biographie bien identifiés, tient dans une
sorte d'empathie imaginative avec ce personnage aux couleurs pastel.
Devant
un tableau de Rothko, couleur peau et Bétadine, il découvre "la
nécessité d'une forme géométrique pour encadrer et rassurer ses
chansons". L'auteur nous fait entrer dans la vision interne du
musicien, repérant sa fixation objectale sur ce morceau de peau
qu'il a greffé au front et qu'il semble fixer de l'intérieur... Un
artiste ne naît pas au monde sans ce fin ajustage de ses capteurs
sensoriels, de ses infirmités, de ses blessures sur ce grand tout
qu'il s'apprête à chanter. Mais voici que l'argent de l'assurance
tombe. Fortuné et fou de voitures, Jackson file à la concession londonienne de Bentley. Fixant
une sorte de losange hallucinatoire apparu mentalement, il écrit ses
premières chansons. Cela sonne comme du Pete Seeger. Il se glisse
dans l'universel folk, avec son look de séminariste, son air
"d'échassier égaré". Nous nous l'étions peut-être
imaginé enfant noir? Voici que Thomas Giraud nous le montre, "blond
comme les blés, beau comme un astre (...) qui boîte et se balade en
automobile de luxe".
Son
chemin croise celui de Paul Simon, déjà en route pour la gloire.
Paul lui loue un studio encore tout chaud des traces d'un "jeune
loup frisé" appelé Dylan. Paul sait le dorloter, l'enfermer
dans un cocon de paravents pour qu'il accouche de son album. C'est
magnifique, Blues
run the game
sort de sa gangue, Jackson se coule dans le swinging London, claque
sa fortune, et puis sans prévenir, c'est l'échec. L'album sorti en
décembre 1965 fait un flop. La critique flingue le chanteur à la
Bentley. Diagnostic? Thomas Giraud: "Il y a une promesse de
choses en mouvement que l'on ne sent pas chez Jackson alors que tout
le monde n'attend que ça. Jackson ne secoue pas vraiment, il est une
brise légère". La comparaison peut sembler cruelle entre les
deux méthodes de travail. Celle de Dylan, la puissance créatrice à
l'oeuvre, indomptable improvisateur, progressant au fil d'une
"narration audacieuse et aventureuse", et celle de Jackson
C. Franck, plus méticuleux, dans un "juste milieu entre le folk
anglais et américain", dont les morceaux "sont terminés
comme pris dans le ciment". Cette observation cruelle de Thomas
Giraud: "Jackson avait dit en 1960 après avoir vu Dylan sur
scène, pourtant médusé par autant de talent, Je pourrais faire
aussi bien, je ferai mieux. C'est raté. Il est en retard. Il a 22
ans en 1965. À 22 ans, Dylan avait déjà au moins 30 ans."
Il faut aussi réussir à coïncider avec son époque, être
son propre contemporain. On se souvient du film des frères
Cohen sur un thème semblable, Inside
Llewyn Davis,
où le balladin occidental renoue avec les épreuves de Lancelot sur
la quête du Graal: de Rimbaud à Charlot, l'échec serait-il plus
beau que le succès? Jackson oublie les
chansons, les voitures, reprend l'avion pour le village près des chutes, se
clochardise. Il fait tout ce qu'on peut faire quand on est pas Dylan,
et c'est aussi redoutable que si ça avait marché.
Daniel
Morvan
Thomas
Giraud: La ballade silencieuse de Jackson C. Franck. La Contre Allée,
165 pages, 17€.
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