jeudi 10 janvier 2019

Le beau style contre l'épaisseur des murs

Pourquoi des poètes? Parce que les prisons © YLM Picture

Issues (création théâtrale proposée en janvier au TU Nantes) n'est sans doute pas un texte sur la prison, mais la prison en est le pré-texte: la pièce de Samuel Gallet a pour cadre exclusif un centre pénitentiaire. En prison! "Quel est le sabre effilé qu'on ne place pas dans son fourreau?" interrogerait un poète arabe. Le sabre ne demande qu'à être brandi. Mais par qui? Le voici, ce défourailleur, cet extraterrestre: un animateur d'atelier d'écriture. La poésie et la prison sont liés par un lien substantiel, celui de la captivité heureuse, de Stendhal à Genet, sans oublier Verlaine. Pourquoi des poètes? Parce que les prisons. 
L'amour du verbe contre l'épaisseur des murs. Pourtant il ne sera pas ici question de poésie dans les fers, ni d'une éclosion lyrique acceptant le cadre imposé, mais plutôt d'une expérience d'effraction, d'une transgression génératrice de sens. 
La première partie de la pièce, très rythmée, décrit l'affrontement des deux univers: celui des prisonniers, pour qui les mots sont rares, violents, et celui de l'animateur qui a lu Kerouac, et qui assure qu'il suffit de libérer les mots, de découper les signifiants et de les recoller au hasard pour qu'un sens profond en surgisse. Il leur explique les libres associations, les techniques destinées à tromper la censure, comme le "cut-up" des poètes beatniks. Cette première partie, séquencée, pédagogique, se suit aisément avant la longue mise en orbite qui suit.
L'univers carcéral est évoqué dans une scénographie maîtrisée, qui oppose l'espace de l'atelier, havre de culture dans un univers âpre, et le reste de la prison évoquée par les sons "off". La fiction se débloque par l'évocation des femmes, et sur l'idée farfelue de travailler sur le Lystrata d'Aristophane, qui met en scène la grève du sexe menée par des femmes pour obtenir la paix.
Un rebelle déjanté, joué par Nicolas Richard, propose d'inverser le propos. L'idée est un peu tordue, mais les trois comédiens apprentis écrivains (Giuseppe Molino, Denis Monjanel et Gilles Gelgon) acceptent d'incarner des femmes qui refusent cette grève. Cette prise du pouvoir littéraire par trois détenus est l'idée centrale de la pièce, théâtre dans le théâtre. Les prisonniers deviennent performeurs et se laissent emporter sur une histoire de flingues, de virée en bagnole et de méchoui. 
Soudain, ils se trouvent devant une partition vierge, et improvisent une dramaturgie free style au bout de laquelle, peut-être, nés de leurs propres fables, ils seront d'autres hommes? Si l'on manque de la patience nécessaire au métier de spectateur, on peut trouver que l'exercice épuise ses charmes en s'étirant, se privant de la concision qui faisait la force de l'acte d'exposition.
Hors cette réserve, on admire cette urgence précise avec laquelle la percée théâtrale des trois comédiens et martyrs est conduite par Simon Le Moullec, avec ses comédiens très convaincants qui jouent sans afféteries le travestissement, au milieu du fracas des portes et la bande-son électro. "Nous sommes tous dans nos prisons, assure Simon Le Moullec, et nous devrions plus souvent nous amuser avec le cut up de la vie!" Évasion réussie.

Daniel Morvan


Jusqu'au 12 janvier au TU Nantes, 20h30. Durée: 1 h 45. Issues, texte de Samuel Gallet, mise en scène Simon Le Moullec. Création de Les Eclaireurs Compagnie, coproduite par la Fonderie Le Mans et le Grand T à Nantes. Coréalisé par le TU Nantes/Le Grand T, dans le cadre du dispositif Voisinages. 

samedi 5 janvier 2019

La Commune de Paris en polar, comment faire du noir avec du rouge



Mai 1871. Depuis deux semaines l'armée régulière du gouvernement Thiers pilonne Paris au canon de marine, l’assaut final se prépare contre la Commune. "L'heure de la lutte approche, car Versailles a décidé de punir Paris et son peuple de tant d'impudence". Dans l'ombre du brasier est le nouveau polar historique de Hervé Le Corre, publié chez Rivages/Noir, et suite de L'homme aux lèvres de saphir. Comment faire du noir avec du rouge...
Pendant les dix derniers jours de la Commune, des femmes disparaissent. Caroline, l'amoureuse de Nicolas Bellec, communard de Saint-Pabu, est happée par un mystérieux fiacre. Antoine Roques, commissaire de police, s'obstine à traquer le criminel, qui séquestre les femmes afin de les livrer à la prostitution.
Telle est la contradiction qui résume le personnage, homme de l'ordre dans une capitale dévastée. Ni dieu ni maître, mais même la Commune a besoin d'un bon policier. Pour libérer une captive, et nous ouvrir à sa suite un passage de souris par quoi nous nous faufilons jusqu'au centre du brasier, dans l'oeil du cyclone. Avec à la clef l'espoir secret d'apprendre que les méchants n'ont pas gagné, ou seulement provisoirement?
Ce ravisseur de femmes, n’est-il pas Versailles incarnée en monstre, la cruauté de la bourgeoisie condensée en ce minotaure "lâché dans les rues avant que n'y déferlent les assassins autorisés et assermentés par les nantis et les riches"?

Dans l’ombre du brasier est un roman hugolien, imprégné des odeurs âcres d'infirmerie, des hurlements d'amputation, de poudre à canon, porté par un héros « positif », par la sympathie pour l'idéal des Fédérés, que la Commune aura porté pendant ses 72 jours de vie :

"C'est pour ça qu'on doit rester vivants, nom de Dieu. Parce que de toutes les façons ils ne pourront pas nous tuer tous. Il faudra oublier la terreur, retrouver des raisons de vivre, regagner des forces, de la volonté. Nous tous, du pauvre monde, on est plus nombreux qu'eux. C'est impossible qu'ils arrivent à nous tenir sous leur talon encore longtemps. Ce qu'on a essayé de faire, ça servira de modèle et ce qu'on a raté ça servira de leçon". 

Cette fresque épique mêle la guerre civile et le polar, Sherlock Holmes et Eugène Varlin, dans une hybridation qui offre à l'enquête un décor dantesque sans réduire la Commune à une toile de fond. Les images sont puissantes, les "scènes vues" de Paris en état de siège témoignent du travail documentaire, la conjonction du crime crapuleux et du massacre à grande échelle saisissante. Et à chaque instant, la voix du canon qui ponctue l'histoire.
On doit s’interroger sur la justification d’une enquête policière située dans un contexte autrement plus vaste, et d’un enjeu plus universel. Certes, l'intrigue et son cadre historique sont intimement liés. Mais en quoi cela enrichit-il notre compréhension de l'événement ?
Plusieurs motifs viennent répondre à cette question. La convention du "polar" favorise la rédemption des figures négatives de l’histoire, et c'est le cas du kidnappeur dépravé Pujols, dont on a déjà pu mesurer la finesse de tir. Le romancier fait jouer le principe de neutralité en faisant évoluer ses personnages de manière exemplaire, indiquant aussi par là ce que l'Histoire peut faire bouger dans les individus. Un retournement romanesque permet ainsi au ravisseur de se mettre lui aussi à la recherche de la disparue de la rue des Missions, présumée enfouie dans les décombres d’un immeuble, vivante peut-être, derrière les lignes versaillaises. Interpellé par une combattante fédérée, le commissaire Roques embarque dans sa quête Clovis, le sombre cocher défiguré, et Pujols, serial killer qui se mue en traqueur de snipers:

« … même toute cette débauche à laquelle il s’invitait souvent, rien de ce qui n’était que des sailliers brusques parmi les frasques de quelques libertins ne lui a procuré la tension qui ramasse en ce moment tout son corps, toute sa force en un bloc de densité extrême situé au milieu de sa poitrine comme un poing commandant chacun de ses gestes, jusqu’aux battements ralentis de son coeur. »

Si le commissaire Roques est souvent amené à se justifier (et d’abord aux yeux du lecteur) pour sa quête particulière qui l’écarte du combat collectif, c’est aussi qu’il semble porteur de l’esprit "messianique" de la Commune: Antoine Roques est le héros positif qui vient sauver l’esprit de l’insurrection bientôt vaincue, afin qu’au terme de l’histoire, toutes lignes traversées, Caroline puisse se retourner une dernière fois vers Paris embrasée et lui promettre de revenir.

« Ils pourraient tous rentrer chez eux et écouter, leurs volets clos, défiler les troupes de Versailles. Ils auraient probablement la vie sauve. Ils verraient grandir leurs enfants, ils vieilliraient tranquilles, chacun chez soi, le soir devant son assiette de soupe. Et pourtant, ils restent là. Ils attendent l’assaut. Je ne sais pas s’ils sont courageux ou fous. (…) Ils savent l’issue, Ils connaissent la fin. Mais ils ont l’espoir. De vaincre. D’en sortir vivants. Persuadés, sinon, de ne pas mourir pour rien. Voilà ce qui nous mène, nous autres. Ce n’est certainement pas raisonnable. »

Ce roman s'inscrit aussi dans un "désir d'épopée", jouant sur la puissance d'éclairage de l'événement projeté sur les destins individuels, de la même manière que la tragédie classique ou le cinéma hollywoodien peuvent "sublimer" des histoires de boudoir. L'effet épique ne joue, bien entendu, que si les deux dimensions se rejoignent. Il se peut même que le particulier renseigne l'universel sur son propre sens, dans un renversement dialectique où l'action, perdue dans le vacarme de la canonnade, trouverait sa signification dans ces moments morts, ces rêveries de soldat accoudé devant un bock, pensant à ses enfants, ces calmes trompeurs qui anticipent sur l'après. Telle est la possible alliance entre la mission d'Antoine Roques et la débâcle annoncée de la Commune: toutes ces pages ne tendent qu'à rendre possible les deux mots prononcés par Caroline: "On reviendra".
Ce roman propose aussi une immersion historique dans l'ouest parisien barricadé de mai 1871. Pour ne pas être totalement désespérante, l'histoire ménage ses moments de paix furtive et d'espoir, ses conversations à voix basse dans le salon d'une maison effondrée ou autour d'un brasero, ses émouvantes professions de foi murmurées dans la lueur de l'incendie, comme on aime en trouver dans les westerns de John Ford: "Les soldats de la Commune n'étaient plus à ce moment qu'une escouade de murmures, un bataillon de fatigues encore debout." 
Et peu à peu, alors que les puissances de l'argent reprennent les commandes, écrasant l'insurrection, le lecteur comprend que c'est elle que le commissaire recherchait sous les décombres, et qu'elle avait les traits de l'indomptable Caroline: l'esprit de la Commune.

Daniel Morvan

Hervé Le Corre: Dans l'ombre du brasier, Rivages/Noir, 492 pages, 22,50€.